Avez-vous déjà ressenti cette excitation, ce frisson, ce sentiment de participer à quelque chose de grand, à un moment quasi historique ? Moi, je l’ai vécu cette semaine, lorsque moi et 600 autres élèves, essentiellement de sciences humaines ou d’Arts se sont rassemblés pour se prononcer sur la tenue ou non d’une grève contre le programme d’austérité du gouvernement.

J’ai entendu que les étudiants en sciences naturelles n’ont généralement pas voulu manquer leur cours pour venir à l’Assemblée générale. Aucune idée pour les élèves en Techniques.Toutefois on était assez nombreux pour atteindre le quorum requis (644 participants, sur 6000 élèves inscrits aux études à temps plein).

Cette Assemblée se tenait à peu près en même temps que mon cours de méthodes quantitatives. Malheur, il fallait que j’en manque un bout. Pas grave, ma prof l’avait prévu dans son plan de cours. La fille qui a beaucoup de difficulté à l’école par contre, non. Dès qu’elle me voit, elle me lance, l’air apeurée, qu’elle ne veut absolument pas de grève, que si elle ne réussissait pas tous ses cours cette session-ci, on lui interdirait l’accès au cégep. Je lui ai dit de venir voter. Et vous savez quoi ? Elle n’est pas venue.

La proposition était la suivante : « Que l’AGECVM soit en grève le jeudi 3 avril pour les cours de jour dans le but de participer et permettre une mobilisation large pour la manifestation nationale contre l’austérité et pour un budget plus égalitaire. » Elle était écrite sur un petit pamphlet, où étaient également listés tous les arguments qui pourraient appuyer la proposition, sous la forme de points « Considérant que… », ainsi que des diagrammes colorés et très explicites. Difficile, dès le départ, de ne pas être contre le programme d’austérité.

L’ambiance était effervescente. « Est-ce que quelqu’un s’oppose à l’ouverture de l’Assemblée ? » Non. L’ouverture est adoptée à l’unanimité, une heure après l’heure prévue. Tout le reste de l’assemblée se déroulera sur ce ton.

On adopte une plénière. Et les arguments fusent. Je suis surprise, personne ne bégaye, tout le monde s’exprime clairement, personne ne fait d’erreur flagrante de raisonnement, et tout le monde est sensiblement d’accord. L’austérité budgétaire n’est pas une solution, c’est important d’exprimer notre opinion là-dessus, et donc d’aller manifester le 3 avril.

Une des premières choses qu’on avait convenues était que, pour favoriser l’égalité hommes-femmes, on accorderait la parole aux deux sexes à tour de rôle. Toutefois, quelques minutes à peine après, on avait accepté que l’Assemblée se tiendrait à deux endroits en même temps, l’auditorium et une portion de la cafétéria juste à côté. On installe le système de son, on le teste, ça fonctionne. On donne donc la parole aux deux salles, à tour de rôle, et on arrête d’appliquer la règle gars-fille.

La plénière continue. Une fille se lève. « Je propose qu’on revienne aux règles déjà convenues, c’est-à-dire d’accorder à un sexe l’un après l’autre. Je ne crois pas que les salles soient les plus discriminées aujourd’hui. » Elle a réussi à toucher la présidente de l’Assemblée (c’est sa seule erreur de la séance). On revient à ce qui était convenu.

 

C’est quand quelqu’un commence à parler de capitalisme que ça déboule.

– « On n’est pas au cégep pour abolir le capitalisme, on est là pour étudier. »

– « J’appelle à l’action directe. »

– « Comment voulez-vous abolir le capitalisme, alors que ça fait si longtemps qu’on roule là-dessus ? Je crois que vous avez tous les yeux plus grands que le ventre. »

– « Les alternatives de gauche, les alternatives libertaires, sont tout à fait cohérentes et il serait temps d’aller dans cette direction au Québec. »

– « Avant de parler de lutter contre le capitalisme, commencez par arrêter de consommer comme des malades, faire un effort dans la vie de tous les jours, ça aurait plus d’impact. »

– « Garder un seul objectif, pas rentrer le capitalisme dans le vote de grève, s’en tenir aux mesures d’austérité. »

– « Decorum dans la salle ! Pour votre information, « decorum » est un terme latin qui veut dire « ta gueule » mais poliment. »

 

Il fallait tout de même adopter une question préalable au vote de grève. Celle qui était sur le pamphlet ne parlait de faire la grève que jeudi. Quelqu’un propose que cette grève d’un jour soit prolongée au mercredi 2 avril. Un chuchotement de protestation s’élève. Un deuxièmegars, qui zézaie légèrement, s’indigne, et lorsqu’il propose un amendement à la proposition, il se fait huer. Sa demande est d’ailleurs refusée, au grand plaisir de la foule : quand on prend le micro pour faire une proposition, on ne doit que prononcer cette proposition. On ne peut pas donner notre opinion juste avant. Léger suspense : est-ce qu’il y en aura un autre seulement dans la salle qui prendra le relai de la proposer ? Oui. Fiou.

On passe au vote. Il est à mains levées. 220 élèves sont pour la proposition d’amendement : 232 sont contre.

Le même zozotant revient au micro. Le vote est très serré, il faut recompter. Là, c’est l’exaspération totale. On passe encore au vote : la majorité ne veut pas recompter. Un autre propose une scission du vote : ceux qui veulent une grève le 2 et 3 avril, ceux qui n’en veulent une que le 3 avril. On vote pour ça encore : refusé.

L’heure de mon prochain cours est arrivée. Ça fait trois heures que je suis là. Plusieurs se lèvent déjà pour aller au leur. Quelles sont mes priorités : voter ? Ou assister à un de mes fabuleux cours ? Ç’aurait été une vraie incohérence que de sauter sur mon droit de vote pour aller écouter le prof (et en fait, on a regardé un film).

Après quelques technicalités, on passe finalement au vote final. Il ne doit pas rester plus du deux-tiers de l’assistance à présent.

Et vous savez quoi ? 351 élèvesont voté pour la grève, contre 140. Mais comme il y a un flou sur la validité de ce vote, vu qu’il n’est pas certain que le quorum ait été atteint au moment du vote final, la Table de concertation de l’Association étudiante juge nécessaire de faire une confirmation auprès du plus d’élèves possible avec un scrutin secret. Depuis deux jours, il y a donc des bureaux de scrutin, et la dernière journée est demain. Le premier jour, le vote de grève a obtenu une majorité de « pour ».

Aujourd’hui, les élèves qui restent à voter voteront. Le suspense me déchire.

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