— Par Claude Marcil —

1921: réunis en secret dans la grange de Fred Farley, 22 délégués représentant divers groupes communistes fondent le Parti communiste du Canada.

Lorsque, il y a vingt ans, l’URSS meurt de sa belle mort, les communistes du Québec sont aux soins intensifs depuis longtemps. Il est vrai qu’ils n’ont jamais été en bonne santé. L’histoire du parti au Québec est celle d’un long flop tranquille. Plusieurs camarades-auteurs l’ont déploré en se tordant les mains. Mais pourquoi, pourquoi les Québécois n’ont-ils jamais voulu suivre leur avant-garde autoproclamée?

Karl Max

Comme beaucoup de journalistes et d’écrivains, Karl n’a jamais respecté une date de tombée. Mais là, c’est urgent: ses camarades communistes prévoient des révolutions un peu partout en Europe et ils veulent rallier les travailleurs autour d’un texte qui résumerait leur dix jours de discussions intenses dans une pièce enfumée au-dessus du pub Red lion dans le quartier londonien de Soho.

Ces discussions ont eu lieu en décembre 1847 parmi les membres de la Ligue des communistes, nouveau nom de baptême d’une organisation fondée une dizaine d’années plus tôt par des ouvriers allemands exilés à Paris et flirtant sérieusement avec le socialisme. Avec les années, se sont ajoutés des ouvriers de divers pays et quelques intellectuels dont Karl Marx et son ami Friedrich Engels. Les camarades de la ligue ont confié à Marx la tâche de coucher leurs résolutions sur papier. Date de tombée: le premier janvier.

Marx, aidé par les conseils d’Engels, planche intensément sur son texte qu’il remet en février aux camarades. Le Manifeste du Parti communiste, texte intense, va devenir la brochure politique la plus lue au monde jusqu’à nos jours.

Marx écrit en gros que l’Histoire a toujours été une lutte entre les forts et les faibles, les riches et les pauvres: maîtres et esclaves durant l’Antiquité, seigneurs et paysans au Moyen Âge. Une cinquantaine d’années avant la parution du Manifeste, bousculant tout sur son passage dont les seigneurs et les paysans, la révolution industrielle a créé de nouveaux riches, les capitalistes, et de nouveaux pauvres, les travailleurs.

Pendant des siècles, les moulins à eau ou à vent ont été les seules machines capables de remplacer des bras humains. Tout commence à changer lorsque le Britannique James Watt met au point au XVIIIe siècle une machine à vapeur utilisable dans les usines et lorsque d’autres réussissent à la chauffer au charbon. Autour de 1800 en Angleterre, les industries démarrent sur les chapeaux de roues, actionnées par la machine à vapeur. 1825: première voie ferrée au monde (19 km.) Le reste de l’Occident suit. Un premier bateau à vapeur quitte Montréal en 1809, un premier train vers Saint-Jean en 1836.

Une invention n’attend pas l’autre: les bateaux à vapeur, les trains, les machines à tisser le coton etc. Ces machines qui peuvent faire le travail de 100 hommes coûtent une fortune. Arrivent dans la société britannique des patrons d’un genre nouveau: ceux qui ont assez de capital pour les acheter, bâtir d’immenses usines et influencer lourdement les gouvernements. Le premier grand capitaliste, Thomas Brassey, construit viaducs et chemins de fer et emploie 10 000 salariés.

Personne n’était prêt

Les villes boursouflent. En 1850, quinze villes de Grande-Bretagne ont plus de 100 000 habitants, Londres en a deux millions.

Les manufactures grossissent, se multiplient. Chaque usine mise sur pied écrase des centaines d’artisans qui travaillaient benoîtement chez eux. Chacun doit s’engager dans une manufacture de textile ou une mine, les deux insalubres et dangereuses, travailler 12-14 heures par jour pour un salaire qui ne permet pas de vivre; sa femme et ses enfants doivent s’y mettre aussi. Pour une vie entière. Avec la crainte de basculer dans l’indigence à la moindre crise. Tous vivent entassés à proximité des usines dans d’immenses quartiers bâtis à la va-comme-je-te-pousse. Les puits publics s’abreuvent là où vont les égouts. Un robinet, une toilette par 25 familles. À Londres en 1847, un quatre pièce loué à des Irlandais était occupé par 50 personnes, appartenant à huit familles différentes, sans compter onze grabats, sous-loués au jour le jour, installés dans la cave.

Ces quartiers sont d’énormes abcès sociaux qui, selon Marx, vont nécessairement crever.

  • L’Histoire par l’image: Misère

C’est l’époque du capitalisme triomphant, au pic de la malfaisance du laissez-faire. Les gouvernements sont unanimes: rien ne doit entraver la marche des usines. Ils ne légifèrent pas en matière de travail, sauf pour interdire les syndicats. L’ouvrier est libre, mais il est seul devant son employeur ravi.

Personne n’a le temps de lire le Manifeste du Parti communiste. Les camarades sont peinés parce que, effectivement, ça saute un peu partout, en France, en Allemagne, en Autriche. Mais les révolutions échouent: arrestations, procès, et nouveaux exils.

La Ligue meurt quatre ans plus tard. Un mauvais moment à passer, selon Marx.

Le besoin d’un monde meilleur

Marx n’est pas le premier à dénoncer les conditions de vie des ouvriers. Des libéraux, des conservateurs, des chrétiens l’ont fait bien avant lui et ils ont tenté de soulager leur misère. Les socialistes cependant proposent davantage: une réorganisation complète de la société afin de promouvoir l’égalité entre les individus comme à l’époque des premiers chrétiens… la religion en moins, la morale ou les considérations humanitaires en plus.

Marx méprise ces idéologues aussi puérils que futiles, il est las de leurs rêves sans provision. Lui aussi veut que la société mette tout en commun. Sauf qu’il croit que c’est inévitable.

Cette certitude est basée sur une étude sérieuse, scientifique, de l’économie, le moteur de l’histoire. Et ce moteur est actionné par les combats perpétuels entre les pauvres et les riches. Du vivant de Marx, la machine à vapeur a créé une nouvelle classe de pauvres, les ouvriers, et une nouvelle classe de riches, les capitalistes.

Pour Marx, non seulement la société capitaliste ne peut pas durer éternellement, elle est condamnée à brève échéance. Les plus riches capitalistes vont avaler les moins riches et, de moins en moins nombreux et de plus en plus riches, vont appauvrir de plus en plus de monde avec la bénédiction des gouvernements. C’est ce qu’il appelle la «paupérisation croissante». Ça va fatalement sauter un jour. Et ce sont les ouvriers qui vont tout faire sauter en déclenchant une révolution qui détruira les fondements de la société pour la reconstruire sur un solage différent.

Les riches, qui contrôlent les gouvernements, ne se laisseront pas tasser pacifiquement. Il faudra donc, après la révolution, une dictature des travailleurs que Marx prévoyait brève, pour bien éliminer la bourgeoisie en attendant les lendemains qui chantent.

Ensuite, dernier acte de l’Histoire selon Marx, les travailleurs bâtiront une société où il n’y aura plus ni riches ni pauvres, les inégalités auront disparues, la liberté règnera. Ce sera la société communiste.

En septembre 1864, pourchassés par toutes les polices d’Europe, des exilés politiques réunis au Saint-Martin’s Hall de Londres fondent l’Association internationale des travailleurs, le nom officiel de la Première Internationale. Karl Marx est ainsi à la tête de la seule organisation politique multinationale au monde. Rapidement, des partis légaux ou des groupes secrets liés à l’Internationale voient le jour en Allemagne, en Italie, aux États-Unis etc. Sauf la haine du capitalisme, aucun point commun et une différence majeure: les supporteurs de Marx veulent organiser les ouvriers, les anarchistes s’y opposent (ils sont contre toute organisation et estiment que la révolution va se faire spontanément). Personne ne veut céder et, de chicane en chicane, la Première Internationale s’éteint d’inanition en 1876.

Il faut préciser que pendant toutes les années qui suivent, «social-démocrate» et «socialiste» sont synonymes. Les partis portent indifféremment l’une ou l’autre étiquette. Pour la plupart, ils se réclament du marxisme, de la lutte des classes, de la dictature du prolétariat, des lendemains qui chantent etc. Ça, c’est la théorie; dans les faits, les plus importants partis regroupés dans la IIe Internationale, celui des Britanniques et le puissant parti social-démocrate allemand fondé en 1869, participent aux élections, élisent des députés, croient aux réformes et rejettent aux calendes grecques l’inéluctable révolution violente des travailleurs.

Six ans après la mort de Marx (1883), des syndiqués anglais, qui détestent les marxistes révolutionnaires, des utopistes qui détestent les syndicats, des socialistes allemands réalistes, des anciens de la Ligue des communistes qui détestent tous ceux qui précèdent, se regroupent en 1889 dans une IIe Internationale.

Aussi, l’Internationale ne peut s’entendre que sur quelques points: l’expulsion des anarchistes, la journée de huit heures, le suffrage universel, et l’adoption du 1er Mai comme la fête des travailleurs.

Vers la fin du siècle, la loi de Marx, la «paupérisation croissante», qui se voulait scientifique, a pris un coup de vieux. Les ouvriers ne sont pas plus pauvres. Leur pouvoir d’achat augmente: avec l’arrivée de l’électricité, de l’acier, des découvertes en chimie, les usines sont de plus en plus performantes et font baisser considérablement le prix des marchandises.

En même temps, la découverte des microbes (Pasteur, etc.) pousse les politiciens à assainir les villes: on ramasse les poubelles, on pose des tuyaux d’égouts; le choléra, le typhus régressent; on commence à construire des quartiers ouvriers décents. Finalement, les États n’attendent pas la révolution pour légaliser les syndicats (en 1872 au Canada), pour nationaliser les chemins de fer (Belgique, Suisse, etc.) ou créer comme en Allemagne le premier programme d’assurances contre la maladie, les accidents et la vieillesse. Bref, le capitalisme associé à un embryon d’État-providence améliore suffisamment la vie des ouvriers, ils voient moins la nécessité d’une révolution.

Ces progrès ne veulent surtout pas dire que les ouvriers votent moins pour les partis socialistes, bien au contraire. Mais la tension révolutionnaire s’affaiblit. C’est particulièrement vrai chez les ouvriers britanniques, qui ont 1 300 syndicats (en 1900) et une grande centrale syndicale (Trades Union Congress) depuis 1868. Ils vivent depuis des décennies dans un pays démocratique et ont obtenu le droit de vote universel. Ils ne perdent pas de temps à discuter de révolution, ils mettent leurs énergies à réclamer et obtenir des réformes à répétition. La Grande-Bretagne est la première à passer des lois pour protéger les ouvriers contre les pires abus des propriétaires de mines et de manufactures. Les ouvriers allemands et scandinaves les imitent.

Pourtant, c’est là, en Allemagne et en Angleterre, pays industriels par excellence où les travailleurs sont les mieux organisés dans des syndicats puissants, que Marx prévoyait que l’inéluctable révolution éclaterait. Alors où aura-t-elle lieu? En France? En Belgique? En tous cas, sûrement pas en Russie, où les usines sont peu nombreuses et donc aussi les ouvriers, le fer de lance nécessaire de toute révolution. De plus, comment renverser une bourgeoisie embryonnaire qui ne sera pas de sitôt au pouvoir?

La Russie est un pays encore féodal, le cancre de l’Europe éclairée. Le tsar est omnipotent, il contrôle l’Église orthodoxe et jouit du respect des paysans, 90% de la population, qui n’ont qu’une seule ambition, en fait une obsession: posséder leurs terres. Durant le XIXe siècle, les intellos russes se demandent quoi faire pour les pousser à changer le système. Puis ils trouvent.

Les paysans voient débarquer dans leurs villages une armée de jeunes bien intentionnés qui veulent leur apprendre à lire et à écrire, ce qui n’est pas si mal, et à les politiser, ce qui revient à dire renverser le tsar. Sans adorer le tsar, les paysans ne peuvent imaginer un monde sans lui. Flop total. Une partie de ces jeunes vont être à l’origine d’un futur parti, celui des socialistes-révolutionnaires (SR), consacré aux intérêts des paysans.

Une poignée d’entre eux se tourne vers le terrorisme. Ils assassinent quelques haut-fonctionnaires et, en 1881, le tsar Alexandre II lui-même, pourtant le principal partisan des réformes.

Son fils et successeur en prend bonne note, il retient que les réformes sont dangereuses. D’autres attentats se mijotent. La répression s’abat sur les terroristes. Cinq sont pendus à la forteresse de Schlusselburg. Parmi eux, Alexandre Oulianov. Dont le jeune frère, Vladimir, sera connu sous le nom de Lénine.

Les pogroms en Russie

Une des conjurés de l’assassinat du tsar Alexandre II est d’origine juive. C’est le prétexte d’une vague de violence antijuive, les pogroms, qui commence en avril 1881. Pendant quatre mois, les autorités regardent ailleurs (quand ils ne donnent pas un coup de main), le temps que les antisémites dévastent quelque 150 communautés juives dont celle de Kiev. Les pogroms s’étendent aux possessions russes d’alors: la Pologne, l’Ukraine, la Lituanie. Pour les Juifs, c’est un tournant décisif.

Jusqu’alors, les Juifs espéraient qu’un jour, pas trop lointain, ils pourraient avoir une vie normale en Russie. Cet espoir s’effondre. En 1881, à Odessa sur la mer Noire, fuyant le tsar et son empire, les premiers sionistes embarquent vers la Palestine. Ils sont l’exception. Ceux qui le peuvent préfèrent l’Amérique du Nord. Une minorité croit déjà au socialisme lorsqu’ils arrivent à New York et à Montréal.

Quelques Juifs s’étaient établis au Québec depuis la conquête anglaise. À la suite des pogroms, ils passent de quelques dizaines en 1832 à 2 700 en 1891 puis à 7 000 dix ans plus tard. Ils sont concentrés dans quelques blocs du plateau Mont-Royal, autour du boulevard Saint-Laurent, entre les Anglos et les Francos. Le Monument national est alors un théâtre yiddish. Pratiquement tous pauvres, ils travaillent dans le commerce de détail et dans les sweatshops du vêtement, de la fourrure et du cuir.

Les socialistes

Les idées socialistes, venues des États-Unis ou apportées par les immigrants, commencent à circuler dans quelques feuilles militantes, Winnipeg Voice, Toronto Labour Advocate, etc.

L’année suivante, 15 000 personnes défilent à Montréal. Ceux qui descendent le boulevard Saint-Laurent en direction du Champ-de-Mars sont essentiellement des travailleurs non syndiqués et encore moins socialistes.

Vers 1905 la plus grosse centrale, le Congrès national des métiers et du travail du Canada (CNMTC, 1902) ne compte qu’une dizaine de milliers de membres sur les 50 000 syndiqués canadiens (10 000 au Québec).

Les Britanniques, qui préfèrent des réformes, rejoignent le Parti Ouvrier fondé en 1899. D’autres, les Juifs, les Ukrainiens, les Finlandais, ont tous subi la dictature des tsars et ils l’ont tous haï. Certains ont connu les partis socialistes illégaux et clandestins, parfois l’exil en Sibérie. Le marxisme pur et dur, la révolution, la dictature des travailleurs, leur conviennent parfaitement. Aussi, surtout dans l’Ouest où les immigrants sont nombreux, on préfère le Parti socialiste du Canada (PSC) où les marxistes se sentent chez eux. Parmi les rares Canadiens français, Albert Saint-Martin, greffier au palais de justice et représentant des francophones. En 1910, le parti couvre tout le Canada et fait élire plusieurs députés en Colombie-Britannique avant la Première Guerre mondiale.

Parti Ouvrier, Parti socialiste, le nouveau Parti Social-Démocrate (PSD) depuis 1911: tous fêtent le 1er Mai avec les travailleurs et veulent changer la société canadienne selon les théories de Marx, toujours le maître à penser de la gauche mondiale. Puis, en octobre 1917, le modèle qu’ils peuvent suivre est enfin là. En Russie, les élèves de Marx ont pris le pouvoir. Ils sont dirigés par un certain Lénine, dont les radicaux canadiens ignorent d’ailleurs le nom et les écrits.

Disons que si Marx a écrit l’Ancien Testament, Lénine a écrit le Nouveau.

Lénine

Comme Marx, Lénine n’avait rien de prolétaire. Sa mère était la fille d’un chirurgien, son père, directeur des écoles primaires de toute une province. En 1874, il avait été promu dans la petite noblesse. Après la pendaison de son frère, Lénine est un homme obsédé par une passion unique, la révolution, comme un savant par sa recherche. C’est à peine s’il s’autorise à écouter les sonates de Beethoven qu’il aime tant; il a peur de «se laisser amollir» par trop d’émotions. C’est un fanatique. À 22 ans, il dissuade certains de ses amis de faire une collecte en faveur des victimes d’une famine sous prétexte que la faim «oblige les paysans à réfléchir sur les principes fondamentaux de la société capitaliste»… C’est aussi un homme profondément intelligent avec une capacité de concentration exceptionnelle. Après quelques mois en droit, il est expulsé de l’université pour activités politiques. Sa mère lui obtient le droit d’étudier à l’externe. Il décide de faire les quatre années de cours en une année. Il ne peut suivre les différents cours de droit, qu’il potasse chez lui. Pour se changer les idées, il dévore les écrits de Marx. Il réussit tous les examens et sort premier sur 134 élèves.

Marx avait dit qu’avant l’inévitable révolution des travailleurs, il fallait passer par une étape obligatoire, un gouvernement bourgeois avec ses députés, son parlement. Le socialisme viendrait après le capitalisme et non à sa place.

Des Russes créent en 1898 un premier parti socialiste. Certains parmi eux, à l’instar des Allemands et des Britanniques, pensent qu’ils ne peuvent renverser le tsar tout seuls. Ils sont prêts à soutenir la bourgeoisie contre le tsar. Pas Lénine, pour qui l’État doit être détruit, balayé. Mais comment?

En 1902, Lénine écrit Que faire? dans lequel il explique une nouvelle tactique révolutionnaire.

Tous les fidèles de Marx croient que les ouvriers vont faire la révolution. Mais Lénine ne croit pas que les ouvriers sont conscients de former une classe sociale et encore moins que cette classe sociale est appelée à renverser le gouvernement. C’est pourquoi ils sont si souvent prêts à faire des compromis avec leurs patrons plutôt que de se révolter. «Livrée à ses seules forces, la classe ouvrière ne peut arriver qu’à la conscience syndicale. La conscience de classe politique ne peut lui être apportée que du dehors.»

Sa conclusion: la dictature des travailleurs est une chose trop importante pour être laissée aux travailleurs. À qui alors? À un parti centralisé et quasi militaire qui regroupera des révolutionnaires professionnels, les seuls capables de faire une lutte, nécessairement armée, contre la bourgeoisie, et cette lutte culminera dans une révolution nécessairement victorieuse.

Au milieu de 1903, une soixantaine de socialistes russes, démunis de tout et perpétuellement en chicane entre eux, se réunissent à Londres (la Grande-Bretagne est alors le seul pays qui ne considère pas comme un crime le fait de penser n’importe quoi, y compris le renversement d’un gouvernement). Leurs débats orageux vont prendre une énorme signification dans l’histoire du monde.

La plupart pensent arriver au pouvoir par des réformes, des élections, sans violence. Ils acceptent comme membre du parti quiconque en partage les vues et ne veulent pas l’obliger à militer. Lénine ne croit pas que le communisme puisse être réalisé par étapes, par des réformes et par des décisions prises à la majorité des voix.

Lénine, génie de la procédure, attend le départ de la plupart de ses opposants puis fait adopter par une petite majorité (bolchevik) son idée d’un parti centralisé dont les membres forment une troupe de choc de révolutionnaires. Désormais le parti russe a deux ailes, les modérés (mencheviks) et les bolcheviks de Lénine.

De ses divers refuges à l’étranger (Zurich, Londres, Paris, Cracovie), Lénine épure son groupe de tous les tièdes, excommunie tous ceux qui s’écartent de sa doctrine. Lénine, qui se veut le fils unique de Karl Marx, condamne toutes les variétés de socialisme différentes de la sienne parce qu’elles diminuent les antagonismes entre les ouvriers et les bourgeois et donc retardent la révolution. Sans révolution, la bourgeoisie ne pourra jamais être renversée. Et c’est le but de l’exercice.

En 1912, à leur congrès à Bâle (Suisse), les dirigeants européens de l’Internationale (3 372 000 adhérents) jurent, la main sur le cœur, que si jamais la guerre éclate, ils voteront contre. Les travailleurs allemands, français, anglais, déclencheront une grève générale contre le patriotisme bourgeois et il n’y aura tout simplement pas de guerre. Les ouvriers n’ont pas de patrie.

La classe sociale avant la nation!

Deux ans plus tard, en août 1914, elle éclate. Avec une remarquable unanimité, les socialistes allemands, français, britanniques, votent le budget militaire demandé par leurs gouvernements.

La nation avant la classe sociale!

Lénine, ulcéré, considère que c’est l’arrêt de mort de la IIe Internationale fondée 25 ans plus tôt. Il pense déjà en fonder une troisième, radicalement différente. Personne ne s’en préoccupe. Lénine ne compte guère dans le mouvement ouvrier international. On le tient pour un agité peu scrupuleux dont le parti est pratiquement une secte. Un de ses fidèles en Géorgie, Staline, fait des vols de banque à répétition pour financer le petit parti. Lénine lui-même a préparé en détail l’escroquerie d’une vieille riche.

La guerre est un désastre pour la Russie. Le tsar suit les conseils exaltés de sa femme qui n’a pas les pieds sur terre: elle écoute Raspoutine, un religieux débauché et vaguement mystique. L’incohérence du tsar, les interventions de la tsarine foutent le bordel dans une administration déjà broche à foin, le tout s’ajoutant à l’incompétence remarquable des généraux. En 1916, après deux ans de guerre, cinq millions de soldats russes ont été tués, blessés, capturés ou ont disparus. Les armées russes ont reculé de plus de 500 kilomètres à l’intérieur des terres. Cette année-là se sont succédés cinq ministres de l’Intérieur et trois ministres de la Guerre. Le coût de la vie a été multiplié par sept depuis le début de la guerre. Les ouvriers n’en peuvent plus: 1 000 grèves en 1915, 1 500 grèves en 1916. Autant durant les deux premiers mois de 1917. L’économie est en loques, les Russes en ébullition.

Lénine au pouvoir

En janvier 1917, en Suisse, Lénine disait à des jeunes que sa génération ne vivrait pas assez vieux pour voir le triomphe de la révolution en Russie. En une semaine, du 8 au 15 mars, c’en est fini de l’empire des Romanov.

L’affaire commence par une émeute de la faim à Saint-Pétersbourg. Des grèves éclatent, s’étendent parmi les 500 000 travailleurs des industries; la police, l’armée, disparaissent des rues. Le 11, le tsar renvoie la Douma, ce qui passe pour un parlement en Russie, et augmente la ration de pain. Les troubles se poursuivent, 200 000 ouvriers quittent leur travail. Des manifestants tentent l’assaut des bâtiments publics: 200 morts. La grande, la seule question: que va faire la garnison de Saint-Pétersbourg? Le 12, le tsar envoie 25 000 soldats; ils tournent leurs armes contre leurs officiers. Ils vont former le groupe de choc de la révolution en marche. Saint-Pétersbourg est aux mains des insurgés; des délégués des usines et des soldats forment des conseils, les «soviets» en russe. La Douma, reconvoquée d’urgence le 14, nomme un gouvernement provisoire. La révolution s’étend à Moscou, à Kiev, puis de ville en ville, de province en province. Partout, les soviets poussent comme des champignons, doublant le pouvoir du gouvernement provisoire. Le 15, le tsar Nicolas II accepte d’abdiquer avec une surprenante docilité.

Dès ce moment, deux pouvoirs coexistent dans une extraordinaire confusion: le premier, le gouvernement légal mais provisoire, le deuxième, le puissant soviet des travailleurs et soldats de Saint-Pétersbourg, dont la majorité se compose de mencheviks et de socialistes révolutionnaires, les SR, le parti révolutionnaire des paysans.

Les délégués des soviets, majoritairement SR et mencheviks, ne s’entendent pas sur un programme d’action commun, mais s’accordent pour accepter qu’une phase bourgeoise et démocratique doit précéder la révolution. Même les cadres communistes dressés par Lénine, disciplinés et audacieux, se rallient à l’idée. Lénine, toujours en Suisse, est furieux.

L’Allemagne, déçue de voir le gouvernement provisoire poursuivre la guerre contre elle et connaissant les idées de Lénine, organise le voyage de ce dernier en train ( le fameux wagon plombé) vers la Russie via l’Allemagne, la Suède et la Finlande. L’Allemagne sait que Lénine, opposé à la guerre, va se dépêcher de signer la paix avec elle. L’Allemagne pourra alors envoyer les soldats se battre contre les Russes sur le front de l’Ouest contre les Français et les Anglais. Lénine arrive à Saint-Pétersbourg le 3 avril.

La Russie compte alors 180 millions d’habitants, dont 20 millions dans les villes. Aucune importance! Lénine veut prendre le pouvoir avec les 25 000 membres de son parti. Folie furieuse!

Il lui faudra à peine six mois.

Pour Lénine, la révolution doit se faire en associant ouvriers et paysans avec, à leur tête, un parti unique. Praticien consommé de l’insincérité efficiente, Lénine promet au peuple le pain, aux paysans la terre, aux soldats la paix, aux nationalités de l’empire l’autonomie et convainc les Soviets de refuser toute alliance avec le gouvernement provisoire.

En juin, pour la première fois, les délégués de tous les soviets de Russie se réunissent à Saint-Pétersbourg. Les mencheviks et les SR y disposent d’une majorité écrasante. Mais les Bolcheviks noyautent les Soviets dans les mois qui suivent.

Pour Lénine, le pouvoir n’est pas à prendre, il est à ramasser. Dans la nuit du 24 au 25 octobre, ses troupes occupent les principaux centres de décision de la ville et arrêtent les ministres du gouvernement provisoire.

Le jour même, il ouvre un second congrès des soviets où les Bolcheviks sont majoritaires, 390 sur 649. Il fait aussitôt voter deux décrets qui lui rallieront l’opinion du pays: un appel à la paix immédiate (il y a déjà deux millions de déserteurs) et l’abolition de la propriété foncière. On donne ainsi aux paysans environ un million et demi d’hectares. Lénine est contre la propriété individuelle; simple tactique.

Pour la première fois, un parti communiste, un parti radicalement différent de tous les autres, est au pouvoir. Sauf Staline, tous les dirigeants de la révolution d’octobre sont des «citoyens du monde»: ils parlent plusieurs langues et se sentent chez eux dans plusieurs pays d’Europe, particulièrement dans leurs grandes bibliothèques. Sauf Staline encore, ils viennent tous de la bourgeoisie. Ces ingénieurs sociaux qui n’ont jamais administré quoi que ce soit, sauf des journaux, vont enfin pouvoir appliquer leurs théories sur du vrai monde.

Le journaliste Albert Londres explique (Dans la Russie des Soviets):

«Ce n’est pas un poignard entre les dents qu’il faut le (Lénine) représenter, mais vêtu d’une blouse blanche de chercheur et une éprouvette (rouge, bien entendu) entre les mains. Il a cru apercevoir entre les lignes de Karl Marx le vaccin qui guérira l’existence de ses nécessités désobligeantes. Il s’en est emparé et, à tour de bras, l’expérimente. C’est à sa manière, un type dans le genre de Pasteur.

Combien Pasteur a-t-il sacrifié de cobayes pour parfaire son sérum? Voilà, n’est-ce pas, ce que personne aujourd’hui ne songerait à lui reprocher. Les cobayes de Lénine, ce sont des hommes. Il en a tué déjà des centaines de mille. La formule n’est pas encore au point. Mais dans un pays grand comme la Russie, il y a de la marge.»

Les communistes sont les maîtres du maquillage linguistique: les ministres sont rebaptisés commissaires, le cabinet du premier ministre devient le Conseil des Commissaires du Peuple.

Pour l’instant, qu’il veut le plus bref possible, Lénine partage le pouvoir avec les SR et les mencheviks. Il en a encore besoin, car il reste un dernier obstacle. Sérieux. Le gouvernement provisoire avait promis des élections démocratiques, les premières de toute l’histoire de la Russie. Or, Lénine rejette la démocratie.

Le journaliste Albert Londres (Dans la Russie des Soviets) résume:

«C’est justement contre la démocratie, contre le suffrage universel que le bolchévisme fait la révolution. Ce n’est pas par hasard, ce n’est pas par circonstance, qu’il a jeté bas ces vieilles conquêtes, c’est par principe. Ce n’est pas une république que Lénine est venu installer en Russie, c’est une dictature.»

Lénine n’a pas le choix. Les Russes sont trop enthousiastes à l’idée qu’on va enfin les consulter.

Le 25 novembre, 36 millions de Russes, hommes et femmes, élisent «les vrais dirigeants de la nation». Un Russe sur deux vote pour les partis socialistes modérés. Un sur quatre pour Lénine, surtout dans les villes. L’ouverture du Parlement qui devra établir une nouvelle constitution, est prévue pour janvier. Pour le dogmatique Lénine, l’élection ne change rien.

En élisant une assemblée où son parti est minoritaire, les Russes ont montré clairement leur attachement à un monde révolu et d’un jugement étranger à la conscience de classe. Aussi, Lénine écrit en décembre: «en période révolutionnaire, la “volonté de la majoriténe compte pas. Ce qui importe c’est une minorité mieux organisée plus complexe, mieux armée qui sait imposer sa volonté à la majorité et vaincre.» C’est justement le cas: il a muselé la presse quelques jours après le coup d’État d’octobre; il a réécrit le code pénal en novembre-décembre; mis en place dès le 7 décembre, la Tchéka, le bras armé de la Révolution, chargé de la lutte contre le «sabotage», terme à géométrie variable et qui va enrichir le lexicographe de la torture. Sa tâche, une nouveauté dans le code criminel mondial, est d’«éliminer le crime dès sa conception.»

La victoire des communistes suscite un espoir formidable pour des millions de déshérités et d’opprimés dans le monde. Elle électrifie les socialistes canadiens.

Toutes nuances de rouge confondues, ils la supportent, lisent hypnotisés les journaux engagés qui rapportent avec un enthousiasme évangélique les premières décisions du seul gouvernement des travailleurs de la planète.

Saint-Martin écrira que la Révolution russe lui apparaît comme la «fin de l’exploitation de l’homme contre l’homme par l’abolition du principe de la propriété privée, la disparition de toutes formes de profit, la lutte contre l’ignorance, l’affirmation de la liberté religieuse». Les communistes, des internationalistes qui ne s’intéressent qu’aux classes sociales, promettent aussi la fin de l’antisémitisme, une tactique de la bourgeoisie pour diviser les travailleurs. Une partie des Juifs, particulièrement exaltée et déterminée, en fait un véritable acte de foi.

En décembre 1917, le parti travailliste britannique, et ce n’est une surprise pour personne, se déclare ouvertement pour le socialisme: nationalisations des industries, une vraie réorganisation de la société, etc. Mais, et c’est un gros mais, pas de révolution, tout doit se faire en se faisant élire au parlement.

Donc, à la fin 1917, les socialistes du monde balancent entre les deux voies distinctes vers le socialisme, celle basée sur la dictature du prolétariat (lire: le Parti), l’autre sur des élections libres et un parlement. Lénine va les obliger à choisir.

En Russie, les nouveaux élus du peuple se réunissent pour la première fois le 5 janvier 1918. Les députés communistes demandent aussitôt des nationalisations massives: banques, usines, moyens de transport. Ils sont battus 237 à 136. Ils quittent alors le Parlement, accusant les députés restants d’être contre-révolutionnaires. Les députés continuent à discuter. Le lendemain, lorsqu’ils se présentent au parlement, les gardes rouges barrent les portes et les empêchent d’entrer. Le premier parlement russe élu au suffrage universel a duré une bonne journée.

Comme l’écrit Hélène Carrère D’Encausse, la grande spécialiste de Lénine: «Lénine (…) effaçait de l’Histoire l’encombrante Assemblée élue par un peuple qui le rejetait

Deux jours plus tard, Lénine ouvre son propre parlement, le vrai, celui des Soviets. Avec les socialistes-révolutionnaires, il a 94% des suffrages. Quelques mois plus tard, les socialistes-révolutionnaires sont pourchassés et envoyés dans des camps de travail. Le nouveau régime est parfaitement conscient que s’il veut garder le pouvoir, il n’a pas le choix de devenir une dictature. Or, il veut garder le pouvoir.

Par idéologie, les communistes sont contre l’aristocratie, la bourgeoisie et les grands propriétaires, des ennemis de classe. Par expérience, ils se méfient des paysans, que Lénine considère comme foncièrement rétrogrades et obsédés par le désir de posséder leurs terres. Au fond, les communistes ne peuvent prétendre représenter que les ouvriers de l’industrie, de 1% à 2% de la population. Parmi ceux-ci, à peine 5% sont derrière Lénine.

Les communistes sont une minorité assiégée au milieu d’un pays hostile, entourée d’un monde extérieur qui ne l’est pas moins.

Les problèmes s’empilent. Les peuples sous le joug des tsars, Finlandais, Baltes, Polonais, Ukrainiens, etc., réclament leur autonomie. Des troupes, bientôt des armées nostalgiques du tsarisme, les Blancs, se révoltent contre le régime des communistes. Dès le printemps 1918, les premiers affrontements ont lieu dans le Sud entre les Blancs et l’Armée rouge. Mais le problème majeur reste la puissante armée allemande qui peut se rendre à Moscou et Saint-Pétersbourg sans l’ombre d’une opposition sérieuse.

Le premier souci de Lénine est justement de prendre contact avec les Allemands et de faire la paix à n’importe quel prix. Ce sera le cas.

Le 25 mars 1918, à Brest-Litovsk, les Allemands impitoyables exigent et obtiennent le tiers du territoire russe: les pays baltes, l’Ukraine, une partie de la Biélorussie mais, et c’est l’essentiel, Lénine garde le pouvoir.

La paix signée, les Allemands commencent à déplacer 500 000 soldats aguerris vers le front de l’Ouest. Les Alliés sont inquiets, il leur faut des armées russes pour retenir les troupes allemandes à l’Est.

Quatorze pays dont les USA, le Japon et le Canada décident de donner un coup de main aux Blancs qui promettent de continuer la guerre contre les Allemands. Les Britanniques sont dans le Caucase avec quelques Canadiens; les Japonais et les Américains en Sibérie; les Anglais, les Canadiens, débarquent sur les rives de la mer Blanche. Parmi eux, un Québécois, Paul Delisle. Fin 1918, environ 180 000 soldats alliés se trouvent sur le territoire russe.

C’est le grand cirque sanglant. Les anarchistes de Makno contrôlent l’essentiel de l’Ukraine et massacrent tous les Juifs qu’ils rencontrent. Ajoutons trois armées blanches au Sud et à l’Est, incapables de s’entendre, les paysans rebelles, les anarchistes urbains, l’armée des Galiciens (voir Joseph Jean l’Ukrainien), celle des Ukrainiens etc. Sans oublier les Tchèques qui s’emparent du Transsibérien, la grande voie ferrée qui traverse la Sibérie et qu’on va retrouver à Valcartier près de Québec.

La légion tchèque

Le 30 juin 1920, à Val-Cartier, le brigadier J. P. Landry accueillait une armée bizarre. Conduits par 150 officiers, 3 000 légionnaires tchèques venaient d’entamer la dernière étape de ce qui est certainement l’une des plus étonnantes odyssées des temps modernes. Après s’être battue pour les Autrichiens, la légion s’était révoltée à la fin de la Première Guerre mondiale. Coincée entre Allemands et Russes, puis plongée dans la Révolution Russe, la légion s’était emparée du chemin de fer transsibérien. Ne pouvant revenir en Tchécoslovaquie, la légion avait entrepris un parcours de 8 000 milles qui devait l’amener à Vladivostok sur la rive du Pacifique, puis à Vancouver et enfin à Valcartier avant de pouvoir retourner dans leur pays devenu, entre-temps, indépendant.

Au milieu de 1918, les Allemands lancent une attaque désespérée à l’Ouest. Ils sont battus. Le 11 novembre, l’Allemagne signe l’armistice. La Première Guerre mondiale est terminée. Les généraux poussent le Kaiser à abdiquer et, craignant la révolution, remettent le pouvoir au parti social-démocrate.

L’empire russe est déjà passé à la trappe. Trois autres empires disparaissent avec la défaite: l’empire allemand, l’empire austro-hongrois et l’empire ottoman. Un monde bascule. Pour Lénine et le Parti, aucun doute, un nouveau monde est en train de naître. La révolution d’Octobre, la pionnière, va inspirer d’autres révolutions communistes dans toute l’Europe. L’écroulement du capitalisme est une question de mois; pour l’achever, il a la recette.

Le 24 janvier 1919, Moscou annonce sur les ondes courtes que le congrès de fondation de la Troisième Internationale, une Internationale cette fois communiste, le Komintern (Communiste International, Komintern en abrégé) aura lieu au printemps.

Communiste InternationalLes délégués arrivent. Le voyage a été bref. Sur les 51 délégués au premier congrès, 30 vivent à Moscou et travaillent pour le ministère des Affaires étrangères. Deux sont en visite, deux représentent effectivement des partis communistes étrangers, dont celui de l’Allemagne qui justement s’oppose à l’idée du Komintern. Aucun des grands partis socialistes européens n’est représenté.

Ces délégués peu représentatifs fondent à Moscou du 2 au 6 mars la IIIe Internationale, radicalement différente de celles qui l’ont précédées. C’est une Internationale communiste, l’état-major qui va coordonner l’action des révolutionnaires de chaque pays. Car il s’agit de faire la révolution et non d’en parler.

Lénine veut obliger les partis qui se disent socialistes à choisir leur camp, soit celui des communistes qui croient à la révolution et à la dictature des travailleurs, soit celui des sociaux-démocrates, bref de ceux qui croient à la démocratie. Ensuite, il veut démolir ces partis démocrates, annexer ce qui en reste, les épurer, les mouler et les assujettir au Komintern.

Le même mois, les communistes s’emparent du pouvoir en Hongrie, puis en Bavière pendant que de nombreuses grèves politiques éclatent en Italie. À Moscou, on jubile déjà. Zinoviev écrit dans le premier numéro de la revue de l’Internationale: «Dans une année, L’Europe aura oublié le combat pour le communisme parce que toute l’Europe sera communiste».

Dans chaque pays, les discussions font rage parmi les membres des différents partis de gauche. Lorsque la poussière est retombée, des partis communistes affiliés au Komintern se sont formés partout en Occident ou presque. Pas au Canada. Même après la réunion à Moscou, peu de Canadiens sont au courant de la naissance de l’Internationale, encore moins de ses buts.

Au Canada, depuis la fin de la guerre, l’économie ralentit. Les nombreux soldats revenus du front cherchent du travail. Les salaires, déjà peu élevés, baissent. Une vague de grèves déferle dans les Prairies et en Colombie-Britannique, particulièrement atteintes par la crise économique. En mars 1919, à Calgary, une conférence d’ouvriers radicaux exalte les vertus des communistes en Russie et demande une nouvelle organisation ouvrière militante.

En juin 1919, à Winnipeg, première grève générale au Canada. Dans la troisième ville en importance au pays, 30 000 grévistes mettent la ville à genoux: plus de téléphonistes, de tramways, de livraison de lait, de pain, même les policiers sont en grève. C’est la grève la plus totale de toute l’histoire de l’Amérique du Nord.

La ville est au point mort.

La grève gagne sept des principales villes de l’Ouest. Les politiciens n’ont aucun doute: il s’agit de la répétition générale d’une révolution communiste. D’ailleurs, les dirigeants sont tous des immigrants.

Pour donner une idée de leur inquiétude, une loi permettant de déporter n’importe quel immigrant passe à travers la chambre des communes, le Sénat, et reçoit la signature du gouverneur général, le tout en une heure… En plus on utilise la section 98 du code criminel adopté durant la guerre, qui permet d’arrêter quiconque est soupçonné de vouloir renverser le gouvernement par la force, lui laissant le fardeau de prouver qu’il est innocent. La peine passe de deux à 20 ans. Puis le fédéral envoie la GRC et l’armée, mitrailleuses inclues.

Une dizaine de dirigeants ouvriers sont arrêtés dont un pasteur méthodiste jusqu’alors inconnu. Sincère, convaincu, James Woodsworth, 46 ans, est envoyé en prison pour outrances verbales…

Quatre jours plus tard, une émeute fait un mort, 30 blessés, et conduit à plus de 100 arrestations. Une manifestation plus tapageuse que les autres est dispersée le 21 juin par l’armée. La grève est brisée. Le travail reprend.

La grève est un désastre: les ouvriers de l’Ouest avaient tout misé sur elle, et elle avait abouti à un échec. Les travailleurs sont désillusionnés. Ils rejettent les radicaux, endossent les réformes et les changements graduels adoptés par leurs syndicats. Woodsworth se lance en politique. Il va devenir le député social-démocrate de Winnipeg. Les patrons ont eu peur. Ils financent The Great Shadow, en partie tourné à la Vickers de Montréal. (Un chef syndical lutte avec son patron contre une gang de communistes dirigée par Klinoff qui veulent renverser le gouvernement.) C’est justement le programme du deuxième congrès du Komintern.

Le Komintern

Le congrès est prévu pour l’été 1920. Lénine envoie aux socialistes du monde entier la liste des 21 conditions très draconiennes qu’ils doivent accepter pour que leur parti soit accepté par le Komintern.

Pas d’amateurs ni de dilettantes. Le Parti doit rassembler des révolutionnaires de choc qui acceptent une discipline de fer quasi militaire et qui obéissent aveuglément à tous ses ordres. Bref, un clone du parti que Lénine a fondé deux décennies auparavant.

À son tour, le Parti doit aussi obéir tout aussi aveuglément à la direction centrale du Komintern, c’est-à-dire de Moscou. La raison: les communistes de l’étranger manquent du recul nécessaire pour juger de l’heure et des moyens de lutte; armes, tactique, directives ne peuvent venir que d’un pays libéré de l’oppression capitaliste, et il y en a un seul. Le modèle russe est celui qui a réussi. Il doit donc être suivi.

Tout, dans ce congrès, diffère de celui de 1919. En 1919, les délégués étaient peu nombreux et d’une représentativité douteuse. En 1920, leur présence est massive: 217 délégués représentent 37 pays et 67 organisations. Le Canadien Joe Knight, un sympathisant communiste, accompagne la délégation américaine.

Le premier congrès, discret, avait été peu couvert par les journaux. En 1920, le battage publicitaire est considérable et les pays ont les yeux rivés sur cette réunion dont l’animateur, Lénine, déclare la guerre au monde capitaliste.

Bien sûr, les flammèches révolutionnaires en Hongrie, en Bavière et à Berlin se sont rapidement éteintes. De plus, dans tous les pays européens, les partis socio-démocrates gardent derrière eux la grande majorité des ouvriers. Malgré ces échecs, les dirigeants communistes sont confiants. Sur le front intérieur, la guerre civile est pratiquement finie. Les Blancs sont vaincus, les soldats alliés quittent la Russie.

Aussi, ils croient toujours que de nombreux pays européens sont mûrs pour la révolution. L’ambiance à Moscou est d’autant plus optimiste que, la guerre ayant éclaté entre la Pologne et l’URSS, l’Armée rouge avance sans résistance en Pologne, elle est bientôt aux portes de Varsovie. Rien ne semble pouvoir l’arrêter. Lénine est convaincu: les travailleurs polonais vont ouvrir les bras à leurs camarades russes. La Pologne sera ainsi le premier maillon de la révolution européenne. S’accomplira ensuite le grand rêve de Lénine, la révolution des travailleurs allemands, puis la révolution mondiale. Une grande poussée d’espoir soulève les communistes.

À Varsovie, les sociaux-démocrates polonais mettent sur pied des bataillons ouvriers et en appellent à la solidarité nationale contre les Russes. Les troupes polonaises, galvanisés par ce support, contre-attaquent et, en août 1920, le maréchal Pilsudski arrête l’Armée rouge aux portes de Varsovie.

Le tournant

La défaite de l’Armée rouge marque la fin du mirage révolutionnaire européen. À partir de 1921, Lénine, Trotsky et les autres dirigeants communistes acceptent l’inconcevable: le ferment révolutionnaire n’a pas levé. L’URSS est seule. Pire, l’économie des pays capitaliste se rétablit. Partout se forment des démocraties: Pologne, Tchécoslovaquie, Autriche, Allemagne. Même les régimes royalistes, Italie, Yougoslavie, Espagne, assurent un minimum de libertés. Partout les socio-démocrates participent au gouvernement.

Bon, se dit Lénine, si la Révolution mondiale est quand même inévitable (étant prévue aussi bien par Marx que par lui-même), elle sera en retard. En attendant, Lénine s’active à sauver «le pays de la révolution» et à coordonner les différents partis communistes de l’étranger, dont le tout nouveau Parti communiste canadien.

Né dans une grange

Le 28-29 mai 1921, réunis en secret dans la grange de Fred Farley à Guelph, en Ontario, 22 délégués représentant des groupes communistes du Manitoba, de l’Ontario et du Québec, fondent le Parti communiste du Canada. Gérald Fortin fait remarquer que dans la grange se trouvaient les représentants des deux groupes qui auront une influence marquante sur le Parti: le Komintern et la GRC…

Lorsqu’ils quittent la grange, le petit groupe est devenu un clone du Parti communiste russe.

Au Canada, la Loi sur les mesures de guerre est toujours en vigueur. Le Parti n’existe pas officiellement et ses membres, peu nombreux et dispersés à travers le Canada, sont extrêmement discrets. Ce qui ne les empêche pas de faire connaissance avec les tactiques de la GRC qui les harcèle, sabote leurs réunions, perquisitionne leurs bureaux, confisque et lit leurs documents. Plus tout ce que Izzy, leur informateur de choc, peut leur raconter.

En février 1922, le Parti lance un parti-écran parfaitement légal, le Workers’ Party of Canada (WPC). Michael Buhay et Alex Gauld y représentent les communistes québécois. Comme les différents partis communistes qui s’organisent au même moment un peu partout en Occident, ils ne doutent pas qu’ils conduiront inévitablement les travailleurs canadiens à la victoire sur la démocratie et le capitalisme. Guidés bien sûr par le grand frère russe, qui met les bouchées doubles pour implanter solidement le communisme.

«La Révolution française avait proclamé les droits de l’homme, la révolution bolchevique proclame les droits de l’État sur l’homme.»

«L’homme n’est pas arrivé au vingtième siècle pour posséder des libertés individuelles. Qui recherche sa liberté, liberté d’agir, de vivre, de penser, est un réactionnaire.» (Albert Londres)

Les communistes n’ont qu’un seul appui, une petite partie des travailleurs de l’industrie dans les villes. Il faut absolument les nourrir. Lénine avait dit aux paysans :«Prenez la terre, elle est à vous.» Il n’a pas précisé :«Elle est à vous, mais ce qu’elle produit sera à l’État.» Les communistes confisquent leurs récoltes par la force, ce qui les condamne à mourir de faim. La famine russe des années 1920-1922 fait deux millions de victimes.

Le Parti connaît les intérêts des travailleurs mieux que les travailleurs eux-mêmes, les syndicats ne sont que «les courroies de transmission» des directives du parti. Lénine décrète qu’il n’est pas dans leur intérêt de faire la grève, la seule arme des travailleurs. Elle perd sa justification.

Albert Londres: «Plus de grèves. Un gréviste serait considéré comme contre-révolutionnaire. “Est-ce qu’on se fait la guerre à soi-même?”, disent les chefs».

D’ailleurs, si nécessaire, le Parti peut utiliser la violence pour protéger les travailleurs contre eux-mêmes. Aussi, les grèves sont brutalement réprimées.

Derniers opposants potentiels, les soviets et autres institutions révolutionnaires de 1917 au nom desquels les communistes ont fait la révolution: les comités d’usines, les coopératives, les associations professionnelles, etc. Lénine les pousse brillamment, impitoyablement et définitivement en dehors du pouvoir.

Au début de 1917, après 34 ans d’existence, l’Okhrana, la police politique des tsars, comptait 15 000 agents. Un an après sa création, au lendemain d’Octobre, la Tchéka de Lénine en compte 37 000, et 140 000 en 1921. En 1923, Lénine crée le premier camp de travail forcé. La peine de mort est rétablie, et on crée une politique d’otages: on arrête et on exécute les familles des accusés en fuite. Lorsqu’il meurt en janvier 1924, Lénine lègue à ses successeurs une dictature en parfait ordre de fonctionnement.

Le coming out du Parti

Le Komintern a prévenu les partis communistes qu’il n’y aura pas de Révolution avant un certain temps. En attendant, ils doivent mettre la pédale douce sur leurs aspirations révolutionnaires, infiltrer les partis sociaux-démocrates et tenter de radicaliser leurs militants. Aux Américains et aux Canadiens, le Komintern ordonne de se déclarer ouvertement communistes.

Le 18 avril 1924, les 43 délégués du Worker’s Party, dont cinq du Québec, annoncent que celui-ci devient officiellement le Parti communiste du Canada. À une exception juive près, les neuf membres de la direction sont des Anglo-Saxons, surtout britanniques. Un seul est né au Canada. Sept sont des travailleurs.

La majorité (95%) des membres est d’origine finlandaise, ukrainienne ou juive. En fait, la moitié est finlandaise parce que la Finnish Organization, «a social and cultural society», contrôlée par les communistes, oblige chaque membre à prendre automatiquement une carte du parti, sinon il se retrouve sur une liste noire ou carrément expulsé. Forme de recrutement qui aurait horrifié Lénine.

Durant les années 1920, les membres, dont le nombre oscille entre 2 500 et 5 000 (la plupart du temps, c’est au-dessus de 3 000) ne comptent que quelques dizaines de Canadiens anglais et encore moins de Canadiens français.

Annie Buller et Bella Gauld, deux Juives montréalaises remarquables, avaient étudié dans une école socialiste de New York. En 1920, elles reviennent à Montréal pour implanter le même genre d’école, le Labour College, bientôt installé sur la rue Jeanne-Mance. Elles veulent organiser un mouvement ouvrier afin de lutter «pour la démocratie populaire, la paix et le socialisme». Albert Saint-Martin et quelques rarissimes Canadiens français s’y rencontrent au restaurant, à la bibliothèque ou lors des cours d’économie marxiste, d’histoire du mouvement ouvrier et de culture générale.

Les premiers pure laine

Peu après la fondation du nouveau Parti communiste, Bella Gould et plusieurs autres dont Albert Saint-Martin deviennent membres et le Labor College ferme peu après. Albert Saint-Martin est rapidement expulsé en 1923 pour «nationalisme étroit» parce qu’il propose de mettre sur pied une section canadienne-française du Komintern.

Il fonde alors en 1925 l’Université ouvrière, le pendant francophone du Labor College et l’incubateur des premiers marxistes pure laine. En 1927, quelques membres dont le président, Évariste Dubé, demandent sa dissolution et l’adhésion de ses membres au Parti. Saint-Martin refuse. Dubé et ses camarades constituent alors la première cellule canadienne-française du Parti. Ils vont se sentir seuls longtemps.

Au Québec, la centaine de communistes est majoritairement juive. Cette toute petite partie des quelque 50 000 Juifs de Montréal supporte à fond la société qui est en train de se créer en URSS et qui se veut libre de tout racisme. Certains, emportés par l’enthousiasme, y émigrent. Ils le regretteront; Joseph Staline a pris le pouvoir.

Le camarade Staline

Dans son testament politique écrit en janvier 1924, peu de temps avant sa mort, Lénine mettait en garde ses camarades contre les traits de caractère brutaux de Staline, et concluait: «Je propose aux camarades d’étudier un moyen pour démettre Staline de ce poste (Secrétaire général).»

Après sa mort, le testament n’est pas diffusé.

Commence une lutte acharnée au sein du politburo, le conseil des ministres du Parti. Outre Staline, quelques personnages majeurs, vieux communistes dogmatiques, tous diplômés du même abattoir: Trotski, le plus célèbre et le plus féroce, qui contrôle l’armée; Zinoviev qui dirige le parti de Saint-Pétersbourg; Kamenev, celui de Moscou, le plus important de tous; Bakounine, le penseur du Parti.

Les membres du politburo ont un choix à faire. Soit mettre toutes les ressources de la Russie à la disposition des révolutionnaires européens, en bref la révolution permanente, mais, ce faisant, retarder l’établissement du communisme en URSS. Trotsky est derrière ce choix. Ou construire une société communiste sans attendre le reste de l’Europe. C’est la position de Staline.

Autre sujet de discorde: pour permettre à l’URSS de survivre à l’effondrement de l’économie, Lénine avait privatisé certains secteurs (agriculture, artisanat, commerce de détail) pour une durée limitée. Les paysans par exemple, pouvaient vendre leurs produits dans les marchés publics. Ça marchait très bien, mais c’était un compromis avec le capitalisme, une entorse au dogme qui heurte profondément les rigides dont Trotsky. Joseph Staline, patient, sans scrupules, joue d’abord contre Trotsky et ses fidèles la carte des accommodements idéologiques avec les réalistes dont Bakounine. Trotsky est écarté.

Quelques années plus tard, Staline s’allie aux rigides, exige le respect du dogme et écarte Bakounine et ses supporteurs. En 1928, c’est fait, il est le seul maître à bord. L’historien Paul Johnson: «La façon dont Staline sema la division entre eux et s’en servit pour les détruire et d’approprier ensuite leurs idées politiques (…) est un exercice classique de prise de pouvoir politique

Les membres du conseil des ministres s’écrasent pour le prochain quart de siècle. La brillante marxiste Rosa Luxembourg l’avait prédit: «La dictature du prolétariat deviendra la dictature du Parti, la dictature du Parti deviendra la dictature du Comité central, la dictature du Comité central deviendra celle d’un seul homme

Staline aligne fermement les partis communistes du monde entier sur le modèle russe et les soumet de plus en plus étroitement par le biais d’agents délégués par le Komintern. Ils doivent exclure ceux qui n’acceptent pas aveuglément les positions soviétiques. Parmi ces positions, celle que servir les intérêts de l’Union soviétique, seul pays socialiste, revient à servir ceux des travailleurs dans le monde. Jack MacDonald, pourtant le président fondateur du Parti au Canada et Maurice Spector, qui siège au comité exécutif du Komintern, sont dégommés dès qu’ils manifestent l’ombre du début d’une pensée critique face à Moscou.

Comme l’avait demandé le Komintern, les communistes s’infiltrent au sein des partis sociaux-démocrates pour les tirer plus à gauche. Plusieurs ont ces termites politiques en horreur. Dès 1925, la branche québécoise du Parti Ouvrier les expulse. Deux ans plus tard, des sociaux-démocrates de l’Ontario, écœurés de leurs manigances, fondent leur propre Parti indépendant. La même année, Woodsworth, le député social-démocrate de Winnipeg, accuse carrément le Parti Ouvrier d’être contrôlé par les communistes et demande qu’on coupe les ponts avec lui.

Justement, Staline a la même idée.

Classe contre classe

Lors de son congrès de 1928, le Komintern annonce que les travailleurs de l’Occident, de plus en plus révolutionnaires, vont se soulever contre un capitalisme sur le point de s’effondrer. Bien sûr, Mussolini et Salazar sont au pouvoir et Hitler s’en rapproche, mais le Komintern estime que le fascisme n’est qu’un phénomène fugitif, le dernier hoquet du capitalisme. C’est d’ailleurs, toujours selon Staline, pour détourner les travailleurs de la révolution que les pays capitalistes se préparent à faire la guerre contre l’URSS.

Le meilleur auxiliaire des capitalistes: tous ces partis sociaux-démocrates qui sont, au fond, frères jumeaux des fascistes. Aussi, les partis communistes doivent détruire ces «sociaux-fascistes» qui compétitionnent pour le cœur et l’âme des travailleurs alors qu’ils sont leurs pires ennemis. Ainsi, les communistes resteront leurs seuls et uniques porte-parole.

Finie l’infiltration de leurs syndicats. Au contraire, il faut lancer des syndicats rivaux, révolutionnaires et accélérer ainsi la chute des démocraties, donc des capitalistes.

Pendant le congrès, le Komintern tape aussi sur les doigts du Parti canadien parce qu’il ne s’est pas préoccupé des travailleurs canadiens-français. Vrai que le Parti ne s’est pas forcé. Six ans après sa fondation, il n’a pas encore traduit sa constitution en français. Il a bien voté en 1923 la publication d’un journal en français, mais le premier numéro de L’Ouvrier canadien est arrivé quatre ans plus tard: une simple traduction de l’anglais, peu lue, encore moins achetée, déficitaire, publiée irrégulièrement, qui meurt sans gloire en 1931. Tim Buck réussit en 1925 le tour de force d’écrire «Canada and the British Empire» sans glisser un seul mot du statut du Québec et sans nommer un seul Canadien français opposé à la domination britannique. Le Parti a bien fondé en 1927 le Club éducationnel canadien-français, pour former des cadres francophones pour le Parti. L’organisateur, le Français Georges Dubois, n’a pu former personne. La même année, lors d’une réunion pour commémorer la mort de Lénine, on a fait des discours en quatre langues… mais pas en français.

Le Parti a déclaré la guerre aux socio-démocrates, aux capitalistes et à tous ceux qui croient à la démocratie. Il ne compte qu’une couple de milliers de membres dont (au maximum) quelques centaines de Canadiens anglais; il n’a aucune influence sur les Canadiens français, 30% de la population. Le Parti se dirige allègrement vers l’oubli politique lorsqu’il est sauvé par le capitalisme à son meilleur, la bourse de New York.

La Grande Dépression

Le 24 octobre 1929, le Mardi noir, la bourse de New York plonge. La bulle de prospérité éclate. Le jeudi, les actions de la Dupont de Nemours tombent de 231$ l’unité à 22$. De New York, la chute passe rapidement la frontière canadienne, atteint Montréal et le Québec. Aux fortunes en un jour succèdent les faillites en une heure. En l’espace de deux mois, le prix des actions est divisé par deux. Le tiers de l’économie canadienne dépend du blé, de l’électricité, du papier journal qu’on ne vend plus aux États-Unis. C’est le début d’une crise économique mondiale comme on n’en avait jamais connue et qui n’épargne aucun secteur.

Les sans-travail

Le Parti met sur pied en décembre 1929 la centrale syndicale rouge (prévue avant la crise), la Ligue d’unité ouvrière (LUO), pour diffuser le syndicalisme révolutionnaire: refus de toute collaboration avec les patrons. Elle vise au début les ouvriers non qualifiés, souvent immigrés, négligés par les unions internationales, puis elle s’intéresse aux sans-travail. Justement, il va y en avoir beaucoup.

Chaque printemps qui suit 1929, des milliers de jeunes arrivés à l’âge adulte sont promus à un avenir sans emploi. Ils traînent dans les villes; soupe populaire, refuge quelconque pour la nuit. Les villes n’en veulent pas, même en prison, car il en coûte un dollar par jour pour les nourrir. Alors beaucoup prennent la route ou plutôt le train: 70 000 hommes sillonnent ainsi le pays en se hissant à bord des trains de marchandises, à la recherche de nourriture, d’un travail nécessairement temporaire, ou pour changer le mal de place. À Vancouver, Hull, Valleyfield, ils cohabitent avec les rats dans des shacks en papier goudronné aux abords de la ville. C’est le temps des hobos.

Les communistes espèrent que la crise économique, avec son cortège de misère, de chômage, favorisera la diffusion de leurs idées. Ils ont bien l’intention de l’exploiter jusqu’à l’os. Ils sont très bien organisés, supérieurement motivés et font de l’agitation du lever (tôt) au coucher (très tard). Ils sont les seuls à s’intéresser aux sans-travail, à ces laissés pour compte. Depuis le début de la crise, ils organisent des marches de la faim, des démonstrations en face des hôtels de ville. Ils sont au premier rang des confrontations violentes avec la police dans les rues de Vancouver, Edmonton, Calgary, Winnipeg jusqu’à Sydney en Nouvelle-Écosse. Ils se battent constamment à côté d’eux et pour eux, obligeant le gouvernement à leur donner de l’aide. Ils attirent ainsi des Canadiens anglais sans emploi, qui hurlent avec les communistes «Fight or Starve!»

La lutte anti-communiste

Les gouvernements et les villes s’inquiètent. Tous ces hommes qui peuvent devenir les troupes de choc des communistes… À Toronto, on interdit les discours en d’autres langues que l’anglais et d’autres drapeaux que l’Union Jack. Évidemment, on laisse flotter le drapeau des États-Unis le 4 juillet…

Les agitateurs et les agités sont la plupart du temps nés à l’étranger. Le fédéral en déporte des dizaines de milliers, immigrants récents ou indésirables. Maîtres de l’organisme-écran, les communistes se démènent en cour et dans la rue pour les aider derrière La Ligue pour la défense ouvrière du Canada, fondée en 1925 par le pasteur méthodiste A. E. Smith, devenu communiste depuis. En 1930, elle compte 2 500 adhérents et on veille à ce que les porte-parole n’appartiennent pas au Parti. Le Parti a aussi créé un National Unemployed Workers’ Association, attirant ainsi des travailleurs et des activistes non-communistes.

Mackenzie King à Ottawa, puis Richard Bedford Bennett qui le remplace, et Alexandre Taschereau à Québec, ne sont pas des hommes à se laisser trop émouvoir par la pauvreté. Riches tous les trois, ils expliquent (quand ils veulent donner des explications) que la crise est un mauvais moment à passer, qu’il faut balancer le budget, et ils dissertent sur les beautés de la responsabilité fiscale. Au mieux, le fédéral augmente les tarifs douaniers pour protéger certains produits canadiens contre la concurrence mondiale. Bref, le statu quo.

En 1930, le conservateur Richard Bennett devient Premier ministre. Il est certain qu’une révolution se prépare. Tim Buck est entièrement de son avis, ajoutant qu’«en comparaison, la dernière guerre va avoir l’air d’un combat de coqs».

Toutes les villes sont le théâtre de troubles, généralement peu graves. Plusieurs provinces, beaucoup de villes et l’essentiel de la presse croient, comme Bennett, que les groupes de protestations et les rassemblements de masse des chômeurs sont, par définition, des incubateurs de révolutionnaires. Lorsque le Komintern décrète en 1931 l’International Day against Unemployment, 13 000 personnes manifestent à Toronto le 25 mai, 12 000 à Winnipeg, 5 000 à Montréal. Tous des révolutionnaires potentiels…

Dans la nuit du 11 août 1931, la police de l’Ontario arrête les huit dirigeants communistes du Canada: un Britannique, un Écossais, un Juif, deux Ukrainiens, un Finlandais, un Croate et un Canadien anglais.

La police découvre plein de choses intéressantes en fouillant dans les papiers du Parti. La tactique du «classe contre classe» lui a coûté cher: 2 876 membres en 1929, 1 400 en 1931. Pour améliorer son image, le Parti en déclarait 4 000; pour améliorer la sienne, la GRC en annonçait 5 000…

La police peut préciser ce que Fred Rose évoquait dans un texte du Young Worker (15 juin 1931) quand il écrivait: «In spite of the fact that about 30 per cent of the population is French Canadian, there are very few French Canadians in our league». La police a trouvé les fiches d’un grand total de cinq (5) Canadiens français, un peu minoritaires parmi les 238 membres du Parti au Québec.

Pour l’ensemble du Canada, l’immense majorité des membres est encore finlandaise, ukrainienne et juive avec une couple de centaines de Canadiens anglais. «Only an insignificant percentage» parle anglais, écrivait le Parti un an plus tôt.

Les dirigeants arrêtés ne sont pas inquiets. Si le Parti enseigne que la chute du capitalisme est inévitable, personne n’a été assez fou pour écrire quelque part qu’il faut renverser le gouvernement par la force même s’il n’en pense pas moins. Par contre, le Komintern, la maison-mère des communistes, le proclame ouvertement. Comment prouver un lien direct entre le Parti et le Komintern? Le gouvernement a un as dans son jeu, un as de cinq pieds quatre pouces, Jack Esselwein dit «Izzy», membre en règle du Parti depuis sa fondation et, incidemment, agent de la GRC. La GRC a écarté les exigences physiques habituelles parce que Jack Esselwein parle quatre langues à une époque où rares sont les membres de la Force qui en parlent deux.

Esselwein explique au tribunal les liens entre le Parti et le Komintern et démontre que les communistes appartiennent à une organisation dont le but est de renverser par la force l’autorité établie. Le 18 novembre, les huit dirigeants communistes, dont Tim Buck, sont condamnés à des peines de trois à cinq ans de pénitencier. Le Parti est interdit.

Contrôlés par des leaders expérimentés, superbement organisés, les communistes passent sans état d’âme dans la clandestinité. Un sacrifice de plus. Aucun autre parti politique ne demande à ses membres autant de temps et d’énergie. On n’adhère pas au Parti communiste comme on devient membre d’un autre parti. Le Parti exige et obtient un dévouement total. Ce n’est pas de tout repos: la Française Jeanne Corbin, accusée d’incitation à l’émeute lors de la grève des bûcherons en Abitibi, passe trois mois à la prison de Ville-Marie; Annie Buller, qui avait fondé le Montreal Labour College, est condamnée à une année de prison en Saskatchewan; le jeune électricien Fred Rose fait quelques mois à Bordeaux.

Les adultes militent dans l’une ou l’autre des nombreuses organisations-écrans que le Parti met sur pied pour ratisser le plus large possible: la Workers’ Sport League, les Friends of the Soviet Union, l’Assemblée des ouvriers unis de Lorimier, la Ligue des Chômeurs de Saint-Henri, les Clubs de sans-travail à Montréal, etc.

Les jeunes rejoignent la Ligue de la jeunesse communiste, les mères La Ligue des Femmes. Ces dernières animent des groupes d’éducation populaire, financent les colonies de vacance des Petits pionniers. Les rares loisirs se passent entre communistes, à faire des lectures communistes, écouter des conférences sur les ennemis du communisme. Bref, ils en mangent.

En échange, le Parti paie ses permanents le strict minimum et garantit à tous les membres qu’ils seront des lépreux dans la société. Au mieux, ils parleront dans le vide. Mais, et c’est un gros mais: l’avenir, ils en sont sûrs comme d’une loi scientifique, leur appartient. Ils vivent dans le sens de l’Histoire.

Avec un peu d’imagination, et ils en ont beaucoup, ils comparent la situation délabrée de l’Amérique du Nord (aux prises avec la plus grand crise économique de son histoire) à celle de la Russie avant la prise du pouvoir par les communistes.

Et la crise continue. De 1928 à 1933, le revenu annuel par Canadien chute de moitié. En 1933, au creux de la vague, ceux qui ont la chance de travailler acceptent des baisses de salaire de l’ordre de 25% dans les manufactures, de 40% ailleurs. Évidemment la condition des chômeurs est encore plus désastreuse.

De 1929 à 1931, le taux de chômage chez les ouvriers syndiqués du Québec (10% des ouvriers) passe de 7,7% à 26,4%. Les scieries et les papetières ont dû réduire de plus de moitié leur production, envoyant par exemple 6 000 des 10 000 habitants de Chicoutimi directement à la charité publique. En Gaspésie, la morue ne se vend plus et le spectre d’une vraie famine plane. Dans l’Ouest, le boisseau de blé qui se vendait autour de 2$ le boisseau dans les années 1920 plonge à 34 cents.

Comme le font remarquer les communistes aux chômeurs désespérés et aux jeunes qui n’ont pas eu d’emplois depuis 1929, en URSS tout le monde travaille, l’industrie est en pleine croissance, les soins de santé et l’éducation sont gratuits pour tous. Le contraste est tellement frappant qu’il mène fatalement à la conclusion suivante: les communistes sont le futur, le capitalisme et la démocratie, le passé. Il n’y a pas d’autre solution de rechange à un système économique qui cause tant de chômage et qui exploite au maximum ceux qui travaillent, les communistes y croient dur comme fer. Ceux qui vont voir sur place aussi.

Les voyages organisés

Staline a décidé d’industrialiser l’URSS dans un temps record. Il faut bâtir des usines, acheter de la machinerie à l’étranger, nourrir les ouvriers des nouvelles usines. L’URSS n’a rien à vendre à l’étranger, sauf du blé. Toutes les terres agricoles deviennent les propriétés de l’État: 1,8 million de petits propriétaires paysans sont déportés entre 1929 et 1934. Suit la grande famine de 1933 qui fait six millions de morts, surtout en Ukraine. Le Goulag (Direction principale des camps de travaux forcés) est créé en avril 1930 pour gérer les camps de travail et de prisonniers. Des protestations s’élèvent en Occident. Moscou déclenche alors une campagne de relations publiques qui force l’admiration. La campagne vise des Occidentaux influents, penseurs, écrivains, philosophes et les journalistes engagés. Année après année, des milliers de touristes-pèlerins visitent l’URSS.

En URSS, la censure s’est perfectionnée depuis la Révolution. Au début, le gouvernement censurait ce qui pouvait lui nuire et indiquait les nombreux sujets tabous. Dans les années 1930 s’ajoute la censure positive: on explique aux journalistes, aux écrivains «ingénieurs de l’âme» comme leur dit Staline, ce qu’ils doivent écrire. Tout ce qui sort de l’URSS est filtré, épuré, vachement positif. Tout ce qui y entre aussi, particulièrement les visiteurs.

Ce qu’on voit en Amérique

Le gouvernement préfère ceux qui sont déjà convaincus comme Lincoln Steffens qui proclame de retour d’URSS I have seen the future and it works, texte qu’il a écrit dans le train suédois qui l’amenait en URSS… On aime bien aussi les intelligents naïfs et on leur bichonne sur mesure des voyages qui tiennent compte de leurs qualités et de leurs défauts. George Bernard Shaw en discutant «par hasard» avec deux serveuses dans le restaurant d’une gare réalise avec une immense joie qu’elles connaissent très bien toute son oeuvre. II en conclut que l’éducation soviétique fait des progrès de géants…

Paul Hollander a bien expliqué dans Political Pilgrims la facilité avec laquelle les intellectuels occidentaux qui ont voyagé en URSS durant les années 1930 et 1940 ont avalé l’appât, la ligne et la canne à pêche de la propagande soviétique, et en ont redemandé. Les intellos, par définition fascinés par les idées et qui aimeraient bien les essayer sur du vrai monde, sont emballés par un gouvernement qui n’hésite pas à faire de l’ingénierie sociale avec son peuple. (Rappelons l’enthousiasme de Françoise David en Chine communiste, de Roger Rashi dans le Cambodge des Khmers rouges et de Ronald Cameron à Cuba, qui avaient tous l’esprit requis de l’adoration furieuse.)

De retour chez eux, ils justifient tout, trouvent des excuses à tout et expliquent que, finalement, la démocratie soviétique est aussi valable que la démocratie occidentale. Cette admiration s’étend même au Goulag. La journaliste engagée Anna Louise Strong: «Les camps de travail ont conquis une grande réputation en Union soviétique comme les endroits où des dizaines de milliers d’hommes ont été réformés.» «La méthode soviétique de refonte de l’être humain est d’une efficacité si réputée, ajoutait-elle, que des criminels demandent à y être soumis

George Bernard Shaw: «() en Russie (un homme) qui entrait en prison en sortirait en homme comme les autres, s’il n’était difficile de le convaincre de sortir pour de bon. Autant que j’ai pu en juger, ils pouvaient y rester aussi longtemps qu’ils le désiraient.» Dans la guerre des idées entre le communisme et le capitalisme, ils ont choisi leur camp.

Depuis la Confédération, au Canada comme dans l’ensemble des pays capitalistes, tout repose sur la liberté individuelle et sur la propriété privée: liberté d’entreprise, libre concurrence et le moins de gouvernement possible. Depuis 1921, le Québec paie les frais des indigents. Les conditions sont rigoureuses: l’indigent ne doit avoir aucun soutien familial, être incapable de travailler et de vivre seul. Autrement dit, invalide ou très vieux. J. S. Woodsworth, profitant d’un gouvernement minoritaire, a fait adopter en 1927 un maigre régime de pensions de vieillesse.

En conséquence, quand la crise frappe, il n’y a ni assurance-chômage, ni médecine gratuite, ni allocations familiales, ni B. S. Bref, rien.

Avec la crise, le problème se pose différemment: comment aider tous ces indigents qui sont capables de travailler, qui le veulent, mais qui ne trouvent pas de jobs pour des raisons hors de leur volonté? Les gouvernements ont deux choix: leur donner de l’argent ou du travail.

Donner, comme ça, de l’argent à un travailleur valide? Impensable. On est bloqués par la maxime de Saint Benoît: «Qui ne travaille pas ne reçoit pas de pain». Dans la mentalité de l’époque et encore plus de l’élite, donner de l’argent à ceux qui ne travaillent pas est un encouragement à la paresse. L’élite, qui pourtant habite en ville, croit encore à la campagne qui se suffisait à elle-même et qui dépannait une famille si elle était dans le besoin. Le hic, c’est que la majorité de la population vit en ville depuis 1921.

Les gouvernements provincial et fédéral votent 20 million de dollars pour secourir les chômeurs par des travaux publics. La facture est partagée moitié-moitié entre les gouvernements et les villes.

Les Églises, la Saint-Vincent-de-Paul, l’Armée du Salut ne fournissent plus depuis longtemps. La ville s’endette pour fournir un minimum de charité publique. Le maire Camilien Houde endette encore plus Montréal pour mettre en branle de multiples travaux publics: le Jardin botanique, les chalets du Mont-Royal et du parc Lafontaine, des viaducs, des bains publics, les camilliennes (toilettes publiques), etc. Mais ces travaux sont loin d’employer tous les hommes disponibles, d’autant plus qu’on donne priorité aux pères de familles.

Ces travaux publics coûtent cher. L’équipement et l’outillage coûtent autant que les salaires. Le fait brutal est que les gouvernements n’ont pas les moyens de créer des emplois et qu’ils ne veulent pas s’endetter. Ils ne veulent pas non plus se taper une révolution, tous ces hommes inoccupés qui traînent dans les villes les inquiètent. C’est alors que le général Andrew McNaughton, indigné par les shacks autour des villes, propose que l’armée organise des camps de travail.

Les camps de travail

Ottawa accepte avec enthousiasme. En octobre 1932, l’armée ouvre ses premiers camps, loin des villes et des agitateurs. En juin, il y en a partout; certains camps ont 50 personnes, d’autres 2 000 comme Valcartier. Les hommes sont nourris, logés, avec une allocation de 20 sous par jour pour faire des travaux vaguement utiles (déboisement, etc.) Une cinquantaine d’incidents éclatent durant les premiers mois. On accuse les communistes, souvent à tort, mais pas toujours. Le Parti se dépêche de créer le Relief Camp Workers’ Union pour coordonner tous ces troubles, parfaitement conscient que, chaque année, 20 000 hommes s’ennuient à mort dans 200 camps.

Au Québec, on aime bien les camps, mais on préfère une solution conforme aux valeurs de l’élite: «faire de la terre». On envoie des gars de la ville et leurs familles fonder de nouvelles paroisses en Abitibi, au Saguenay, au Témiscouata, dans la Matapédia et en Gaspésie. À la fin de la décennie, 45 000 colons auront tenté le coup, trop souvent sur des terres de roche… Les deux tiers ont abandonné.

Les camps de travail, les nouvelles paroisses, les travaux publics, soulagent un peu les villes endettées. Un peu.

Les «pitons»

Après avoir longtemps tergiversé, Ottawa et Québec se résignent au fait que, pour la première fois de son histoire, l’État doit aider ses citoyens valides sans exiger de travail en retour. Ottawa et Québec vont payer chacun un tiers du coût d’un programme de charité publique pour les chômeurs qui sont soutiens de famille, le tout administré par les villes: le Secours direct.

Ces secours sont distribués sous forme de coupons de nourriture (qu’on peut échanger dans les épiceries), d’habillement, de chauffage et de loyer: les «pitons». Pour une famille de quatre personnes, la valeur des «pitons» se monte à quatre ou cinq dollars par semaine. Ce n’est pas beaucoup, assez cependant pour éviter la famine.

Le moral à terre

Avec plus d’un million d’habitants, Montréal est alors la métropole du Canada et sa plus grande ville industrielle. En 1932, près de 100 000 Montréalais dépendent des «pitons»; en 1933, près de 300 000. Les démunis de la province affluent à Montréal, qui croule sous les dettes.

Les pères de famille acceptent n’importe quel gagne-pain; ils se tiennent au coin d’une rue pour vendre des pommes, cinq sous; ils attendent près des poubelles dans l’espoir de récupérer quelque chose; leurs femmes mendient auprès des familles bourgeoises un misérable jour de travaux domestiques.

Une dépression, c’est en réalité un état d’esprit, l’impossibilité de croire à la stabilité, à la sécurité. L’élément vraiment tragique, c’est la démoralisation de tout un pays qui a perdu confiance en lui. La religion offre une échappatoire à la misère quotidienne et un espoir. Des foules nombreuses se massent à l’Oratoire Saint-Joseph, participent aux neuvaines, aux processions, aux fêtes du Sacré-Cœur. Mais la population, dans l’ensemble, reste désemparée.

Une voix gaspésienne, La Bolduc, une mère de famille nombreuse, s’élève pour traduire la « misère noire » du peuple, et sa colère.

«Ma boîte à charbon est brûlée et puis j’ai cinq vitres de cassées, ma lumière disconnectée et mon eau est pas payée. Y ont besoin de pas v’nir m’achaler, m’as les sacrer en bas de l’escalier

Au printemps 1933, sur 11,5 millions de Canadiens, un million et demi vit de la charité publique, soit 10% de la population. À ce moment, la plupart des Canadiens ont réalisé que la Grande Dépression n’est pas un échec personnel mais celui du système. La crise paraît interminable et les Canadiens ont l’impression que tout est foutu, que personne ne verra la fin de cette crise. Des provinces sont au bord de la banqueroute et plus d’une ville a déjà fait faillite.

La recherche désespérée de solutions

De nouveaux partis veulent changer, beaucoup, le capitalisme. Sorti de nulle part, le Crédit social prend le pouvoir en Alberta et le gardera pendant 36 ans. J. S. Woodsworth regroupe derrière lui des agriculteurs, des leaders syndicaux, des intellectuels et fonde en 1932 à Regina un parti social-démocrate, au nom inspiré de Co-operative Commonwealth Federation (Farmer-Labour-Socialist). Le CCF (ancêtre du NPD) condamne le système capitaliste, préconise la nationalisation des banques, des chemins de fer, des compagnies d’assurances, exige l’assurance-chômage, l’assurance-maladie, le soutien des produits agricoles.

La plupart des éditorialistes, horrifiés, rejettent ce programme qui leur apparaît comme un mélange d’idéalisme impratiquable et de communisme. Il semble assez radical à des socialistes de toutes les teintes de rouge qui veulent des changements majeurs, mais surtout pas un Canada soviétique ou une lutte des classes. Tous acceptent le socle en béton du CCF: ces changements majeurs, sans aucune ambiguïté, doivent se faire en respectant la démocratie; donc, des élections, des députés et un parlement.

Dès sa naissance, le CCF doit constamment expliquer qu’un social-démocrate n’est pas un communiste. Au Québec, il n’y parvient pas. L’élite canadienne-française, unanime, confond allègrement et probablement volontairement social-démocratie et communisme. N’empêche qu’elle n’a rien de mieux à proposer… mais elle cherche.

Depuis la Confédération de 1867, les chefs de file canadiens-français, politiciens, religieux, intellectuels, se sont repliés derrière les remparts traditionnels de la survivance canadienne-française: la langue, la religion, l’autonomie provinciale et la campagne; l’assise du peuple, son passé et son avenir.

L’arrivée de l’industrie a pris tout le monde par surprise. Dans le paisible village de Drummondville, on aménage deux chutes au début du XX siècle; huit usines sortent de terre, 4 800 emplois. En 1900, on implante une petite pulperie dans la paroisse rurale de Jonquière; dix ans plus tard, deux grandes papeteries, 2 300 habitants, 7 000 en 1921. Shawinigan n’a pas un seul habitant lorsqu’une première centrale électrique ouvre en 1901; elle compte 10 000 habitants en 1921. Cette année-là, la majorité des Québécois vit en ville.

Les industries, toutes les industries, des manufactures de textile aux moulins à papier en passant par les compagnies d’électricité, ont été amenées par des protestants anglophones de Montréal, de la Grande-Bretagne puis des États-Unis. L’élite essaie d’oublier, et les industries et les anglophones. Avec succès. Elle a des soucis plus élevés comme le résume Mgr Paquet qui s’écriait en 1902: «Notre mission est moins de manier des capitaux que de remuer des idées; elle consiste moins à allumer le feu des usines qu’à entretenir et à faire rayonner au loin le foyer lumineux de la religion et de la pensée

Trente ans plus tard, elle tourne encore le dos à ce monde industriel auquel elle ne comprend pas grand-chose et qui amène des idées nouvelles, des problèmes nouveaux (les femmes aux usines, le travail du dimanche…). Sa tête est ailleurs, à la campagne du XIXe siècle.

Chaque année, l’élite québécoise sort des collèges classiques avec une excellente connaissance du latin, un peu moins du grec, de bonnes notions d’histoire romaine et de la rhétorique. Essentiel pour devenir prêtre, beaucoup moins pour devenir avocat ou médecin. Inutile (certains le déplorent) pour devenir ingénieur, scientifique, bref les emplois du monde industriel. Pendant que l’élite bûche les œuvres de Cicéron et de Xénophon, les autres 95% de Canadiens français, peu instruits, souvent analphabètes, occupent de père en fils et de mère en fille le bas de l’échelle du monde industriel. Dans les années 1930, ils y sont encore. Par exemple, la population de Drummondville est à 99% d’expression française; l’usine textile la plus importante compte 2 300 employés; il n’y a qu’un seul Canadien français au-dessus du rang de contremaître, le médecin attitré de l’usine. L’élite aimerait bien changer ces capitalistes pour des capitalistes canadien-français, mais c’est un vœu pieux car elle se méfie (politiciens inclus) de l’intervention du gouvernement. Certains audacieux aimeraient bien démanteler quelques monopoles comme celui de l’électricité, mais ce que tous aimeraient, au fond, c’est copier le modèle de société imposé par deux dictateurs, Mussolini en Italie et Salazar au Portugal: le corporatisme.

Essentiellement, ce modèle vise à assurer la paix sociale et l’ordre par la concertation harmonieuse de tous les groupes sociaux (patrons, ouvriers, Église, etc.) réunis dans des corporations vouées à la poursuite du bien commun. Pendant que les élites canadiennes-françaises cogitent sur une idéologie déconnectée de l’Amérique du Nord, les communistes s’activent.

La centrale rouge

Depuis sa fondation en 1929, la centrale rouge, la Ligue d’unité ouvrière, s’est intéressée au dernier échelon de l’échelle ouvrière où s’accrochent beaucoup d’immigrants peu qualifiés, non syndiqués, et donc très mal payés: marins, métallos, mineurs, bûcherons, travailleuses du vêtement, travailleurs négligés par les unions internationales.

En 1930-31, trois syndicats nationaux de mineurs, de bûcherons et de travailleurs du vêtement se joignent à la Ligue d’unité ouvrière, premier noyau de syndicats communistes.

La lutte des 600 mineurs d’Estevan (Saskatchewan) pour qu’on reconnaisse leur syndicat communiste (Mine Workers Union) est le modèle classique des affrontements des années 1930 entre la Ligue et les patrons.

Grève, donc. Les patrons refusent de discuter avec des communistes. La police intervient volontiers, interdit les démonstrations. L’émeute éclate, trois grévistes sont tués. La police arrête les meneurs de l’extérieur. La compagnie engage des scabs. Des élections permettent de choisir un nouveau syndicat et de se débarrasser de celui de la Ligue. Ce modèle, les morts en moins, va se répéter d’un bout à l’autre du pays, d’Anyox (B. C.) à Rouyn-Noranda en passant par Flin Flon (Manitoba).

La Ligue s’est fait une crédibilité très rapidement. En 1929, pas une seule cellule communiste dans les usines et les mines. En 1933, plus d’une centaine de Nanaimo en Colombie-Britannique à Glace Bay en Nouvelle-Écosse.

La Ligue contrôle une douzaine de syndicats avec leurs succursales à travers les provinces (l’Union industrielle des bûcherons d’Amérique, l’Union industrielle des travailleurs de l’aiguille, les Travailleurs unis du vêtement du Canada, etc.) et une trentaine de syndicats locaux. En tout, un maximum de 30 000 ou 40 000 travailleurs. Des communistes sont à la tête de la majorité des grèves déclenchées en 1934.

La plus connue au Québec est celle de la «guenille», en août 1934, première grève de masse au Québec. Organisée par Léa Roback et J.-A. Guilbeault, 4000 ouvrières dans la confection pour dames forcent la fermeture de 125 ateliers, les pires sweatshops du Canada, se battent (des femmes!) en pleine rue Sainte-Catherine avec des fier-à-bras engagés par les patrons. Si, en septembre, les patrons cèdent sur bon nombre de questions, aucun ne voudra reconnaître un syndicat communiste.

L’historien Desmond Morton écrit: «For all the romantic appeal of their campaigns, that was the familiar outcome of Communist union organizing. (…) In the great majority of cases, they (tactiques) failed, leaving a heritage of violence, martyrdom and misery

Beaucoup plus inquiétant pour le gouvernement et l’élite québécoise, le Parti est l’instigateur de la plus importante protestation des travailleurs depuis la grève générale de Winnipeg, la marche sur Ottawa.

On to Ottawa Treck(On to Ottawa historical Society website)

Au début de 1935, les hommes des camps de la Colombie-Britannique sont complètement écœurés. Deux mille hommes abandonnent leurs camps. Direction Vancouver. Ils exigent du travail, manifestent, inquiètent pendant quelques semaines. Puis, sous l’impulsion d’Arthur «Slim» Evans, un des meilleurs organisateurs communistes au Canada qui a aidé à fond le Relief Camp Worker’s, le 3 juin à 22 h 30, 800 hommes embarquent sur le toit des wagons de chemin de fer; même chose le lendemain et le surlendemain. En tout 1 500 hommes se dirigent vers Ottawa afin de dire au Premier ministre Bennett ce qu’ils pensent de ses politiques et de son administration. À Winnipeg, 1 200 autres hommes les attendent. Ils sont rendus à Regina lorsque le premier ministre Bennett réalise enfin que 3 000 hommes enragés risquent de débarquer sur les pelouses du Parlement pour lui dire deux mots ou plus… Bennett interdit les trains vers l’Est et, de fort mauvaise grâce, accepte de rencontrer leurs délégués. La réunion se résume à un échange hargneux d’injures. Puis, le 1er juillet, Bennett ordonne à la GRC de Regina d’arrêter les dirigeants. Une émeute sanglante éclate: 250 blessés, un policier est tué.

L’élite québécoise est horrifiée. Elle craint l’agitation communiste, prédit le pire dans une province qui compte 400 000 sans-travail sur trois millions d’habitants. Du premier ministre au chanoine Lionel Groulx, en passant par les nombreuses associations catholiques, tous se mobilisent pour mettre en garde les Canadiens français contre les «idées subversives» du communisme. On se pompe mutuellement, on exige que les gouvernements se réveillent.

On s’inquiète sans raison.

Attirer les Canadiens français: défi impossible

En 1929, le Parti s’était fixé comme objectif d’arrêter d’être un Parti d’immigrants et de recruter chez les Canadiens anglais et français. Tim Buck avait même demandé à la Ligne ouvrière de recruter dans les usines du Québec 200 000 travailleurs, «les masses les plus exploitées au Canada».

Vaste programme! Du côté Canadiens anglais, quelques minces progrès. Pour les Canadiens français…

Rappelons que lors des perquisitions dans les bureaux du Parti en 1931, la GRC n’avait trouvé que cinq noms canadiens français.

Attirer des Canadiens français est le mal de tête permanent du Parti, empiré par les pressions du Komintern. Puis, un espoir sérieux, Paul Delisle, un des soldats canadiens qui a débarqué en Russie pendant la Révolution. Le Parti l’envoie étudier dans la Mecque du communisme, l’école internationale Lénine de Moscou.

Fondée par le Komintern en 1926, c’est une école unique sur la planète. Elle forme des cadres révolutionnaires. Le principal sujet au programme est la révolution. Entre 1926 et 1938, 3 000 étudiants sont passés par ses salles de cours. Les profs sont triés sur le volet, les élèves aussi, Erich Honecker, Wladyslaw Gomulka, Josip Broz Tito, la crème de la crème des militants communistes du monde entier. Paul Delisle y passe 18 mois.

À son retour en 1933, on lui confie l’organisation du Parti auprès des Canadiens français. Instruit, bilingue, orateur charismatique, ayant l’appui total de sa femme Berthe Caron, communiste convaincue, Delisle est l’étoile (rouge) qui monte dans le Parti. Mais il meurt d’un cancer à la fin de 1934. Le Parti envoie d’autres Canadiens français, Philippe Richer, E. Simard, Willie Fortin, Évariste Dubé, etc., sans succès.

C’est que le Parti a tout ce qu’il faut pour rebuter les Canadiens français.

Un communiste n’est pas d’abord ukrainien, protestant, allemand, catholique, juif. Sa première allégeance est à la classe ouvrière… et il y a des ouvriers partout. En théorie, l’ouvrier communiste de l’Ontario a plus de points communs avec celui de l’Allemagne ou du Québec qu’avec n’importe quel Ontarien qui n’est pas ouvrier. C’est pourquoi un communiste trouve normal de lire dans The Worker (14 avril 1934) qu’un délégué du Parti à la 8e convention du Parti Communiste Américain a déclaré qu’un Canada soviétique devait être une section «of the united soviets of North America».

Les ouvriers n’ont pas de patrie

Le nationalisme est un truc de la bourgeoisie pour détourner les ouvriers de leur vraie mission, lutter contre elle. Associé à un clergé qui vit encore au XIXe siècle, celui des Canadiens français apparaît particulièrement réactionnaire. Reconnaître le nationalisme canadien-français risque de diviser la classe ouvrière canadienne et de l’affaiblir. Aussi, le Parti admet du bout des lèvres qu’ils constituent un «groupe racial», mais certainement pas une nation.

Les communistes Canadiens français doivent donc rejeter le nationalisme. Ils doivent aussi laisser leur langue à la maison. Au Canada, Marx parle anglais. Au Québec aussi.

Les boss sont à Toronto, la section montréalaise comprend quelques rares bilingues comme Fred Rose, mais seule Léa Roback, élevée à Beauport près de Québec, ne passe pas pour une étrangère. Et même pour elle, il serait difficile d’expliquer pourquoi les communistes, comme ils l’ont dit et répété, veulent détruire la religion, «opium du peuple» selon Marx. Lénine a écrit à Gorki le 13 janvier 1913 qu’il avait une aversion intense et personnelle pour tout ce qui était religieux: «Rien n’est plus abominable que la religion».

Difficile à avaler. L’éventuel communiste canadien-français doit donc mettre de côté sa langue, son nationalisme et aussi renier sa religion. Bref, le Parti n’attire pas les Canadiens français parce qu’il n’est pas attirant. Pourtant, en 1935, les communistes du monde entier reçoivent l’ordre de séduire.

Le grand virage

Les cinq délégués canadiens au congrès du Komintern à Moscou vont de surprise en surprise. Un autre virage de Staline… et quel virage!

On explique aux délégués qu’ils doivent désormais faire la fine distinction entre les «dictatures fascistes» et les «démocraties bourgeoises». Ces dernières, malgré leurs imperfections, sont préférables aux premières. C’est le moins que Staline puisse admettre.

Lorsque les Nazis ont obtenu 6,5 millions de votes en 1930, Staline trouvait que c’était un signe positif. Ça montrait que les masses perdaient leur illusions sur les parlements et la démocratie. Reflétant la voix de son maître, le chef du parti communiste allemand, Thaëlmann, déclarait le 31 décembre: «Il y a des gens à qui les arbres nationaux-socialistes cachent la forêt sociale-démocrate.»

Aux dernières élections allemandes, en novembre 1932, sociaux-démocrates et communistes avaient obtenu plus de voix (13,2 millions) que les Nazis (11,7 millions). À ce moment, Staline décrétait toujours que les sociaux-démocrates étaient aussi réactionnaires que Hitler et il avait interdit aux communistes allemands toute alliance avec eux. Il leur avait ordonné de concentrer leurs attaques sur les «socio-fascistes». Ses ordres avaient été suivis à la lettre, les communistes allant même jusqu’à s’allier avec les nazis contre les sociaux-démocrates durant la grève des transports à Berlin en 1932.

L’arrivée au pouvoir d’Hitler en 1933 n’inquiète pas Staline. Il est certain que le peuple allemand va se soulever. Sérieuse erreur de jugement… Aussitôt élu, Hitler interdit aussi bien le parti communiste que le parti social-démocrate, arrête des milliers d’opposants qu’il envoie inaugurer en mars le camp de concentration de Dachau, le premier du genre. En quelques mois, il met l’Allemagne au pas. Il n’y aura pas de soulèvement des masses. Staline s’est planté. Après l’Italie et le Portugal, l’Allemagne est le troisième pays fasciste de l’Europe.

Le front populaire

Aux partis communistes réunis à Moscou, Staline ordonne d’oublier le «classe contre classe» et de créer avec tout ce qui bouge à gauche des fronts populaires contre les fascistes en commençant par l’Allemagne nazie. Enfin, à la grande joie des communistes juifs, Hitler a un ennemi déclaré.

De retour de Moscou, le Parti annonce à ses membres et aux Canadiens médusés que, contrairement à ce qu’il dit depuis sa fondation, la principale division de la société n’est pas entre les travailleurs et la bourgeoisie mais entre le «peuple» et le «monopole», en gros, les 35 plus grosses compagnies du pays et leurs amis, le coeur du fascisme canadien. Le Parti élargit «peuple» qui comprend maintenant les travailleurs, les petits commerçants, les petits entrepreneurs et même les professionnels. En somme, les communistes veulent regrouper tout ce qui n’est pas fasciste dans un front anti-fascisme. Mais pour ça, le Parti doit être un peu plus présentable.

Le new look convivial du Parti

Le Parti refait, par une grosse opération de maquillage, son look idéologique et physique. Il veut offrir un tout nouveau visage aux Canadiens.

Plus question d’avoir l’air de bohémiens. Les camarades doivent adopter un style de vie conventionnel et faire une bonne impression, autant personnelle que politique, sur leurs collègues de travail comme sur leurs voisins. La presse du Parti publie des articles comme «How Does a Communist Hold Down a Job?» Les camarades doivent donner le bon exemple moral. Le Parti va jusqu’à créer en 1938 une Commission de Contrôle Central (CCC) pour corriger la «dégénérescence morale», particulièrement chez les leaders dont les écarts mineraient leur «capacité à servir notre cause» et discréditeraient le Parti. Pierre Gélinas, qui a été longtemps membre du Parti, faisait remarquer dans son roman Les Vivants, les morts et les autres: «Les exigences de la politique révolutionnaire rejoignaient celles de la morale bourgeoise».

On croise maintenant les communistes dans les cafés, les théâtres, les synagogues. En 1936, la Ligue des Jeunes Communistes (YCL) rappelle à ses cadres que les partys d’étudiants sont «an essential part of high school work». Les membres peuvent avoir des loisirs comme tout le monde, «bridge, musique, cinéma et bingo» (femmes) et les sports (hommes). Durant l’été, les sections provinciales organisent des camps pour adultes et enfants, les sections locales des activités d’une journée ou d’une fin de semaine.

Le Parti met sur les tablettes la révolution du prolétariat, du moins dans un avenir rapproché, et abandonne sa langue de bois qui casse les oreilles des Canadiens. Finies les revendications pour un Canada soviétique, pour «un gouvernement révolutionnaire des travailleurs et des fermiers pauvres», pour «la dictature du prolétariat». Les «cellules» deviennent des «clubs», les «plenums» des «executive sessions».

Le Parti exige que ses associations ethniques, son éternel vivier de recrues, ouvrent leurs portes à leurs compatriotes «moins politiquement avancés» comme ils disent. Les changements de noms, beaucoup plus inclusifs, sont révélateurs: The Polish Labor Farmer Temple Association devient the Polish People’s Association et le Jugoslav Workers’ Clubs se scinde en deux, le Serbian People’s Movement et la Croatian Cultural Association. Ils adoucissent aussi l’image des groupes qu’ils contrôlent: The Workers’ Sports Association (WSA), remplace rapidement sa revue Spartak dont le style est très «classe contre classe» par une revue plus professionnelle, Sports Parade.

«O Canada»

Le Parti chante fièrement le «O Canada» et ses graphistes incorporent la feuille d’érable et le castor avec le marteau et la faucille. Désormais, le Parti embrasse le pays. «Être communiste c’est être américain», disent les camarades voisins qui prétendent être les héritiers de Jefferson et d’Abraham Lincoln. Les communistes de la Colombie-Britannique publient un bulletin publicitaire Communists Love Canada!

Le Parti fait moins peur et être membre n’est plus aussi exigeant ni d’ailleurs aussi dangereux. Arrivent les premiers bourgeois, le parfait bilingue Stanley Ryerson (fils du doyen de la Faculté de médecine de Toronto), Dorothy Livesay, Kent Rowley, et une toute petite poignée de francophones dont l’universitaire Gui Caron.

Les candidats communistes

Depuis sa fondation, le Parti participe à toutes sortes élections. Il n’y croit pas, mais c’est une bonne plateforme pour faire de la propagande. Le Parti a fait élire en 1933, un échevin et un commissaire d’école dans le North End de Winnipeg. Deux autres en 1934. En 1935, 25 candidats communistes emportent des élections scolaires ou municipales dans des quartiers ethniques.

À partir de 1935, le Parti abandonne, du moins officiellement, l’idée marxiste classique qu’un État capitaliste ne peut pas être transformé en État des travailleurs par les élections. Évidemment, il aspire toujours ouvertement à la démocratie «supérieure dont jouissent les citoyens soviétiques», mais il déclare sur toutes les tribunes qu’il n’a jamais, au grand jamais, envisagé d’imposer le communisme contre la volonté du peuple.

14 octobre 1935, élections fédérales. Le libéral Mackenzie King défait Bennet. Même si le Parti communiste est toujours illégal, Ottawa n’a pas disqualifié ses 13 candidats qui obtiennent un maigre 31 151 votes. Il s’encourage en comparant avec 1930: huit candidats et 6 034 votes. Il se décourage en réalisant que le vote de protestation de gauche est allé essentiellement au CCF.

Au Québec, Fred Rose, le «P’tit Fred», organisateur bilingue «trait d’union» entre les anglophones et les francophones, obtient 3378 voix dans Montréal-Cartier, qui englobe le quartier juif autour du boulevard Saint-Laurent. Neuf ans plus tôt, le communiste Michael Buhay y avait recueilli 658 voix.

Un front commun syndical

Durant l’hiver 1935-36, prêt à tout pour faire un front commun syndical contre la menace fasciste, le Parti liquide la Ligue d’unité ouvrière et ses syndicats communistes. Il ordonne aux membres de rejoindre les rangs des unions internationales affiliées à leur centrale préférée, la COI (Comité de l’Organisation Industrielle). Motivés, infatigables, toujours disponibles, ils font un travail de géant au sein de cette union et y occupent rapidement de nombreux postes de direction. Évidemment, c’est dans leur nature, ils ne peuvent s’empêcher d’essayer de radicaliser tout le monde, ce qui provoque des tensions. Même problème avec le CCF, traité depuis 1928 de fasciste social et de fasciste ouvrier. C’est bien fini, assure le Parti. Il veut maintenant s’allier avec tous les socio-démocrates et applaudir la démocratie. Bref, le communisme avec le sourire plutôt qu’avec un couteau entre les dents.

Les sociaux-démocrates du CCF se méfient avec raison; en Ontario, le Parti infiltre tellement leurs associations qu’en 1936 J. S. Woodsworth dissout le CCF de la province.

Les catholiques sont inquiets. D’abord, depuis juin 1934, Ottawa a commencé à libérer tranquillement les dirigeants communistes. En novembre, c’est le tour du chef lui-même, Tim Buck, fêté par 17 000 sympathisants au Maple Leaf Square Garden, sous un gigantesque portrait de Staline.

Malgré les pétitions d’associations catholiques qui pleuvent sur le bureau du ministre de la Justice Ernest Lapointe l’implorant «d’empêcher les menées subversives» des communistes, Mackenzie King abroge en juin 1936, l’article 98 du Code criminel. Le Parti redevient légal, ce qui ravive le sentiment d’inquiétude face au «péril rouge». D’autant plus que la tactique du front commun des communistes vient de réussir dans la catholique Espagne.

Le Frente popular

Le 16 février 1936, le Frente popular d’Espagne, qui regroupe tout ce qui est à gauche, gagne les élections d’une faible longueur.

Cette victoire est accompagnée de vandalisme contre les églises et les couvents. Gestes dangereux dans une démocratie encore trop récente et fragile pour faire face aux nostalgiques de l’autorité des années précédentes. Quatre mois plus tard, un groupe de généraux, dont Francisco Franco, se soulève contre le gouvernement républicain.

En moins d’une semaine, Mussolini et Hitler envoient de l’aide militaire. Une guerre civile devient internationale et idéologique.

Un médecin montréalais de 46 ans est outré. «C’est en Espagne que se livre le combat fondamental de notre temps. C’est là que se décide le sort de la démocratie», écrit Norman Bethune, chef de chirurgie thoracique à l’hôpital du Sacré-Cœur, LE spécialiste de la tuberculose en Amérique du Nord. Membre du Parti depuis l’automne 1935, il a fait scandale à la Montreal Chirurgical Society avec sa conférence Take the Profit out of Medecine prônant une médecine plus sociale.

Les sujets de conversation ne manquent pas au local rue Ste-Catherine Est: l’Espagne, la légalisation du Parti, les élections provinciales qui s’en viennent. Mais ce qui rive les 400 communistes à leur radio depuis le 19 août, c’est le déroulement d’un procès incroyable à Moscou: les camarades de Lénine sont accusés d’avoir trahi la patrie soviétique.

Le procès de Moscou

Deux proches camarades de Lénine, Kamenev et Zinoviev, ainsi qu’une quinzaine d’autres bonzes du parti sont accusés d’avoir constitué un «centre terroriste trotsko-zinoviétiste», lequel complotait d’assassiner Staline et la plupart des membres du Politburo pour restaurer le capitalisme avec l’aide de fascistes allemands et japonais.

L’équivalent aujourd’hui serait d’accuser Françoise David d’être à la solde de la revue Playboy depuis 20 ans et Claudette Carbonneau d’espionner pour le Conseil du patronat.

Pourtant, au cours du procès, ouvert aux journalistes, aux observateurs étrangers et suivis dans le monde entier, ces vieux communistes avouent effectivement avoir espionné pour le compte du Japon, de l’Angleterre, des États-Unis, d’avoir comploté pour tuer Staline.

Dans un style qu’on n’avait pas entendu depuis la Révolution française, le procureur Vychinski requiert la peine de mort contre «ces aventuriers qui ont essayé de piétiner de leurs pieds boueux les fleurs les plus odorantes de notre jardin socialiste.» Évidemment, il l’obtient. Le 24 août 1936, tous les accusés sont reconnus coupables, condamnés à mort et exécutés dans les 24 heures.

Trois jours plus tard, Maurice Duplessis, le chef de l’Union nationale, écrase les Libéraux au pouvoir depuis 39 ans.

Fred Rose obtient 578 voix dans Saint-Louis (l’équivalent provincial de Montréal-Cartier), ce qui n’est pas réjouissant, mais il y a de quoi déprimer la centaine de communistes canadiens-français devant les résultats d’Emile Godin, un maigre 288 voix dans Sainte-Marie, ou d’Évariste Dubé, le président provincial, un rachitique 185 voix dans Saint-Jacques.

Avec Duplessis, la lutte contre les communistes monte d’un cran.

À l’exception de quelques rares intellectuels et d’une poignée de radicaux, les Canadiens français se rangent comme un seul catholique derrière Franco qui combat les républicains espagnols, ces «blasphémateurs qui détruisent les merveilles de l’Espagne et massacrent les prêtres et les religieuses». Effectivement, des dizaines de milliers de prêtres, de religieux et de religieuses sont assassinés dans les premiers mois de la guerre. C’est la persécution la plus sanglante de l’histoire de l’Église.

Aussi, après l’Italie de Mussolini et l’Allemagne d’Hitler, le Vatican est le troisième pays qui reconnaît Franco.

Officiellement, les groupes de pression pour Madrid, la Canadian League for Peace and Democracy, le Comité d’aide à l’Espagne (CAE), etc., sont dirigés par des pacifistes convaincus comme Frank R. Scott, professeur de droit de McGill, ou les pasteurs des églises protestantes de Montréal. Le Parti, qui manipule tous ces groupes, veut les présenter comme le fruit d’une campagne populaire.

Pour mousser la cause républicaine, la section montréalaise du Comité d’aide à l’Espagne (CAE) organise à l’automne 1936 la visite à Montréal d’une délégation espagnole en tournée aux États-Unis. L’Église se déchaîne. La visite est aussitôt dénoncée par monseigneur Georges Gauthier, qui fait lire en chaire par tous les curés de la métropole sa lettre pastorale contre le communisme. La Société Saint-Jean-Baptiste demande au Premier ministre Duplessis et à la ville de Montréal d’interdire une assemblée qui peut «mettre en danger la paix et l’ordre public.»

Lorsque les délégués espagnols arrivent de Toronto le 23 octobre au matin, quelque 200 étudiants de l’Université de Montréal se présentent à l’hôtel de ville pour réclamer l’interdiction de l’assemblée de l’Aréna Mont-Royal. Ils l’obtiennent.

Le comité d’organisation multiplie en vain les efforts pour trouver une salle. Impossible. La grande assemblée est annulée. En soirée, une réunion se tient à l’hôtel Mont-Royal où loge la délégation. Pendant ce temps, quelque 2 500 étudiants sont massés devant l’Aréna Mont-Royal, scandant «À bas les communistes!», «À bas l’impérialisme!» et «À bas les juifs!» Ils sont dispersés par la police.

Par coïncidence, le 25 octobre, les catholiques célèbrent la fête du Christ-Roi. À Montréal, plus de 100 000 personnes écoutent monseigneur Georges Gauthier et le père Louis Chagnon «protester contre la propagande communiste dans notre pays». À Québec, 15 000 personnes écoutent le cardinal Villeneuve dénoncer les «horreurs» du communisme et la diffusion prodigieuse de cette doctrine. Maurice Duplessis félicite les étudiants de Montréal de leur contre-manifestation du vendredi soir et rappelle qu’il a récemment interdit l’entrée au Québec de films russes!

Assurés de l’appui du premier ministre lui-même, 2 000 étudiants retournent dans la rue. De l’intersection des rues Ste-Catherine et Montcalm, ils descendent jusqu’à la Place d’Armes en criant «À bas le communisme!», «À bas les Juifs!»

Le lundi suivant, le pro-maire Léo J. McKenna annonce l’interdiction de toutes réunions «tenues sous la direction des communistes».

Los Canadienses: les héros clandestins

Soldats du bataillon Mackenzie-Papineau dans une tranchée en Espagne, vers 1937-1938. Archives nationales du Canada, C-067469

Quelques semaines plus tard, en décembre, des volontaires convaincus, dont le Gaspésien Amédée Grenier, le Montréalais Rosario Martineau, Lauradin Roy, Napoléon Brais, Lucien Tellier, Roger Bilodeau, en tout, 56 Canadiens français quittent discrètement le pays pour New York, d’où ils s’embarquent pour la France. Tout est organisé par le Komintern qui recrute des volontaires dans tous les pays où se trouve un Parti communiste. Ses agents leur font traverser la frontière espagnole pour rejoindre Albacete, la capitale mondiale du safran et le lieu de rassemblement des Brigades internationales: 40 000 hommes, venus de 50 pays pour se battre contre Franco. La plupart se joignent aux Américains de la Brigade Abraham Lincoln. Puis, en 1937, ils ont leur unité autonome, le bataillon MacKenzie-Papineau (en mémoire des chefs anglophone et francophone des rébellions de 1837), qui fait partie du Quinzième Régiment International des Brigades internationales.

Grâce au Komintern, les communistes sont les plus nombreux et les mieux organisés. Mais on y trouve aussi des socialistes, des anarchistes, des aventuriers. Beaucoup deviendront célèbres par la suite, George Orwell, André Malraux, Tito, etc. L’Espoir d’André Malraux, Pour qui sonne le glas d’Hemingway rendent le son de l’époque.

Les brigades donnent à la guerre civile un caractère international et un prélude à la lutte européenne contre les fascistes. C’est le zénith du prestige communiste en Occident. Ce qui permet au deuxième procès de Moscou de passer comme dans du beurre et surtout à la Grande terreur de passer sous le radar des journalistes.

En une année et deux procès parfaitement rodés, Staline écarte tous ses vieux camarades, la crème de la société soviétique. Lors du premier procès en janvier 1937, ils sont accusés d’avoir formé un «centre antisoviétique trotskiste de réserve». Lors du deuxième, en mars 1938, un «bloc des droitiers et des trotskistes».

Les accusés, dont Boukharine que Lénine appelait «l’enfant chéri du Parti», avouent leurs crimes et sont condamnés à mort. La Pravda rapporte que le verdict est accueilli par des manifestations de joie populaire.

Arthur Koestler, ex-communiste lui-même, a brillamment expliqué dans son roman Le Zéro et l’Infini comment ces vieux communistes ont accepté, et pas toujours sous la torture, de s’accuser de tous ces crimes. Incidemment, il est interdit aux communistes de lire ce livre.

Du membre qui essaie de vendre Clarté sur la rue Ste-Catherine jusqu’au politburo de Toronto, tout le Parti croit dur comme fer les accusations et les aveux des accusés. Herbert Norman écrit de Harvard que «l’insolence calme» des accusés de Moscou était «un spectacle à vomir». Buck devait dire plus tard qu’aucun membre du Comité central n’a jamais soulevé une seule question sur les procès. Lui-même a assisté au procès de Boukharine et considère que ces procès sont une réaction légitime de l’URSS à une décennie de subversions internes manigancées de concert avec Trotsky et les fascistes. Rien de moins. André Malraux avance que «De même que l’Inquisition n’affecta pas la dignité du christianisme, les procès de Moscou n’ont pas diminué la dignité fondamentale du communisme».

La Grande Terreur

Les procès de Moscou sont largement couverts par les médias tant soviétiques qu’occidentaux. Ce faisant, ils masquent durablement l’autre face cachée et inavouée des purges, la Grande Terreur, celle des «opérations de masse», dévoilées seulement après la chute de l’URSS au début des années 1990.

En seize mois, d’août 1937 à novembre 1938, 1,5 million de citoyens soviétiques «ordinaires» sont arrêtés. Le verdict d’innocence n’est pas prévu. Il n’y a que deux sentences, après un jugement sommaire ou pas de jugement du tout: la première, fusillé; la seconde, déporté.

Environ 750 000 sont exécutés, soit près de 50 000 exécutions par mois, 1 600 par jour. Les autres sont condamnés aux travaux forcés et envoyés au Goulag. Fait absolument unique dans l’Histoire, la police politique est chargée de «traiter» les «ennemis du peuple» selon des quotas fixés à l’avance selon les régions. Elle reçoit des ordres du style: «Vous êtes chargés d’éliminer 10 000 ennemis du peuple.» Des régions sont fières de dépasser les quotas…

La Loi du cadenas

L’élite, l’Église et la police demandent au gouvernement de Duplessis des actions énergiques pour combattre le fléau communiste. Le cardinal Villeneuve met sur pied un comité secret de citoyens qui demande à Duplessis une loi pour protéger la province du communisme.

En mars 1937, Maurice Duplessis fait adopter à l’unanimité une loi «protégeant la province contre la propagande communiste». La Loi du cadenas est un instrument de répression ingénieux. Elle ne s’en prend pas aux personnes, mais aux lieux. Elle permet de cadenasser toute maison ou immeuble soupçonné de servir à la propagande communiste. Et d’en mettre les habitants à la rue. Pendant une année. La deuxième et troisième lecture de la loi passent en une demi-heure. Le sens du mot «communiste» n’est défini nulle part. C’est le Procureur général, en l’occurrence Duplessis lui-même, qui s’occupera de le définir si besoin est. Par conséquent, la loi peut servir, et servira, à supprimer n’importe quelle agitation radicale. De plus, c’est aux accusés de prouver leur innocence.

Les mois passent, la loi n’est appliquée nulle part. Mais elle intimide: des propriétaires refusent de louer une salle aux Amis de l’Union soviétique ou à l’Association des sans-travail. L’écrivain André Malraux ne peut trouver un seul local pour ses conférences lorsqu’il vient à Montréal en avril 1937. Mais il y a une exception.

À la fin 1936, le docteur Norman Bethune était parti offrir ses services en Espagne. Il y est devenu une légende.

À cette époque, on n’avait encore fait de transfusion de sang que de personne à personne, la création de banques de sang conservé en ampoules était encore expérimentale. Le premier dans le monde, Norman Bethune a organisé la première unité mobile de transfusion sanguine sur la ligne de front. La technique mise au point par Bethune a été raffinée et utilisée depuis dans toutes les guerres.

En juin 1937, il revient au pays recueillir des fonds pour les enfants victimes de la guerre: 250 personnes en délire l’attendent à la gare Bonaventure. Bethune leur répond poing levé, le salut du Front populaire.

Au son d’airs de la république espagnole et décoré de bannières aux couleurs de la République, l’Aréna Mont-Royal se remplit de plus de 15 000 personnes dont plusieurs doivent demeurer debout. Après une longue ovation, Bethune, optimiste, résume la situation en Espagne, raconte ce qu’il a vu, affirme que, fort de l’appui de la population, la république est sûre de sa victoire. «L’Espagne peut être le tombeau du fascisme».

Deux mois plus tard (le 20 août 1937), Le Devoir et L’Action catholique publient une lettre des évêques et archevêques d’Espagne. «On les (les religieux) a mutilés affreusement avant de les tuer; on leur a crevé les yeux, coupé la langue, on les a éventrés, brûlés ou enterrés vifs, tués à coups de hache.»

Les descentes commencent

Le 9 novembre, à 8 h du matin, 25 policiers de l’Escouade rouge cadenassent les locaux du journal communiste Clarté. Le lendemain, ils vont chez l’éditeur Jean Péron, saisissent ses filières, ses livres et cadenassent son local pour un an. Puis c’est au tour des locaux de l’Artistic Printing Co. rue Notre-Dame, du Modern Book Shop, la librairie de Léa Roback. Dans les jours suivants, les policiers font des descentes dans les maisons de Léa Roback, de Stanley Ryerson, de Fred Rose, etc. Duplessis a décidé de frapper.

Populaire au Québec, la loi scandalise un grand nombre d’esprits libéraux chez les Canadiens anglais. L’Union des libertés civiles, sous la direction du professeur Frank Scott de McGill, prend la direction d’une longue procession d’anglophones qui s’opposent à la loi. Finalement, le 15 mars 1938, le ministre de la Justice d’Ottawa invite Duplessis à discuter des implications de la loi avec certains de ces groupes.

Duplessis refuse: «Notre loi a rendu d’éminents services, et contribué puissamment à nous débarrasser des communistes odieux et intolérables, et avec lesquels il ne saurait y avoir de compromis».

Le 10 mai 1938, il annonce que 124 descentes ont eu lieu en vertu de la Loi du cadenas. Soit une vingtaine de descentes par mois. Butin: 521 livres communistes saisis. Parmi les livres, des œuvres de Spinoza, une bible en gaélique… Personne n’a été arrêté. Une dizaine de domiciles sont cadenassés pendant l’année.

Le Parti communiste est convaincu que la province devient fasciste. Il craint les troupes du leader nazi Adrien Arcand, dont l’emblème est tout un programme: une croix gammée avec feuilles d’érables et un castor.

On parlait très peu d’Adrien Arcand avant 1938. Puis, coup sur coup, paraissent une série d’articles du Globe and Mail sur les Nazis au Canada et un reportage spécial du nouveau magazine Life sur le Parti national-social-chrétien d’Adrien Arcand, antisémite déchaîné, orateur flamboyant, éloquent, et un organisateur de talent. Arcand a aussi du génie pour gonfler l’importance de son parti. Au début de février 1938, la Montreal Gazette en plein délire parle de 80 000 fascistes au Québec.

Or, le mouvement d’Arcand, qui comptait autour de 350-450 membres selon la GRC (qui avait tout à gagner en exagérant la force d’Arcand), n’avait pas l’ombre d’une chance de séduire les Canadiens français: il était antisémite, nazi et prônait la violence.

Les Nazis québécois

Jusqu’alors, la communauté juive du Québec vivait en harmonie avec les Canadiens français. Bien sûr, le Québec avait son noyau d’antisémites et son lot de préjugés. Chez les Canadiens français, c’était au grand jour: l’Université de Montréal qui se faisait taper sur la tête parce qu’elle acceptait des Juifs, l’Hôpital Notre-Dame boycotté par ses propres médecins parce qu’il voulait engager un médecin juif, parade sur la Ste-Catherine où on criait: «Mort aux Juifs!», etc. Chez les Canadiens anglais, la discrétion même. L’Université McGill avait un quota secret d’étudiants juifs qu’elle voulait bien admettre, les conseils d’administrations des grosses compagnies anglophones n’en comptaient aucun, etc.

Les Juifs d’ici savaient très bien ce qui se passait dans la nouvelle Allemagne d’Hitler. Aussi, ils étaient apeurés par les campagnes «d’achat chez nous» qui ressemblent comme deux gouttes de pus aux mêmes campagnes organisées par les Nazis.

Pourtant, malgré une publicité massive et les préjugés contre les Juifs, toutes ces campagnes sont un flop, car les relations de la vie quotidienne se passent bien.

Selon Pierre Anctil, spécialiste de la question et sans doute le seul Canadien français capable de parler et de lire le yiddish, l’apogée de l’antisémitisme ici se déroula en 1934-1935 et, sauf cette période, ne préoccupa aucunement les Canadiens français. Pierre Anctil fait d’ailleurs remarquer que les journaux d’Arcand n’avaient pas d’audience en dehors de Montréal et que la plupart disparaissaient après quelques mois. De plus, souligne-t-il, même s’il a généré beaucoup d’anxiété, l’antisémitisme des Canadiens français demeura rhétorique.

L’historien René Durocher me signalait qu’il y a eu peu de violence physique contre les Juifs, la propagande haineuse n’a pas dégénéré en acte. D’ailleurs, un juif écrivait: «(…) there was not a village in Quebec where a Jew could not set up his store, with absolute security for his person, his family and his stock.» (R.L. Calder «Is the French Canadian a Jew-Baiter», The Canadian Jewish Year Book, 1940-1941, vol. 2, Montréal, Woodward Press, 1940, p. 153-155.)

«L’Église n’embarque pas»

Le nazisme n’attire pas les Canadiens-français. La pensée d’Hitler est simple: il y a des forts et des faibles dans la nature comme chez les peuples. Les forts ont tous les droits. Jésus s’est rangé du côté des faibles. Pour Hitler, le christianisme est un complot juif.

Aussi, si le pape Pie XI déclare une guerre totale au communisme («intrinsèquement pervers et l’on ne peut admettre sur aucun terrain la collaboration avec lui de la part de quiconque veut sauver la civilisation chrétienne»), il a également condamné le nazisme dans son encyclique Mit Brennender Sorge (Avec un souci brûlant), lue en chaire dans les églises allemandes à la grande indignation d’Hitler. Des centaines de prêtres sont déportés.

Finalement, les nationalistes canadiens-français sont traditionalistes et connaissent la démocratie depuis des décennies. Rappelons qu’en Europe, les démocraties étaient jeunes, la plupart depuis 1918, pas ici. Le Québec est une société influencée par la Grande-Bretagne et les États-Unis, deux démocraties. Les Canadiens continuent de faire confiance au système parlementaire.

Aussi, on ne vote pas pour des révolutionnaires, on ne veut pas de dictature, ni communiste, ni fasciste.

«Vous êtes l’histoire! Vous êtes la légende!»

Durant l’automne 1938, le gouvernement espagnol retire du champ de bataille toutes les brigades internationales. Il espère, naïvement, que Franco fera de même avec les Allemands et les Italiens. Le 29 octobre 1938 à Barcelone, Dolorès Ibarruri, la Passionara du parti communiste, adresse aux Brigades le dernier adieu de l’Espagne: «Vous êtes l’histoire! Vous êtes la légende!»

À partir de l’hiver 1938, les survivants du bataillon MacPap quittent l’Espagne; 272 arrivent à Halifax le 6 février. Un petit groupe de journalistes et de sympathisants les attend. Barcelone est déjà tombée aux mains de Franco. Seule Madrid résiste encore. Les Mac-Pap ne font qu’un bref arrêt à Montréal avant de poursuivre vers Toronto. À la gare Union, 10 000 personnes les accueillent comme des héros.

Sur les quelque 1 200 Canadiens qui se sont battus en Espagne, seulement la moitié, plusieurs grièvement blessés, reverront leur pays. Ils se tairont longtemps. Leur engagement aux côtés des brigades internationales, leur histoire et leur courage resteront inconnus, particulièrement au Québec.

Le 28 mars 1939, Franco prend Madrid. L’Espagne rejoint les rangs des pays fascistes. L’année précédente, Hitler a annexé l’Autriche, à la grande joie des Autrichiens, puis il a exigé et obtenu que la France et l’Angleterre le laissent rattacher au Reich la région de la Tchécoslovaquie habitée par des Allemands. Il s’est empressé d’occuper le pays au complet. Pour les communistes, c’est une preuve de plus qu’on ne peut se fier sur les démocraties pour résister aux fascistes et qu’il n’y a que deux forces en présence en Europe, les fascistes et les communistes.

Après des années d’efforts soutenus pour changer son look, défendre les sans-emploi, la mise en attente de la révolution, la main tendue à tout le monde, l’Espagne, etc., les communistes sont devenus plus fréquentables. Mais ça ne va pas plus loin.

Le CCF a rejeté toutes ses avances et le Parti abandonne tout espoir de créer un front commun. Il fait alors des mamours au Crédit social en Alberta qui gradue en quelques années de «une préparation capitaliste pour le fascisme» à un phare «pour tous ceux qui défendent un Canada libre, progressiste et démocratique.» Aucun écho. En désespoir de cause, le Parti appuie le parti libéral, qui s’en passerait bien.

Si le Front commun est un échec, le Parti a quand même triplé le nombre de ses membres qui est passé de 4 000 en 1931 à 16 000 au printemps 1939.

Encore une fois, le Québec fait bande à part. La grande séduction des communistes qui vont jusqu’à prétendre, les dents serrées, que la religion est une «affaire privée», laisse les Canadiens français au mieux très méfiants, au pire carrément hostiles. Le Parti comptait au Québec moins d’une centaine de membres en 1931 dont une poignée de Canadiens français; en 1939, environ un millier de membres dont 200 Canadiens français au gros maximum.

Le Parti se prépare au grand conflit contre le facisme. Dans le Daily Clarion du 21 avril 1939, Buck identifie «deux camps: celui de la paix et celui des fauteurs de guerre» et promet que le Parti va aider à la défaite du parti de la guerre. Sur ce point du moins, aucun Canadien ne doute de leur sincérité. D’ailleurs, pour bien montrer leur loyauté, tous les membres du Parti applaudissent avec enthousiasme le roi George VI en visite au Canada.

Moscou va tout gâcher.

Le pacte avec le diable

Le 24 août 1939, la radio de Moscou annonce que Staline a signé un pacte de non-agression avec Hitler. Ce pacte entre le seul pays communiste au monde et l’Allemagne nazie a l’effet d’une bombe dans les partis communistes du monde entier. Les Juifs communistes sont profondément secoués en voyant dans les journaux la photo de Staline serrant la main de Joachim von Ribbentrop, ministre des Affaires étrangères du IIIe Reich. Les agences de presse rapportent que pour clore la cérémonie, Staline a porté un toast à Hitler : «Je sais combien la nation allemande aime son Führer; en conséquence, je voudrais boire à sa santé.»

Beaucoup de communistes raisonnent que Staline n’avait pas le choix, que les démocraties ne voulaient pas de son alliance. De toutes façons, ce pacte de non-agression n’ empêchera pas le Parti de se battre contre Hitler.

Quinze jours plus tard, le 1er septembre, Hitler envahit la Pologne. L’Angleterre, la France, le Canada déclarent la guerre. Les communistes dont plusieurs anciens MacPap se précipitent dans les bureaux de recrutement. Buck déclare à Delhi (Ontario) lors du pique-nique annuel hongrois: «C’est notre guerre.» Le 18 septembre, il demande aux membres du Parti de supporter à fond la guerre contre Hitler. Mauvais timing.

Deux jours plus tard, Staline déclare que cette guerre n’a pas pour but d’écraser les fascistes, mais de protéger les marchés des impérialistes français et britanniques. Il ordonne aux Partis communistes de dénoncer la guerre, d’expliquer aux masses qu’elle ne leur procurera que souffrances et ruines, de démasquer son caractère impérialiste et de voter contre les crédits de guerre.

Tim Buck et les dirigeants du Parti s’écrasent et changent de stratégie, de cause, de vocabulaire. La croisade antifasciste de la veille devient une «entreprise des fauteurs de guerre». Ils dénoncent la participation du Canada à la guerre «impérialiste» des Britanniques et des Français. Les militants communistes, troublés mais disciplinés, suivent.

Pendant quatre ans, ils se sont bâtis une identité canadienne qu’ils viennent de jeter à l’eau. Ils confirment tous les soupçons que, au fond, on ne peut se fier à eux et que même s’ils disent aimer beaucoup le Canada, leur première allégeance va à l’URSS. C’est un désastre pour leur crédibilité.

Alors que la Pologne se défend contre les armées allemandes, Staline l’attaque soudainement dans le dos. Le Parti reste silencieux. Si le Parti se félicite bruyamment de la défaite de Duplessis aux élections, il observe un grand silence quand, en novembre, de concert avec Hitler, Staline dépèce la Pologne, annexant une bonne partie de ses provinces de l’Est. La collaboration entre Hitler et Staline ne s’arrête pas là. La communiste allemande Margarete Buber-Neumann, qui a connu et le goulag et le camp de concentration nazi, a raconté dans Déportée en Sibérie comment la police politique russe a remis à la Gestapo les communistes allemands qui s’étaient réfugiés en URSS. Pour couronner le tout, Staline envahit la petite Finlande.

Lors des élections de mars 1940, le Parti adopte le slogan «Withdraw Canada from the War».

Le candidat communiste Évariste Dubé dénonce ses adversaires qui «s’unissent pour appuyer cette guerre profitarde, criminelle, impérialiste (…) Seul de tous les partis, le Parti communiste se dresse contre la participation de notre pays à la boucherie européenne

Les communistes obtiennent à peine 2,13% du vote. Ils essaient alors de se faire de nouveaux amis. N’ayant pas beaucoup de choix, ils se tournent vers ceux qu’ils ont toujours dénoncés, les nationalistes canadiens-français avec qui ils ont un point commun, un seul, le refus de la conscription obligatoire.

Ottawa n’a pas bougé pendant la «drôle de guerre». En mai, Hitler attaque à l’Ouest. Le 6 juin 1940, alors que la France livre ses derniers combats contre les Allemands, Ottawa interdit le Parti communiste et envoie la GRC à ses trousses. Tim Buck, Joe Salsberg, Leslie Morris se réfugient chez les camarades américains.

Depuis des années, les communistes du Québec jouaient au chat et à la souris avec les gros bras illettrés de la police provinciale. La GRC est autrement plus efficace: elle arrête rapidement une centaine de membres du Parti dont Fred Rose et Pat Sullivan et, sans procès, les envoie dans les camps d’internement de Kananaskis en Alberta et de Petawawa en Ontario. On ne peut pas dire que ça braille dans les chaumières canadiennes.

Un an plus tard, à l’aube du 21 juin 1941, un million d’ Allemands envahit l’URSS. Quelques années plus tôt, pendant les purges, Staline a fait exécuter le haut commandement de l’Armée rouge dont le maréchal Mikhaïl Toukhatchevski et l’essentiel des officiers. L’armée soviétique n’est pas en mesure de résister à Hitler.

Leur patrie idéologique en danger, nouveau retournement des partis communistes. Tim Buck déclare que c’est maintenant une guerre pour sauver la civilisation et exige que le gouvernement mobilise tous les hommes et toutes les ressources du pays. Il recommande aux travailleurs d’éviter la grève pour ne pas nuire à l’effort de guerre.

«Ils essayaient de nous convaincre de ne pas revendiquer d’augmentation de salaire parce qu’il fallait ouvrir un deuxième front pour aider la Russie, raconte le chef syndical québécois Louis Laberge. Ils étaient contre les grèves qui nuisaient à l’effort de guerre. J’étais scandalisé. Ils étaient plus communistes que syndicalistes. Je leur disais: vous vous occupez davantage de votre maudite Russie que de vos membres à Canadair! (…) Mais la mystique communiste, la ligne de Moscou, le parti unique, le totalitarisme, Staline, c’est une autre paire de manches. On a vu d’ailleurs ce que ça a donné…» (Louis Laberge: Le syndicalisme c’est ma vie de Louis Fournier, Québec/Amérique, 1992.)

Le Parti demande évidemment la conscription. On ne saurait mieux frapper les Canadiens français de front. Le Parti n’en a cure, les nationalistes canadiens-français sont redevenus fascistes. En 1942, Fred Rose publie même La cinquième colonne d’Hitler dans Québec.

Le 27 avril 1942, le fédéral organise un plébiscite sur la conscription. Dans son immense majorité le Canada anglais vote OUI et le Canada français NON.

Discrètement, Ottawa libère un à un les militants communistes. Fred Rose est relâché le 6 octobre 1942. Mais sous les pressions des Canadiens français du gouvernement, Louis Saint-Laurent et Ernest Lapointe, le Parti reste interdit. Il a l’habitude. Avec la bénédiction tacite d’Ottawa, il devient le Parti ouvrier progressiste (POP).

Quelques semaines plus tard, durant l’hiver 1942, les Russes infligent aux Allemands leur première défaite sérieuse. Stalingrad a un retentissement énorme, c’est le tournant de la guerre. Quelques mois plus tard, les Russes écrasent les Allemands à Koursk.

Les Russes ont maintenant la cote. Sauf Churchill, la plupart des Alliés restent complaisants devant Staline. Le président Franklin Roosevelt est convaincu que Staline est un bon gars, un peu rustre sur les bords…

Justement, le bon gars, un peu rustre sur les bords… va enlever l’épine de leurs pieds capitalistes, le Komintern, dont l’article numéro un est toujours de faire la révolution dans leurs pays.

Staline explique aux Partis de l’Internationale qu’il faut faire cesser les calomnies de la propagande anti-soviétique: les démocraties osent affirmer que le Komintern est aux ordres de Moscou! Staline leur «propose» de dissoudre le Komintern. Les Partis sont maintenant, dit-il, assez matures, assez expérimentés pour conduire leurs propres affaires et décider de leurs propres politiques. La proposition est, surprise, acceptée à l’unanimité et, le 10 juin 1943, Staline dissous le Komintern. Le cordon ombilical avec Moscou est officiellement coupé.

Au Canada, aux États-Unis, on présente avec enthousiasme des films de propagande sur notre grand allié soviétique dont Mission à Moscou de Michael Curtiz (le réalisateur de Casablanca) et Our Northern Neighbor (voir la vidéo, 25 min. 19 sec.) de l’ONF qui s’achève sur l’espoir que «de concert avec nos voisins russes» et grâce à la collaboration de toutes les nations «nous éliminerons la tyrannie et l’esclavage, l’oppression et l’intolérance».

La presse de son côté répète à l’envie que les Russes, au fond, ne diffèrent pas des Américains ou des Canadiens et que leur régime est celui qui leur convient le mieux. Des bastions du capitalisme comme le magasin Eaton sur Ste-Catherine arborent parfois le drapeau soviétique avec la faucille et le marteau. Le Ralliement des Amis de la Russie réunit au Forum de Montréal Eleanor Roosevelt, la femme du président américain et le cardinal Villeneuve

De Vacouver à Halifax, sur toutes les tribunes de ralliement patriotique, on voit les chefs communistes tout sourire à côté d’industriels qu’ils traitaient, avant l’invasion de l’URSS (et étouffés de rage), de «degenerate, besotten and parasitical capitalist tycoons».

Les communistes enfilent les victoires électorales: Michaël Buhay et le militant syndical Robert Haddow ont été élus conseillers municipaux à Montréal en 1942. Le 4 août 1943, deux communistes sont élus au parlement de l’Ontario. Une première. Cinq jours plus tard, les communistes ont un premier député à Ottawa. Il vient du Québec.

Fred Rose s’est présenté à une élection fédérale partielle dans Montréal-Cartier où 70% des électeurs ont voté pour la conscription.

Détail amusant: un des adversaires les plus virulents de Fred Rose n’est autre que Michel Chartrand, alors organisateur du Bloc populaire! À la surprise de tous, Fred Rose arrive à se glisser entre les trois autres candidats qui se font une lutte acharnée. C’est le premier député communiste dans l’histoire du Québec.

En 1943, l’URSS inaugure sa nouvelle ambassade à Ottawa. Parmi le personnel, le colonel Zabotin, l’attaché militaire chargé du renseignement. Il commence par approcher la très secrète Section 13 du Parti. Elle est composée de professeurs, de scientifiques, de professionnels qui ne s’affichent jamais comme communistes. Même les membres du Parti ignorent tout de cette section dont les réunions sont clandestines.

La naïveté atteint des sommets à Ottawa, où l’élite se précipite aux réceptions de la toute nouvelle ambassade soviétique. Dans la capitale, un homme, un seul, s’indigne, Joseph Jean l’étrange Ukrainien (voir l’article de Kiosque Médias). C’est vrai qu’il est un des rares à connaître intimement les communistes. On l’expédie aussitôt dans un monastère de l’Alberta.

À la fin de la guerre, les communistes sont satisfaits à juste titre: de 16 000 membres en 1939, ils sont maintenant quelque 18 000 et autour de 700 au Québec, la plupart non francophones. Ils jouissent d’un grand prestige grâce à la victoire de l’URSS sur l’Allemagne nazie. Des centaines de communistes sont élus à des postes clés dans des syndicats canadiens, des groupes populaires ou comme échevins dans des villes de l’ouest et de l’Ontario.

Maurice Duplessis, la bête noire des communistes, a toutefois été élu en août 1944 premier ministre du Québec. Au grand dam de Moscou, il est le gardien des trésors polonais.

Lorsque l’Armée rouge est entrée en Pologne en 1944, Staline a installé à Lublin un gouvernement fantoche. Le gouvernement polonais, en exil à Londres depuis le début de la guerre, est abandonné par les Occidentaux. Il sait que les communistes polonais vont sûrement exiger les trésors polonais, tapisseries, épée légendaire, couronnes royales, que le gouvernement en exil a expédiés au Canada. Leur représentant au Canada réussit à remettre l’essentiel du trésor à Duplessis, qui va les cacher jusqu’à sa mort.

Le temps des espions: Igor Gouzenko

Le 5 septembre 1945, Igor Gouzenko, 27 ans, un employé du colonel Nicolas Zabotin, décide de passer à l’Ouest. Il travaille au chiffre: il est chargé de coder les documents que le colonel reçoit de ses espions canadiens et de les envoyer à Moscou. Il quitte l’ambassade soviétique d’Ottawa avec une centaine de ces documents, la preuve des activités d’un réseau d’espionnage russe au pays. Il risque sa peau. Commence alors une aventure rocambolesque…

Accompagné de sa femme enceinte jusqu’aux dents, très agité, Gouzenko se présente à la rédaction de l’Ottawa Journal où, mort de peur, il raconte dans un anglais cahoteux une histoire d’espions totalement incohérente. Loupant le plus beau scoop de sa carrière, le rédacteur en chef lui rétorque que ça ne l’intéresse pas! Il lui recommande de se rendre au ministère de la Justice. Trop tard, les bureaux sont fermés.

Nuit agitée. Le lendemain, toujours accompagné de sa femme, Gouzenko revient au ministère. Ils y rencontrent Fernande Coulson qui appelle Le Droit, l’Ottawa Journal, le bureau du Premier ministre. Elle prend pour eux un rendez-vous à la GRC pour le lendemain.

Norman Robertson, sous-ministre des Affaires extérieures, est aussitôt prévenu. Il avertit le Premier ministre. King propose de ne rien faire, il ne veut pas mettre en danger les excellentes relations que la Russie entretient avec le Canada, les États-Unis et la Grande-Bretagne. Robertson insiste et offre d’en discuter avec Stewart Menzies, le responsable du Service d’Intelligence britannique qui est de passage à Ottawa. Puis il demande à la GRC de surveiller discrètement Gouzenko et va rencontrer Menzies, qui se montre très, très intéressé.

Terrifié, Gouzenko retourne à son appartement. Il est maintenant disparu de l’ambassade depuis la veille. Il demande à son voisin, sergent dans l’armée de l’air, de le cacher.

Dans la nuit du 7 septembre, Gouzenko entend qu’on frappe à la porte de son appartement, puis qu’on la force. Le sergent appelle la police. Celle-ci surprend quatre employés de l’ambassade soviétique dont Anatoli Pavlov, le responsable de la police secrète, en train de virer l’appartement à l’envers. Les Russes n’ont rien à craindre: immunité diplomatique oblige, ils sont libérés immédiatement. Les agents de la GRC qui surveillaient discrètement l’immeuble ont tout vu.

Gouzenko et sa famille se retrouvent rapidement au très secret camp X près du lac Ontario. Et là, pour la première fois, on l’écoute. Attentivement.

Les semaines passent. Puis les mois. Les Canadiens ne sont au courant de rien. Mackenzie King multiplie les rencontres avec les États-Unis et la Grande-Bretagne.

Igor Gouzenko révèle les noms et les pseudonymes d’une vingtaine d’espions au sein des ministères fédéraux, de l’armée et des universités. La GRC fouille, interroge, fait des recoupements. Dans les papiers d’un professeur de mathématique, Israël Halperin, les enquêteurs trouvent le nom de Klaus Fuchs, transmettent l’information au FBI qui néglige de suivre cette piste. Fuchs, l’homme qui va livrer la bombe atomique aux Russes, passe entre les gouttes.

Parmi les espions dénoncés par Gouzenko, il y a le Dr Allan Nunn May, le meilleur physicien nucléaire britannique, qui a travaillé sur le projet Manhattan, la fabrication de la bombe atomique. Il avoue avoir fourni aux Russes des échantillons d’uranium 233 et 235 nécessaires à la fabrication de la bombe atomique.

Les Russes sont parfaitement au courant des progrès de l’enquête car l’agent de liaison à Washington du MI6, le contre-espionnage britannique, le talentueux Kim Philby est une taupe soviétique depuis des années.

Kim Philby

Les Américains et l’opération Verona

Le FBI est déjà inquiet des révélations de Gouzenko lorsqu’il reçoit la visite inattendue d’Elizabeth Bentley, qui avoue avoir espionné pour le compte de l’URSS pendant six ans. Elle expose deux réseaux d’espionnages impliquant quelque 80 Américains. Le FBI enquête discrètement, procède à des arrestations, mais le public américain n’est pas au courant.

Depuis des années, dans le cadre de l’opération Verona, le jeune cryptologue Meredith Gardner tentait de déchiffrer les messages envoyés par l’ambassade russe à Moscou. On craignait un autre pacte entre Hitler et Staline. Meredith Gardner ne pouvait en déchiffrer qu’une petite partie. Gouzenko, spécialiste du chiffre, lui donne un sérieux coup de pouce. Dans les documents qu’il a sortis de l’ambassade à Ottawa, se trouvent les noms de codes de plusieurs espions.

Meredith Gardner réussit à la fin décembre 1946 à décoder des messages du NKVD qui révèlent l’existence d’espions à l’intérieur du Projet Manhattan et d’autres réseaux dans divers ministères de Washington. Les Américains sont bientôt sur la piste du couple Julius et Éthel Rosenberg, les espions atomiques, puis du Britannique Donald Maclean, un autre, avec Kim Philby, des «cinq de l’Université de Cambridge».

Retour au Canada.

Le 14 février 46, l’Américain Drew Pearson, qui anime le dimanche soir l’émission de radio Nationwide dévoile l’affaire Gouzenko. Mackenzie King n’a plus le choix. Il révèle l’existence d’un réseau d’espionnage au Canada. Six mois après la fin de la guerre, ce communiqué de King annonce la fin des illusions.

Le matin du 16 février 1946, la police arrête 15 fonctionnaires fédéraux. Ils sont interrogés pendant des semaines sans pouvoir communiquer avec un avocat ou leurs familles. En tout, 26 personnes sont accusées.Parmi eux, un Canadien français, Raymond Boyer, de l’Université McGill, le meilleur chimiste du Canada et un des meilleurs experts en explosifs de l’Amérique. Les Canadiens ne savent toujours pas qui est à la tête du réseau.

Le rideau de fer

Le 5 mars 1946, dans un discours retentissant à l’Université Fulton (Missouri), Winston Churchill dénonce ouvertement la mainmise soviétique sur l’Europe de l’Est. Le vieux lion britannique frappe les imaginations en déclarant: «De Stettin dans la Baltique à Trieste dans l’Adriatique, un rideau de fer est tombé sur le continent.» C’est le début officiel de ce qu’on appellera désormais la guerre froide.

Le 14 mars 1946, coup de théâtre, le député Fred Rose est arrêté par la Gendarmerie royale. Avec Sam Carr, l’organisateur du Parti, il est le dirigeant du réseau. Les Canadiens ont ainsi, pour la première fois, la preuve que le Parti est tellement peu indépendant de Moscou que l’URSS peut utiliser ses dirigeants pour espionner au Canada et recruter d’autres espions. Par ailleurs, choisir ses espions parmi les communistes les plus connus du Canada et donc les plus surveillés, c’était les condamner à plus ou moins long terme.

Le procès de Rose, qui se tient à Montréal au palais de justice de la rue Notre-Dame, capte l’attention publique comme jamais un procès ne l’avait fait auparavant. Tous les accusés prétendent qu’ils ne faisaient pas de l’espionnage parce qu’ils aidaient une nation alliée. Raymond Boyer par exemple était outragé que le gouvernement cachait de l’information vitale à son allié russe alors que ceux-ci ont tant souffert de la guerre. Ils n’ont pas trahi pour l’argent. Certains étaient convaincus que l’URSS était l’avenir du monde et donc que tout ce qu’ils pouvaient faire pour l’URSS était bon.

La plupart des 20 000 membres du Parti aurait fait la même chose si on le leur avait demandé. Ils ont toujours la conviction profonde que la Russie soviétique représente le seul espoir des travailleurs de tous les pays.

Le 20 juin 1946, le juge Wilfrid Lazure déclare Fred Rose, 39 ans, coupable d’espionnage au profit de l’Union Soviétique. Dans ses remarques, le juge Lazure déclare:

«Vous êtes né à l’étranger, amené ici, m’a-t-on dit, pauvre et misérable. (…) Au lieu de montrer une profonde reconnaissance à ce pays, votre pays d’adoption, vous avez trahi, sous un nom d’emprunt, la patrie qui vous a tant donné. Vous avez sacrifié les intérêts et la sécurité du Canada pour donner votre loyauté à un pays étranger. Vous n’aviez pas de raison, encore moins de droit, pour faire ce que vous avez fait».

Le juge Lazure condamne Rose à six ans de pénitencier.

«Tout ce que je puis dire, c’est que je n’ai rien fait contre les intérêts du peuple canadien», déclare Fred Rose sans se renier.

Parmi les autres accusés, 18 subissent leur procès, huit sont condamnés, un reçoit une amende, les autres sont acquittés. Pour les Canadiens et le gouvernement, c’est un choc d’apprendre qu’un fonctionnaire puisse servir en même temps le Canada et une puissance étrangère. C’est la fin de l’âge de l’innocence.

Les retombées du procès débordent les frontières canadiennes. Les révélations de Gouzenko créent une atmosphère de crise, de trahison, de peur qui signale le début de la guerre froide.

Durant la guerre mondiale, les sondages avaient montré que la majorité des Canadiens faisait confiance à l’URSS pour «coopérer» avec la Grande-Bretagne et les États-Unis après la guerre. Pire, qu’elle ne profitera pas de ses succès pour étendre les frontières soviétiques. Grâce à Gouzenko et à Staline, l’opinion des Canadiens sur l’URSS va virer à 180 degrés.

Depuis 1945, l’Armée rouge occupe et administre tous les pays de l’Europe de l’Est (sauf la Yougoslavie) en attendant les élections promises aux Alliés. Les communistes locaux, particulièrement impopulaires sauf en Tchécoslovaquie, n’ont aucune chance de gagner. Ils vont donc utiliser l’intimidation, la violence, la fraude électorale, et, surtout, la technique du salami.

Première étape, l’Armée rouge interdit les partis le moindrement à droite et emprisonne ses leaders. Puis elle force les partis sociaux-démocrates à fusionner avec le parti communiste local dans un Front populaire. Ce Front gagne les élections en Roumanie, Hongrie et Bulgarie. Autres pressions de l’Armée rouge. Les élus communistes obtiennent les ministères clefs de la Défense et de l’Intérieur, bref, la police et l’armée. Puis les syndicats communistes manifestent et exigent la démission des ministres qui sont hostiles à Moscou. (Le coup de Prague de 1948 est lechef-d’œuvre de cette technique. La Tchécoslovaquie, en 48 heures, sans violence, cesse d’être une démocratie pour passer sous la dictature du Parti communiste.)

Dernière étape, l’Armée rouge et le gouvernement, désormais communiste, éliminent les opposants, les nationalistes, les chrétiens dont les catholiques.

Les deux blocs

Échaudé par les révélations de Gouzenko, Ottawa déloge discrètement tout ce qui semble gauchiste au sein de l’ONF et du service international de la CBC et, dans le plus grand secret, met sur pied un programme prévoyant l’arrestation de milliers de sympathisants communistes. Le programme prévoit même la construction de camps d’internement non seulement au Québec, mais aussi dans l’Ouest canadien et en Ontario.

Beaucoup moins discret, Duplessis déclare en février 1946: «(…) les ennemis sincères des tactiques et de la propagande communiste peuvent compter sur l’entière collaboration du gouvernement auquel j’ai l’honneur de présider.» Il tient parole. Le 24 mai 47, le gouvernement adopte une loi protégeant la province contre la propagande communiste.

Le 14 février 1948, la police «cadenasse» le 263, Est de la rue Ste-Catherine où se trouvent les bureaux de Combat, l’hebdomadaire du parti. Cette saisie déclenche dans la presse anglaise une nouvelle dégelée contre l’intolérance canadienne-française. Rien pour émouvoir Duplessis dont la haine envers les communistes est totale (la GRC cherche toujours les trésors polonais) et politiquement rentable.

Depuis la fin de la guerre, les journaux québécois rapportent, à chaque fois horrifiés, les persécutions des catholiques en Europe de l’Est: le procès de Mgr Stepinac en Yougoslavie, condamné à 16 ans de prison pour complicité dans des crimes de guerre, la suppression des Jésuites et des Franciscains en Albanie en 1946-47, le grand procès truqué du cardinal polonais Mindszenty condamné en 1948 à la prison à perpétuité, etc. Sans compter le projet grotesque de Bierut en Pologne de laïciser la ligne des toits de Varsovie en y supprimant tous les clochers… Duplessis, déjà anti-syndical, va mettre le poids de la province derrière ceux qui veulent se débarrasser des communistes en commençant par les syndicats.

L’expulsion des syndicats rouges

En 1947, Pat Sullivan est profondément troublé. Membre du parti depuis 1936, président du Syndicat des marins canadiens, secrétaire-trésorier du CMTC, (le Congrès des Métiers et du Travail), la principale centrale canadienne, il s’était rendu à Londres pour une réunion de la World Federation of Trade Unions, fédération syndicale mondiale d’obédience communiste. Il se faisait une joie à l’idée de rencontrer enfin des syndiqués soviétiques et de discuter avec eux des travailleurs en URSS et au Canada. Déception: il est impossible de leur parler en tête-à-tête, les délégués soviétiques sont toujours isolés dans leur coin, ne se déplacent qu’en groupe, de la salle d’assemblée à l’hôtel, de l’hôtel à la salle d’assemblée.

Pour la première fois depuis qu’il a pris sa carte du Parti en 1936, il se pose de sérieuses questions: mais pourquoi les Soviétiques ont-ils peur que leurs délégués discutent avec ceux des autres pays? Même ceux qui sont communistes comme lui? Qu’est-ce qui cloche avec une idéologie qui ne peut pas supporter le moindre contact avec des idées occidentales, même des idées occidentales communistes? De questions en réflexions, Sullivan décide de tout lâcher et, en mars 1947, il convoque une conférence de presse.

Il annonce aux journalistes médusés sa démission du Syndicat des marins canadiens. Il leur explique que ce syndicat n’est pas dirigée par des marins pour le bénéfice des marins, c’est un simple paravent du Parti. Le Parti doit approuver toutes les décisions du syndicat. Et les intérêts du Parti et de l’URSS passent avant ceux du syndicat. Puis il révèle les noms des communistes qui siègent à l’exécutif national: le président, le secrétaire, le trésorier, l’organisateur national, le responsable du journal syndical et la plupart des chefs syndicaux dans les différents ports du pays dont Montréal.

Avant même les aveux de Sullivan, les grandes centrales syndicales du Canada et du Québec étaient décidées à casser les reins des syndicats contrôlés par les communistes et de déloger les membres du Parti des postes de commande. Elles n’acceptent plus, comme le résume Louis Laberge, que la «ligne du Parti» passe avant la «ligne syndicale».

En fait, sur les trois principales centrales, seule la Confédération des travailleurs catholiques du Canada (CTCC) n’a pas été infiltrée. Les communistes sont peu nombreux mais influents au CMTC ( le Congrès des Métiers et du Travail), la principale centrale canadienne, et lourdement actifs dans le Congrès canadien du travail (CCT).

Tous les coups sont permis

Les centrales ont le support total d’Ottawa, de Québec, de Washington, des employeurs et surtout des sociaux-démocrates du CCF. Pourtant, il leur faudra cinq ans d’escarmouches, de batailles de procédure, de coups bas, de lois écartés ou violées, de collusions entre le CCF et des leaders syndicaux, entre les boss des principaux syndicats américains et leurs affiliés canadiens, entre certains de ceux qui précèdent et quelques sérieux gangsters, avant de battre les communistes lors de leurs congrès annuels.

En 1949, la CMTC (le Congrès des Métiers et du Travail) bannit les sympathisants communistes de tout poste de direction et exclut de ses rangs leur plus gros syndicat, celui des marins canadiens. Quand au Congrès canadien du travail (CCT), il expulse l’un après l’autre tous ses syndicats dominés par les communistes: les Ouvriers unis de l’Électricité, de la radio et de machinerie d’Amérique, l’Union internationale des mineurs, lamineurs et fondeurs pour finir avec l’exclusion des syndicats membres de l’Union internationale de la fourrure et du cuir.

La même fougue se retrouve évidemment au Québec, au provincial et au municipal. En 1949, Louis Laberge (il a 25 ans) participe à son premier congrès de la Fédération provinciale du travail (FPTQ). Éclate un débat passionné sur les menées des communistes au sein du monde syndical. «Ça avait brassé fort avec les communistes et leurs compagnons de route, surtout Kent Rowley et Madeleine Parent, des beaux parleurs et des fins finauds. Moi j’étais du côté des “bons” (rires).»

En 1951, les communistes sont battus. Ils ne contrôlent plus qu’un seul syndicat important, les United Electrical Workers. De tous leurs organisateurs de choc, Pat Sullivan, Robert Haddow, Jean Paré, etc., il ne reste que Madeleine Parent et Kent Rowley, des héros syndicaux qui ont déjà été emprisonnés pendant une grève sous prétexte de conspiration séditieuse.

En 1952, en plein milieu d’une grève de la Dominion Textile, leur syndicat les expulse. C’est la fin, les militants communistes ont perdu la bataille syndicale. Les rares communistes qui restent comme Léo Lebrun, le président des Cols bleus de Montréal, se font discrets.

Avec ce sens de la mesure qui a fait sa gloire, Jean Lapierre écrit: «À noter qu’à partir de 1946, et ce, jusqu’en 1953, à travers les États-Unis et le Canada, on assista à l’une des périodes d’obscurantisme la plus noire de notre histoire syndicale.»

C’est un désastre pour les communistes canadiens. Sans un rôle vital dans les syndicats, le Parti est à peine plus qu’une secte. C’est déjà le cas, la publicité en plus, chez leurs camarades américains.

Le grand ménage est teinté de paranoïa. C’est que les Américains sont certains que les communistes sont infiltrés partout, en commençant par le gouvernement, lequel se dépêche d’exiger un serment de loyauté des fonctionnaires.

En 1947, la Chambre des Représentants sur les activités anti-américaines (HUAC) purge Hollywood des scénaristes et directeurs qui penchent le moindrement ailleurs qu’à droite. Parmi eux, dix personnes, «the Hollywood Ten», sont envoyés en prison pour refus de témoigner. Des centaines d’acteurs, d’actrices, d’écrivains sont mis sur la liste noire et ne peuvent plus travailler dans l’industrie du film ou de la télévision.

En 1948, le témoignage de l’espionne Elizabeth Bentley devient public. C’est le scandale. Devant la HUAC, Elizabeth Bentley et Whittaker Chambers, anciens membres du Parti et espions du NKVD, expliquent comment les espions communistes ont infiltré le gouvernement avant, pendant et après la guerre. Parmi eux, Alger Hiss, un membre important de l’administration Roosevelt et un des fondateurs de l’ONU. C’est la panique, d’autant plus que les communistes semblent partis à la conquête du monde.

En janvier 1949, Mao entre à Pékin; en juin, l’URSS bloque l’accès à Berlin; en août, les Soviétiques font exploser leur première bombe atomique; en mars de l’année suivante, la Corée du Nord envahit la Corée du Sud. C’est beaucoup en quelques années. La crainte des communistes, des traîtres, n’a jamais été aussi élevée. Le temps du sénateur McCarthy est venu.

«J’ai ici dans ma main une liste…»

Sénateur du Wisconsin, Joe McCarthy est alors président d’une sous-commission permanente du sénat. C’est un alcoolique dont la carrière politique est en chute libre et qui se cherche une bonne cause pour être réélu.

Joseph McCarthy

Le 9 février 1950, devant un groupe républicain, il accuse le gouvernement de ne pas avoir empêché l’infiltration d’espions communistes dans l’administration publique. Du grand banal. Puis il a une idée terrifiante.

Il n’a pas le temps, dit-il, de nommer tous les communistes infiltrés. Mais, brandissant une feuille de papier, il déclare: «J’ai ici dans ma main une liste de 205 personnes connues du Secrétaire d’État pour être membres du parti communiste.» Les journalistes sortent de leur torpeur et se précipitent pour prévenir leurs rédacteurs en chef. L’Amérique est stupéfaite.

On n’a jamais su ce qu’il y avait sur la feuille de papier. C’était peut-être sa liste d’épicerie, mais sûrement pas une liste de noms de communistes. Durant les mois qui suivent, les journalistes n’exigent pas de preuves, ne remarquent pas que le nombre de communistes varie selon les auditoires et probablement selon sa consommation d’alcool. Mais il fait des ravages surtout qu’il met sur le même plan une opinion, une prise de position, l’activité subversive et le communisme.

Il dénonce l’infiltration communiste dans le monde de la culture, des universités, des syndicats. Les têtes roulent. Au printemps 1954, il attaque même l’armée américaine et le brigadier général Ralph W. Zwicker, un héros de guerre décoré, dont McCarthy compare l’intelligence à celle d’un enfant de cinq ans. Il est allé trop loin. L’armée se défend farouchement et le grand journaliste Edward R. Murrow s’en mêle.

Connu pour son honnêteté et son intégrité, Edward R. Murrow cloue McCarthy dans son émission See It Now (cet épisode est le thème du film Good Night, and Good Luck de George Clooney, sorti en 2005). La carrière du sénateur est brisée. Mais le parti communiste américain est en miettes.

En 1951, Fred Rose sort du pénitencier de Saint-Vincent-de-Paul. Six années seulement ont passé. Pourtant, le Parti communiste, son Parti, n’est plus reconnaissable. Il a perdu sa crédibilité, ses syndicats et la plupart de ses francophones.

La crise des francophones

Le Parti a toujours appuyé toutes les invasions d’Ottawa dans les domaines provinciaux, programmes de santé, d’éducation etc. Depuis la fin de la guerre, la section française s’y oppose, convaincue que c’est contraire aux aspirations des Canadiens français. En fait, des vieux de la vieille, Henri Gagnon, Emery Samuel et plusieurs autres veulent une certaine autonomie de la section canadienne-française et aimeraient être consultés avant que le Parti ne prenne une position sur les plans du fédéral. À Toronto, on le prend très mal. La ligne du Parti est toujours la même: la lutte des classes avant la lutte nationale. Lors de la convention provinciale de 1947, la direction les accuse de «nationalisme étroit». Gagnon et Samuel quittent le Parti, entraînant avec eux de 300 à 400 des 700 francophones dont certains étaient dans le Parti depuis qu’Albert Saint-Martin avait été expulsé pour la même raison. C’est une perte irréparable pour le Parti, dont les artères politiques se durcissent de plus en plus.

Avec la spontanéité d’un métronome, le Parti annonce chaque année l’écroulement du capitalisme; chaque année, le niveau de vie s’élève. L’économie canadienne se porte à merveille et les espoirs d’une révolution s’amenuisent. Aux élections fédérales de 1953, le Parti présente 100 candidats. Ils ne recueillent que 59 622 votes. Dans Montréal-Cartier, le comté de Paul Rose, le Parti est passé de quelque 10 000 votes en 1945 à seulement 869 en 1953. Fred Rose, harcelé par la police, quitte le Canada pour la Tchécoslovaquie puis la Pologne. Le gouvernement canadien ne lui donnera jamais le droit de revenir au pays.

Le Parti se relève à peine du départ des francophones que les Juifs communistes de Toronto et surtout de Montréal se posent des questions sur le sort des Juifs en URSS. Beaucoup d’entre eux avaient rencontré pendant la guerre des dirigeants du Comité antifasciste juif (CAJ), venus en tournée de propagande au Québec pour mobiliser les juifs à travers le monde en faveur de l’URSS. Présidé par le grand acteur juif Solomon Mikhoels, le CAJ compte parmi ses membres quelques-uns des plus grands noms de la culture juive soviétique. J. S. Salsberg, du comité exécutif, tente de s’informer. En vain.

Quelques années après la guerre, le Comité antifasciste est démantelé, ses membres emprisonnés, les institutions culturelles juives supprimées. En août 1952, après six ans d’instruction et trois mois de procès à huis clos, treize membres du Comité sont condamnés à mort.

La même année, en Tchécoslovaquie, en Roumanie, en Hongrie, des procès condamnent à la potence, à la fusillade ou aux camps les principaux dirigeants du pays. Les Juifs du Parti ne sont pas sans remarquer que presque tous les condamnés, Anna Pauker, Slansky, etc., sont juifs et que parmi les chefs d’accusations il y a celui de «cosmopolitisme bourgeois», le mot qui camoufle «Juifs» dans l’URSS post-Auschwitz. J. S. Salsberg ose accuser l’Union soviétique d’antisémitisme. Il est expulsé du comité exécutif à la fin 1952. Quelques semaines plus tard, Moscou annonce que 37 médecins dont la moitié sont juifs se préparaient à empoisonner des dirigeants soviétiques avec l’aide de l’Intelligence Service britannique et d’une organisation juive. C’est gros, mais Staline est pratiquement un Dieu.

Le poète français Éluard écrit:

«Et Staline pour nous est présent pour demain

Et Staline dissipe aujourd’hui le malheur

La confiance est le fruit de son cerveau d’amour.»

(Paul Éluard, Joseph Staline, janvier 1950)

Le poète chilien Pablo Neruda affirme que Staline est «Un homme de principe et d’un bon naturel». En fait, l’homme de principe et d’un bon naturel avait prévu une purge massive comme celle des années 1937-38. Les victimes éventuelles ont été sauvés in extremis par sa mort.

Mort de Staline

Le 9 mars 1953, Staline, «L’Homme d’acier», le «Bolchevik de granit», le «Léniniste à la poigne de fer», le «Soldat de fer», le «Génie universel», est enterré à Moscou devant un million de personnes.

Même si les communistes s’avouaient entre eux, avec les excuses d’usage, la répression totalement nécessaire dans leur patrie spirituelle, personne n’en soupçonnait l’ampleur.

Il y a alors en URSS, selon Lavrenti Béria, 2 526 042 prisonniers répartis dans 384 camps dont le plus grand ne compte pas moins de 260 000 détenus. Béria sait de quoi il parle, étant le chef de la police secrète.

Rappelons qu’une quinzaine de Canadiens ont été emprisonnés pour espionnage au pays et une centaine aux États-Unis pour diverses activités communistes, parfois loufoques, avant de lire ce que des historiens québécois rigolos ou idéologues ont osé écrire au sujet de cette période d’après-guerre: «À l’intérieur de chacun des blocs, le ton monte. On refuse toute forme d’opposition. Les pouvoirs ne tolèrent plus la libre expression de ceux qui soutiennent, de près ou de loin, les thèses de l’autre côté“». Ce qui revient aussi à dire que depuis la prise du pouvoir par Lénine, Moscou tolérait la libre expression de thèses capitalistes? On chancelle!

Au cours des années qui suivent, le Parti n’est plus que l’ombre de ce qu’il était pendant la guerre. Mais il s’accroche, se réconforte: l’Europe de l’Est puis la Chine, la Corée du Nord, le Nord-Vietnam lui prouvent que le communisme est en train de l’emporter sur le capitalisme. Puis, en 1956, c’est le choc, mortel. Il ne vient ni d’Ottawa ni de Washington, mais de Moscou.

Le rêve brisé

24 février 1956: trois ans après la mort de Staline, le XXe Congrès du Parti communiste d’Union soviétique s’achemine vers une fin sans surprise. Pendant dix jours, les 1430 délégués soviétiques et les représentants de 55 partis communistes venus du monde entier ont entendu le Secrétaire du Parti, Nikita Khrouchtchev, quelques bonzes et une centaine d’orateurs. Des observateurs attentifs remarquent le pesant silence sur Staline «le guide génial», le «petit père des peuples», que Khrouchtchev lui-même ne nomme que deux fois sans insister.

Durant la soirée, surprise, les camarades des partis frères sont priés de quitter la salle. Le Secrétaire du Parti, Khrouchtchev doit s’adresser, à huis clos, aux seuls délégués soviétiques. Pétrifiés, ces derniers écoutent, durant plus de quatre heures, Nikita Khrouchtchev lire un rapport entièrement consacré à Staline.

Khrouchtchev lit le Testament de Lénine qui mettait le Parti en garde contre la brutalité de Staline. Il dénonce longuement les procès de Moscou fabriqués contre des «communistes honnêtes» à qui on a arraché, grâce à des «tortures cruelles et inhumaines», des «méthodes bestiales» les aveux les plus insensés; les purges qui ont décimé les dirigeants et les cadres communistes. Le rapport dit que la cause du mal est le «culte de la personnalité» que Staline a organisé autour de sa propre personne.

Le rapport secret n’est pas traduit. La plupart des dirigeants des partis communistes étrangers ne l’ont pas lu. Ils n’ont droit qu’à un résumé. Et encore, ils doivent l’exiger.

Tim Buck revient à la fin d’avril et minimise l’importance du rapport. «Il y eut des rumeurs de culte de la personnalité mais c’est maintenant réglé.» Par contre, suite aux révélations de Moscou, J. S. Salsberg retrouve son poste au comité.

Des rumeurs circulent sur le rapport, les discussions sont vives parmi les membres du Parti. Puis le texte intégral du rapport paraît le 4 juin dans le New York Times.

Témoignage

«Notre foi, non seulement nous l’avons perdue mais nous venons d’apprendre qu’elle est meurtrière, sanguinaire, monstrueuse. Vous vous rendez compte? Staline, pour nous, c’était vraiment le Père des Peuples, le libérateur des opprimés, le protecteur des faibles, le bâtisseur du socialisme, celui qui faisait lever sur le monde un espoir nouveau. Nous avons cru tout cela; nous en avons vécu. Cet espoir-là motivait notre existence, fondait toute notre action, justifiait tous nos efforts et tous nos sacrifices. Je ne vous dis pas que Staline était Dieu, pour nous. Mais il n’était pas loin du personnage sacré.» (Écrits du Canada français no 54, 1985, texte de Gérard Pelletier.)

Un personnage du roman de Pierre Gélinas résume bien le problème:

«Tout ça c’est depuis vingt ans dans tous les journaux. Et vous autres, vous auriez été les seuls à ignorer ce que tout le monde savait!»

«La prison, la répression policière, l’opprobre de la société, la peur, la malédiction de familles, l’excommunication, les défaites successives, rien n’avait prévalu contre la foi». (Pierre Gélinas, Les vivants, les morts, et les autres.)

Les communistes angoissés, sous le choc, réalisent qu’ils ont été naïfs sinon complices. Ils croyaient que le marxisme était infaillible, que se construisait en URSS une société socialiste, plus juste et plus humaine. En attendant les explications de Moscou, les réunions du parti deviennent un divan de psy.

Le 30 juin, Moscou refuse de commenter le rapport sauf pour signaler «le culte de l’individu» précisant qu’insister sur le reste nuira à la cause du communisme. Bref, on ne veut pas de débat. Il y en a un.

Les communistes canadiens ne sont pas satisfaits. Ils veulent comprendre comment un seul homme a-t-il pu commettre autant de crimes sans le support de l’élite du parti? Comment le parti a-t-il pu toléré l’antisémitisme à l’encontre de tous les principes de base du marxisme opposé à toutes les formes d’oppressions nationales et de racismes? En août, le Parti envoie Tim Buck et Joe Salzberg en URSS pour chercher les réponses.

À la mi-octobre, assemblée publique tendue à Montréal: Tim Buck et J. B. Salsberg, de retour d’URSS, rendent compte des résultats de leurs entretiens avec des dirigeants soviétiques. Les versions de J. B. Salsberg et de Tim Buck divergent. La plupart des militants sont insatisfaits des explications fournies par Tim Buck. Celui-ci s’entête, leur demande de s’incliner devant les explications de Moscou. C’est trop.

Les six membres de la direction de la province dont le responsable, Gui Caron, démissionnent. C’est la première fois dans l’histoire du communisme mondial que le leadership abdique en masse.

Gui Caron: «J’ai été écœuré par ce récit épouvantable d’arrestations massives dans le milieu de la nuit, de tortures barbares, de fausses confessions extorquées pour incriminer d’autres innocents, d’exécutions dans procès, de répression contre les familles d’accusés, en une mot, d’une terreur dirigée non pas contre les ennemis du socialisme mais contre sa fine fleur, contre ses dirigeants politiques et culturels les plus en vues et les plus courageux.» (Tribune du 29 octobre 1956 cité dansLe droit de se taire, p. 216.)

Au moins, comme le signale pertinemment la Montréalaise Merrily Weisbord dans son livre Le rêve d’une génération, le meilleur sur le sujet, contrairement à ceux qui ont vécu dans les pays communistes, il n’ont jamais été poussés à s’emprisonner l’un l’autre et ils n’ont jamais tué personne.

Quelques jours après l’assemblée, la Hongrie se soulève contre les communistes. Le 15 novembre les tanks entrent à Budapest, 80 000 Hongrois se réfugient en Autriche. Une tuile de plus pour le Parti.

La majorité des Canadiens français a déjà quitté le Parti en 1947. En 1956, c’est au tour des Juifs. 600 des 900 membres au Québec quittent le Parti dont des militants de longue date comme Léa Roback, Joe Salsberg, etc.

La majorité de ceux qui restent réclame un renouveau du Parti. Faux espoirs, le bureau de Toronto est derrière Tim Buck et remplace les démissionnaires par de fidèles staliniens blanchis sous le harnais, Stanley Ryerson, William Kashtan, Sam Walsh, etc.

Aux États-Unis, le parti plonge de 80 000 membres en 1946 à 5 000 l’année des révélations. En fait, il y a tellement d’agents du FBI parmi eux que Edgar Hoover a sérieusement envisagé de prendre le contrôle du parti en 1957.

Aux élections fédérales de 1957, le Parti ne présente que 10 candidats: 7 760 voix à travers tout le pays. Mince consolation, la Cour suprême du Canada déclare la même année que la Loi du cadenas relève du code criminel, et est donc ultra vires (au-delà des compétences provinciales). Deux ans plus tard, leur vieil ennemi Duplessis meurt. La révolution tranquille commence et la Pologne peut enfin récupérer ses trésors.

Le Parti est aux soins palliatifs. Il élimine des permanents, ampute quatre des douze pages du Canadian Tribune. Le nombre de cellules devient un secret particulièrement opaque. On sait toutefois qu’en 1960, alors que la Révolution tranquille débute au Québec, le Parti a 150 cellules au Canada. Il en avait plus de 500 au printemps 1946.

La Révolution tranquille

En 1963, les 12 candidats du parti cueillent 4 162 votes. Broutille comparé au fait que Mao rompt les liens avec Moscou. Le monde communiste se déchire, il a maintenant deux capitales. Dans plusieurs pays, des partisans de la Chine quittent le parti communiste et fondent des partis maoïstes. Au Canada, des communistes de Vancouver dirigés par Jack Scott forment en 1964 le premier d’une longue suite de partis maoïstes au Canada.

Tim Buck s’accroche jusqu’en janvier 1962. À 73 ans, il est nommé au poste honorifique de président national. Leslie Morris, autre vétéran stalinien, le remplace.

Durant ces années, le Parti, dont le nombre de membres oscille entre 1 500 et 3 000, tente de comprendre ce qui se passe au Québec depuis la mort de Duplessis et l’arrivée d’un gouvernement libéral. Plusieurs choses lui plaisent: la nationalisation des compagnies privées d’électricité, le départ du clergé des écoles et des hôpitaux, l’intervention du gouvernement dans beaucoup de domaines. D’autres moins, comme les demandes du Québec pour plus d’autonomie. Si le Parti reconnaît désormais le droit du Québec à l’autodétermination, il s’oppose à tout droit supplémentaire. L’éternelle crainte que la division du pays affaiblirait le mouvement ouvrier.

L’été indien du Parti

Puis, d’un seul coup, le marxisme n’est plus tabou au Québec. Au contraire! Des radicaux fondent la revue Parti Pris, puis Socialisme Québécois, puis le Mouvement de libération populaire. Beaucoup de jeunes Québécois dénoncent la guerre du Vietnam, les États-Unis, le système capitaliste. Une musique aux oreilles du Parti.

Cette «nouvelle gauche» se disperse un peu, mais elle ne pourra s’empêcher de se rapprocher du Parti, le spécialiste de la contestation sociale, le pro, avec ses 50 ans d’expérience, des luttes contre le capitalisme et l’impérialisme américain.

Pour faciliter le rapprochement, on crée en mai 1965 à l’intérieur du Parti canadien le Parti communiste du Québec. La confiance règne. Sam Wash, organisateur et futur chef du Parti au Québec, dit à ses camarades: «Le Parti communiste est en train d’être accepté comme faisant partie du front de “libération nationale du Québec” par plusieurs groupes même s’il y a de sérieuses réserves

«Réserves» est un euphémisme. Ces groupes canadiens- français, ou plutôt québécois, sont felquistes, marxistes, trotskystes, mais pas, mais alors pas du tout intéressés par ce Parti pathétiquement accroché à Moscou. Che Guevara? Mao? Fidel Castro, Frantz Fanon, les Black Panthers, etc.? Certainement. Brejnev? Jamais de la vie… Lorsqu’ils portent attention au Parti, ce qui est rare, c’est pour en rire. Dur pour le parti de Lénine!

Alors qu’il ne réussit pas à intéresser les Québécois, le Parti perd l’essentiel des Juifs qui s’accrochaient encore lorsque, fidèle à la ligne de Moscou, il se range derrière les Arabes pendant la guerre de Six jours. Ne reste comme groupe solide que les Ukrainiens, les fidèles parmi les fidèles du Parti.

Les Ukrainiens s’engueulent entre eux depuis les années 1920. Ils se sont engueulés à Toronto, à Winnipeg, à Pointe-St-Charles, chaque fois que des Ukrainiens anti-communistes ont soulevé des questions gênantes: les famines provoquées par Staline au début des années 1930 et qui avaient mis les Ukrainiens à genoux ou au cimetière; le Goulag, les purges, les tentatives des Russes d’assimiler les Ukrainiens, etc. Les communistes ont tout nié en bloc. Mais depuis une vingtaine d’années, quelque chose les agace profondément.

La plupart de ces communistes ukrainiens viennent de Galicie, territoire polonais annexé par l’URSS lorsqu’elle était copine avec Hitler. Depuis, ces communistes fidèles ne peuvent plus visiter leurs familles ni même correspondre avec elles.

En 1963, John Kolasky est sélectionné pour étudier dans une école supérieure du parti à Kiev. Pendant deux ans, il observe les misérables conditions de vie des Ukrainiens et la vitesse de leur assimilation aux Russes. En 1965, il n’en peut plus et proteste ouvertement. Aussitôt arrêté et expulsé. À son retour il raconte son expérience.

Les camarades ukrainiens sont troublés: l’un des atouts majeurs de la propagande soviétique a toujours été justement son appui sans faille à la culture ukrainienne, appui qu’elle contrastait volontiers avec la politique d’assimilation des tsars et de la Pologne.

Les Ukrainiens réclament l’envoi d’une délégation. Le Parti les niaise pendant deux ans. Puis, en 1967, la pression devenant trop forte, une délégation va enquêter sur place pendant trois semaines. Son rapport distribué seulement parmi les membres conclut qu’il y a effectivement une politique d’assimilation et rejette l’argument soviétique que c’est du nationalisme bourgeois. Moscou empêche la publication du rapport, accusant aussitôt ses auteurs de faire le jeu des réactionnaires ukrainiens du Canada.

Tim Buck, rigoureux dans la servitude, renie aussitôt sa signature. Quand au Parti, il retire le rapport pour études plus approfondies. Rien n’y fait, de plus en plus de touristes canadiens, de retour d’Ukraine, ramènent des histoires qui ne concordent pas du tout avec l’image officielle du progrès, du bonheur et de l’abondance matérielle de l’Ukraine. Les Ukrainiens exigent du Parti plus d’informations et contestent ses explications. Le Parti se console en se disant qu’au moins, en public, les Ukrainiens appuient le Parti; la chicane reste en famille.

Le printemps de Prague

La famille va mal. Il ne lui reste que quelques cellules anémiques dans de rares syndicats, des groupes isolés d’agriculteurs dans l’Ouest et une poignée d’intellectuels tels l’éternel Stanley Ryerson. Les jeunes, les étudiants, ont disparu. Aux élections fédérales de 1968, les 14 candidats communistes se partagent 4 505 votes.

C’est alors que naît l’espoir d’un communisme nouveau, rafraîchissant, un «socialisme à visage humain» qui ramènera les masses au Parti. Cet espoir vient de Tchécoslovaquie et s’élabore à Prague au printemps 1968.

Le 5 avril 1968, sous la direction d’Alexandre Dubcek, le Parti tchécoslovaque adopte un document extraordinaire, Le Programme d’action, immédiatement acclamé dans le pays. On y dénonce la suppression des droits démocratiques et des libertés du peuple, la violation des lois, l’abus du pouvoir. Chaque numéro du Canadian Tribune rapporte avec un enthousiasme grandissant les dernières nouvelles de cette révolution socialiste.

Le 21 août 69, les chars de l’URSS et de cinq pays de l’Est entrent à Prague. Alexandre Dubcek est arrêté. Le monde entier condamne l’invasion qui discrédite partout les partis communistes. Le jour de l’invasion, le politburo du Canada, malgré des dissidences, envoie un communiqué qui condamne l’invasion et demande le retrait rapide des troupes. Inouï!

Le printemps de Prague

Pour la première fois de son histoire, le Parti conteste Moscou. Ça ne peut durer, se tenir debout n’est pas sa posture naturelle. En octobre, une autre réunion, après des débats acrimonieux, annule les parties du communiqué qui «donnaient la fausse impression que l’entrée des troupes du pacte de Varsovie en Tchécoslovaquie n’était pas dans l’intérêt du socialisme». Même un stalinien fossilisé comme Stanley Ryerson proteste. Il attendra quand même quatre ans avant d’abandonner officiellement le Parti.

Aux élections fédérales de 1972, le Parti fait un effort remarquable: 30 candidats, le double de la dernière élection. C’est la grande lessive, 6 475 votes à travers le pays. Au Québec, les maoïstes présentent plus de candidats que le Parti et obtiennent cinq fois plus de votes. C’est d’autant plus enrageant pour les membres du Parti, majoritairement ouvriers, que les maoïstes sont tous des intellos qui semblent expier le péché originel d’être nés dans la bourgeoisie. Aucun ne saurait comment tenir un marteau ou une faucille… Il n’en reste pas moins que l’avant-garde du prolétariat tire sérieusement de l’arrière.

Alexandre Soljenitsyne

Tim Buck meurt en 1973. Cinquante fidèles assistent à ses funérailles. Ironie de l’histoire, ses mémoires sont publiées par une maison d’édition maoïste ce qui écœure tous les membres du Parti. L’année suivante, après 25 ans de travail, Alexandre Soljenitsyne lance un énorme pavé dans la vitrine du communisme soviétique, L’Archipel du Goulag. L’onde de choc est fantastique. Personne ne peut contester sa description minutieuse du Goulag et de la terreur soviétique qu’il a vécue personnellement. Même les communistes français, les plus staliniens de l’Occident, sont perturbés.

En 1974, il ne reste que quatorze cellules dans le Grand Toronto, 47 de moins qu’en 1949. Signe décourageant, plus personne n’essaie de les persécuter. La United Electrical Worker’s Union, toujours communiste, est même réadmise au Congrès canadien du travail.

Le Parti accueille avec déplaisir les exigences croissantes de ses membres féminins: avortement libre, liberté sexuelle, droits des gais et des lesbiennes, lutte contre le harcèlement sexuel et la violence. Les discussions font rage autour des cafés que les femmes ne préparent plus. Le Parti pense clore le débat en disant que les féministes détournent les membres de la lutte des classes et divise les ouvrières et les ouvriers. Surtout qu’il veut mettre toutes ses faibles énergies dans un nouveau front commun avec la gauche et propose la création d’un «Parti fédéré de masse». Les radicaux de la «nouvelle gauche», En Lutte, Ligue communiste marxiste-léniniste du Canada, Parti communiste canadien (marxiste-léniniste) rejettentun parti lié à Moscou et préfèrent s’inspirer de la «pensée Mao Tsé-toung».

Le programme de ces partis «prolétaires» qui ne doutent de rien est de renverser la bourgeoisie québécoise, la bourgeoisie canadienne, et, à l’avant-garde du prolétariat, prendre le pouvoir et instaurer la dictature des travailleurs. Bref, un régime marxiste pur et dur. Le tout à l’ombre des États-Unis…

Dans les pays de l’Europe de l’Est, c’est justement ce qu’on veut oublier. Et le plus tôt sera le mieux. Le communisme est particulièrement contesté en Pologne, où le mouvement Solidarité regroupe les travailleurs qui veulent renverser leur prétendue avant-garde. Le bloc communiste craque.

En 1977, le Parti s’oppose à la loi 101 parce qu’elle discrimine contre les ouvriers anglophones. Personne ne s’en émeut. Il propose de voter OUI au Référendum. Nul ne s’en soucie.

En mars 1983, Fred Rose meurt à Varsovie. Huit ans plus tard, l’URSS se désintègre. Depuis, au Québec, deux groupuscules qui pourraient entourer le tombeau de Lénine sans se toucher se disputent l’héritage du Parti communiste.

Autres articles de la série «Petite histoire de…» publiés dans le Kiosque

Petite histoire des Inuit, de leur arrivée en Amérique à aujourd’hui

Petite histoire de la Mafia et du crime organisé en Amérique

Petite histoire de la guerre contre les drogues

Petite histoire de : La réforme scolaire: né pour un petit bulletin

Petite histoire des Noirs du Québec

Petite histoire des prisons

Petite histoire de : L’indéchiffrable manuscrit

Petite histoire des entités et autres esprits : Le médium et le message

Petite histoire des Indiens d’Amérique : Le Printemps indien

Petite histoire de Joseph Jean, l’étrange Ukrainien

Petite histoire de : L’aventure chrétienne

Petite histoire de l’insaisissable trésor de l’Ile-aux-Chênes

Petite histoire des lépreux de l’Acadie

Petite histoire des Robin: exploiter les Gaspésiens jusqu’à la dernière morue

Petite histoire des Canadiens français dans la Résistance :
« Et maintenant, mettez le feu à l’Europe ! » (Winston Churchill)
  (partie 1)
Des agents canadiens français dans la Résistance (partie 2)

Les Anonymes: Petite histoire des groupes anonymes

Petite histoire de la forêt québécoise

Petite histoire de la Bataille du Saint-Laurent, la victoire oubliée

La folle histoire de la folie

Petite histoire des Irlandais

Petite histoire des trésors polonais cachés au Québec : l’étrange cavale

Petite histoire du miracle médical de la petite fenêtre sur l’estomac d’Alexis Saint Martin