Serge Truffaut

Le Devoir

Le roi Abdallah est mort. Son frère Salman, 26e fils d’Abdel Aziz al-Saoud, fondateur de l’Arabie saoudite, va le remplacer. Ici et là, on s’inquiète pour les suites diplomatique et pétrolière des choses en occultant le plus grave : le sort infligé aux femmes et aux travailleurs immigrants. Ici et là, on feint d’ignorer que ce royaume est celui de l’abject.

Le texte qui suit est un extrait de “Petite histoire des Arabes” que le Kiosque publiera cette année.

(….)

« Si la religion musulmane est un des souffles les plus brûlants qui aient embrasé l’humanité, le wahabisme représente le coeur de la flamme (..) »

« Un printemps arabe », Jacques Benoist-Mechin

Le pacte du désert

La scène se passe vers 1745, dans le désert du Nadjd, au coeur de l’Arabie, entre le chef de tribu Ibn Saoud et le très rigide prédicateur Abd-al-Wahhab. Les wahhabites considèrent que, livré à lui-même, l’homme cède naturellement à ses mauvais penchants. Il faut par conséquent l’aider à vaincre le mal. Le guerrier accepte de reconnaître l’autorité religieuse du fanatique et de l’aider à imposer sa version de l’Islam, la plus rigoureuse de la planète.

En échange, Abd-al-Wahhab reconnaît le guerrier comme le chef politique des Arabes. Dans les siècles qui suivent, les wahhabites et les descendants de Saoud respectent le pacte.  (….)

  1. Pendant que l’armée allemande déferle en Belgique neutre puis en France, Max von Oppenheim, à la tête de l’Agence de renseignements pour l’Orient est le seul à s’intéresser à un triste rhumatisant qui se traîne dans son palais, le sultan, le chef suprême de l’Empire ottoman. Max a un plan délirant.

Il sait que ce malade est aussi le calife des croyants, le chef spirituel des 270 millions de musulmans du monde entier (Sauf les Marocains. Le roi du Maroc, descendant du prophète, est le chef religieux de son pays) dont la moitié est dominée par les ennemis de l’Allemagne, les Russes (Caucase), les Britanniques (Inde, Égypte), et les Français (Afrique du Nord).

Le 14 novembre 1914, le sultan appelle les millions de musulmans à la guerre sainte contre la Grande-Bretagne, la France et la Russie. Les Arabes musulmans, qui voient la guerre comme une autre ronde du long conflit entre la Chrétienté et l’Islam se rangent derrière les Turcs sans états d’âme.

Comme les Allemands l’avaient prévu et espéré, les Britanniques dégarnissent aussitôt le front européen pour acheminer des hommes et du matériel au Moyen-Orient.

Comment contrecarrer la guerre sainte du calife? Comment séparer les Arabes musulmans des Turcs musulmans? Les Britanniques concluent qu’il faut encourager le nationalisme arabe et miner ainsi l’empire ottoman de l’intérieur.

L’endroit rêvé est juste en face de l’Égypte, de l’autre côté de la mer Rouge, le Hejaz, la partie de l’Arabie où, depuis des siècles, la domination ottomane suscitait du ressentiment et des révoltes périodiques.

Il y a alors deux gros joueurs en Arabie. D’abord Hussein, descendant du prophète Mahomet et gardien officiel des deux villes les plus saintes de l’Islam, La Mecque et Medine. Comme il organise le séjour des pèlerins, seule source de revenus du royaume, il est le seul leader arabe connu des musulmans.

C’est le candidat préféré des Britanniques. Hussein est en froid avec les Turcs qui se méfient de lui; Il a refusé de déclarer la jihad contre l’Occident. Ses fils, Abdullah et Faiçal, ont d’ailleurs pris contact avec les nationalistes de Damas et les Britanniques d’Égypte.

Le seul hic est que Hussein ne contrôle que le Hejaz. L’intérieur de l’Arabie a un autre maître.

Là vit, au milieu du désert, son formidable rival en la personne d’Ibn Seoud, 6’4”,  qui rassemble les tribus de l’intérieur. Après cent-cinquante ans, le pacte du désert entre la famille de Seoud et les rigoureux wahabbites tient toujours. Et Seoud veut déloger Hussein.

Lequel des deux peut inciter les Arabes à se révolter contre les Turcs?

Les Britanniques vont miser sur les deux. En Europe, la perspective d’être battus par les Allemands est très réelle et la priorité numéro un est d’affaiblir les Allemands.

En 1916, les Britanniques envoient deux agents de liaison en Arabie: pour Hussein, un flamboyant et brillant gradué d’Oxford, archéologue, linguiste, homosexuel sadomaso, caméléon vivant, le tout petit (5’3”) colonel T.E. Lawrence, qui va se mériter le nom de Lawrence d’Arabie. En même temps ils envoient à Ibn Séoud, son grand rival,  le très original Saint John B. Philby en comparaison duquel Lawrence fait figure de banlieusard rangé.

Les promesses ne coûtent pas grand chose. Hussein veut régner après la guerre sur un grand royaume arabe comprenant la Grande Syrie et toute l’Arabie? Certainement. S’il se bat contre les Turcs.Ibn Séoud veut la même chose? S’il se bat contre les Turcs, aucun problème. 

Le Proche Orient et les accords Sykes-Picot de 1916 (Vidéo 1’34’’)

http://www.aleph99.info/Le-Proche-Orient-et-les-accords.html

 Au même moment, deux diplomates, l’Anglais Sir Mark Sykes et le Français François-George Picot signent, en prévision d’une victoire sur les Ottomans, un accord ultra-secret qui divise entre eux les territoires arabes, soit l’espace entre la mer Noire, la Méditerranée, la mer Rouge, bref le Moyen-Orient. La Syrie et le Liban aux Français, le reste aux Britanniques. La Palestine relèvera d’un contrôle britannique et international. On laisse l’Arabie aux Arabes parce qu’on est convaincu qu’il n’y a rien en en tirer. Une copie des accords est envoyée à leur allié, le tsar de Russie.

 

Ignorant tout, Hussein au début juin 1916, donne symboliquement le signal de la révolte arabe en tirant lui-même, au fusil, d’une fenêtre de son palais sur les casernes ottomanes.

Sauf quelques nationalistes de Syrie et d’Irak, la révolte n’a aucun écho dans le reste du monde arabe. Pire, les Égyptiens sont carrément contre. Qu’à cela ne tienne, en novembre Hussein se proclame «roi des Arabes».

Le poids militaire de quelques milliers de Bédouins dans les combats est peut-être faible, mais la portée symbolique d’une armée arabe se mesurant aux Turcs et, plus encore,  d’un gardien des lieux saints de l’islam contestant la légitimité du sultan et de sa prétendue guerre sainte est énorme et se révèle utile aux Britanniques.

 

Les Arabes d’Hussein entreprennent un guérilla efficace contre les lignes de communications turques en Arabie. À la fin de 1916, les  troupes britanniques stationnées en Égypte avancent vers Gaza  en Palestine alors que d’autres venues de l’Inde débarquent en Irak et poursuivent vers Bagdad dont elles s’emparent au printemps 1917. A l’automne, les fils d’Hussein, Faysal et Abdallah, conduisent leurs armées vers la Syrie.

 

Puis, une bombe épistolaire lancée par un ministre anglais éclate dans le ciel diplomatique.

 

Le 2 novembre 1917 Arthur Balfour, ministre des Affaires étrangères, écrit dans une correspondance riche d’ambiguïtés :

«Le gouvernement de Sa Majesté envisage favorablement l’établissement en Palestine d’un foyer national pour le peuple juif (…) étant clairement entendu que rien ne sera fait qui puisse porter atteinte ni aux droits civils et religieux des collectivités non juives existant en Palestine (…)

Le hic est que les “collectivités non juives” représentent les quatre cinquième des sept cent mille habitants de la Palestine.

Lord Curzon, le Ministre des Affaires extérieures, avait posé une question gênante au cabinet: Que va devenir la population du pays?»

Les politiciens britanniques et les dirigeants sionistes croyaient à la formule “La terre sans peuple- pour le peuple sans terre.» et considéraient la Palestine comme un pays vide d’habitants. Un autre choc attend les Arabes.

 

En octobre 1917, les communistes ont pris le pouvoir en Russie. En fouillant dans la correspondance diplomatique du tsar, ils découvrent les accords Sykes-Picot. Lénine se fait un malin plaisir de les rendre publics. Les Arabes sont scandalisés. Les Britanniques avaient pourtant promis à Hussein un royaume arabe et l’indépendance

 

(…)

Les Frères musulmans ont un modèle tout près, juste de l’autre côté de la Mer rouge, la toute nouvelle Arabie Saoudite et son tout aussi nouveau roi, Ibn Saoud, dont la loi, la seule, est la sharia.

 

À ce moment, l’Arabie n’est pas un pays important; ni les Français ni les Britanniques n’ont daigné s’en emparer. Ces derniers n’ont pas levé le petit doigt pour aider Hussein, leur allié de la guerre, lorsque Ibn Saoud l’a chassé de la péninsule. Le pays, désespérément pauvre, vivote en taxant les pélerins qui visitent les villes saintes de La Mecque et Médine.

Lorsque, le 18 septembre 1932, Saoud se fait proclamer roi de l’Arabie à laquelle il donne son nom, c’est bien sûr, une grande victoire pour le wahabisme, mais qui s’en préoccupe? Qui pourrait exporter cet islam rigide?

Toutefois, trois mois plus tôt, un forage a fait jaillir du pétrole à Bahrein, son voisin géographique et surtout géologique…

 

Durant les années 20, les Américains commencent à avoir soif de pétrole. Les industries poussent partout, les automobiles sortent en masse des usines. Les compagnies pétrolières ne fournissent plus et cherchent ailleurs. Le Moyen-Orient est la chasse gardée des compagnies françaises et britanniques, sauf l’Arabie, pays indépendant.

 

Justement, Ibn Séoud se méfie des Britanniques qui contrôlent tous ses voisins, dont l’Irak et la Jordanie, dirigés par les fils d’Hussein, son rival vaincu. Son conseiller, le britannique Philby, le persuade de laisser les compagnies américaines fouiller, à leurs frais, 320 000 milles carrés de désert. Le 7 décembre 1937, on trouve du pétrole. (….)