Rarement je n’avais vu des yeux aussi ronds.

Je n’avais pas assisté à la réunion de programme la semaine dernière, alors je n’étais pas au courant.

« Tu n’as pas d’autres vêtements ? »

« Ça va être si pire que ça ? »

L’étudiante de deuxième année a seulement hoché la tête, l’air navrée.

« Eh bien… dommage alors. » Et je repars, content de m’être épargné l’initiation du cégep malgré moi.

Et là, je croise l’anarchiste. Je l’avais repéré dans mes classes. Il a des traits coupés au couteau, une veste achetée en Angleterre (terreau du mouvement anarchiste), et des macarons du genre « À bas le capitalisme » et « Ne vous laissez pas faire » partout sur son sac d’école. En plus, il est grand, du genre imposant. Il me reconnaît.

« Tu viens au comité gratuit ? »

Ce « comité », c’est un local avec des cintres et des vêtements. Tu peux rentrer et te servir. Il avait besoin de vêtements laids, comme moi. Je ne pouvais pas m’éclipser aussi facilement, d’autant plus qu’il me faisait un peu peur et que je ne voulais pas m’expliquer avec lui. Alors je le suis. Je n’avais jamais encore eu d’initiation, je voulais savoir à quoi ça ressemble. Et c’est aussi le but de l’initiation : se faire humilier, se faire des amis, puis mieux survivre au cégep.

Quelques minutes plus tard, on rejoint le reste de nos camarades en pyjama dans une classe, où les bureaux sont récouverts de bouteilles de ketchup, de miel, de moutarde, de sauce soya et de farine. Les gens qui nous accueillent, y compris celle aux yeux ronds, sourient, ils ont le visage de gens qui sont en train de réaliser un rêve. Et puis, un gars habillé comme pour une expédition en montagne prend la parole, d’une voix caverneuse : « Allez, bande de pédés ! Suivez-moi ! »

On se fait séparer en petits groupes, et comme dans un camp de jour, on descend les étages du cégep en chantant des chansons à répondre. « C’est qui mon père ? » « Stephen Harper ! » « C’est qui qu’on aime ? » « Stephen Harper ! » « Ok, on change pour Jean Charest ! J’aime me faire fourrer par qui ? » « Jean Charest ! » En bons étudiants de sciences humaines.

On sort dehors, on se fait arroser de miel, puis mettre en couple pour faire exploser des ballons d’eau en positions de Kama Sutra. C’était notre première épreuve. Des tasses de café en styromousse circulent pour nous donner un peu de réconfort. Elles n’étaient pas remplies de café. Puis, quand nous sommes bien mouillés, bien sales et bien puants, on va mendier pour se ramasser un budget pour de la bière le soir. Certaines personnes ont remis leur carrière en question : en une dizaine de minutes, notre groupe a ramassé 40$.

Ensuite, petite pause. On fume, on boit, on reçoit encore de l’argent. Certains élèves commencent à stresser : je vais être en retard au cours, je vais arriver soûl, il faut que je m’en aille ! À quoi les vieux nous répondaient : « Laisse faire le cours. Il y a plein de profs qui vont annuler, de toute façon. » (Ce qui, après vérification, était faux. Aucun élève ou professeur ne se souvenait d’un cas où un cours était annulé pour faire plaisir aux élèves qui sortaient de leur initiation.)

Prochaine étape. C’est là que j’ai commencé à halluciner. Les filles se sont mises en position push-ups devant des poissons morts. Il fallait qu’elles leur donnent 5 baisers. La bière circulait toujours. Les goulots ont fini par sentir le poisson. On a reçu des gifles d’écailles mouillées, des entrailles ont volé.

Le soir, on a eu notre récompense. La générosité des passants de la rue Saint-Denis a fourni des pichets de bière à toute une cohorte d’étudiants.

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Le cégep, c’est difficile : on ne choisit pas le rythme, on doit suivre des longs cours, assis, des fois tôt le matin, on a des travaux le soir, bref c’est déprimant. Difficile d’y survivre. La manière d’y arriver, c’est de se faire des amis.

Et comment se faire des amis ? En grugeant nos heures d’études ou de repos pour se défoncer avec nos copains. Ce qui rend les cours peut-être encore moins agréables, mais qui nous donne une mentalité relaxe et une vie sociale remplie. C’est une question de survie. Et c’est ce qu’on apprend avec l’initiation.

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