Notre jeune journaliste (16 ans) Naïma Hassert s’est intéressée aux “stretchs”.

Naïma Hassert 

C’était comme si l’éléphant Dumbo s’était humanisé. Mais un Dumbo atrophié, blessé à son plus bel apanage : ses oreilles étaient en loques, déformées par deux grands trous fripés, et pendaient misérablement de chaque côté de son visage. Pourtant, il souriait aux passants de la rue Saint-Denis, en tendant son verre en carton devant lui.

Je me suis arrêtée. Il fallait que je lui parle. Comment était-ce arrivé?

Il a hésité quelques secondes avant de me répondre : « Oh allez, pourquoi je le cacherais? » Après s’être fait percer normalement les oreilles, il avait inséré dans les trous des objets ronds de plus en plus gros. En quatre mois, il était passé du crayon à mine à la canette de bière. Alors, il avait pu mettre ces bijoux si convoités : les stretchs, anneaux surdimensionnés conçus pour élargir le lobe d’oreille. Mais l’hiver et ses grands froids ont fendu cette membrane fragile, devenue beaucoup trop mince. Maintenant, ça pend.

« Il y a des chirurgies que tu peux faire pour recoller ça, un moment donné j’en ferai une. »

J’ai regardé son gobelet presque vide, et je lui ai souhaité bonne chance.

Les « stretchers », tels mon mendiant, sont de plus en plus nombreux dans les rues de Montréal, et rivalisent de bravoure et patience, au point où l’on peut en croiser qui ont le lobe aussi large qu’une petite assiette. Si on leur demande leurs motivations, ils évoqueront l’anticonformisme, le dépassement de leurs limites corporelles, le courage et l’acceptation de soi. Leurs petits hublots aux proportions extraordinaires sont pour eux le symbole de leur identité, d’une liberté acquise avec doigté et détermination. Ce à travers quoi ils sont passés est en soi une épreuve, et cela ajoute encore de la valeur à leur acte.

Il ne sera pas ici question des petits trous larges comme le petit doigt. Ils ne dérangent personne, sont faciles à obtenir et se referment en un rien de temps. Non, il sera plutôt question de tous ceux plus gros qu’une pièce de dix sous. Ceux-là choquent. C’est d’ailleurs le premier obstacle auquel sont confrontés les « stretchers » de ce calibre : le regard des autres. Au point où certains employeurs refusent des candidats uniquement en raison de leurs bijoux spéciaux, afin d’éviter d’effrayer les clients. En effet, par empathie, la plupart des gens ont mal, simplement à voir cette peau fragile étirée à outrance et mince comme une feuille de papier. D’où, souvent, un dégoût presque physique, et donc les préjugés : ces masochistes sont sûrement dangereux, rebelles, dérangeants.

À présent, l’homme moderne peut éviter de s’insérer à froid des disques en terre cuite, mais il le fait quand même, par économie. Il semble même que ce serait pour lui un plaisir. Tranquillement, il augmente la taille de ses lobes à l’aide de tout objet circulaire qui lui tombe sous la main. Certains, plus sages, utiliseront leur argent pour se procurer des élargisseurs stérilisés en titane, acier chirurgical, silicone, plastique ou corne de bœuf, mais ceux-ci coûtent entre 20$ et 60$ la paire, qu’il faut changer régulièrement au gré de ses ambitions. Dans la plupart des cas, les « stretchers » choisiront la méthode « traditionnelle », moins coûteuse et plus significative.

Enfin, pour ceux qui ne veulent pas se casser la tête, il existe une chirurgie consistant à découper au scalpel une partie du lobe. Cette méthode drastique a au moins l’avantage d’éviter les risques effrayants associés à l’étirement, tels que les infections, les « blowouts » (sorte de gonflement de peau), ou un déchirement de la membrane. Mais le retour en arrière est impossible, alors qu’autrement il est simplement ardu. Un trou peut se refermer de moitié, mais dès qu’on franchit le centimètre de diamètre, il ne pourra jamais disparaître complètement, du moins pas naturellement. Il faudra, là aussi, faire appel à la chirurgie esthétique.

Même s’ils sont de plus en plus nombreux, les « stretchers » sont loin de former une majorité. La tendance est encore trop rare pour que le commun des mortels s’y habitue, et, par conséquent, le phénomène risque d’être banalisé. Mais qui sait? peut-être qu’un jour cet extrême deviendra la norme. Dumbo peut toujours faire des bébés.