Comme d’habitude, l’alcool coule à flot au poste de traite de Michilimackinac, plaque tournante du commerce des fourrures. Une dispute éclate, un coup de feu part et le jeune coureur des bois Alexis Saint Martin, 28 ans, reçoit une décharge de plomb dans l’estomac.

On est le 6 juin 1822. Seul un miracle pourrait le sauver. La balle a causé de graves dommages : des muscles déchirés, des côtes brisées et une plaie, grande comme la main, couvre le côté gauche du thorax. Le médecin local, William Beaumont, donne à Alexis 36 heures à vivre.

À la surprise de tous, la blessure guérit. Mais durant 16 jours, tout ce qu’Alexis avale s’écoule par le trou de sa blessure. Il est obligé de s’alimenter par perfusion et des bandages l’aident à conserver un peu de nourriture dans son système digestif. Ce n’est qu’au 17e jour que les aliments commencent à être digérés normalement, sans s’écouler à l’extérieur.

Étrangement, les tissus se cicatrisent autour du trou laissé par le coup de fusil. Alexis n’en souffre plus et, têtu, il refuse les points de sutures qui permettraient de refermer le trou donnant sur l’estomac dont la membrane interne, bien visible, se rabat sur l’ouverture telle une soupape. Aussi, une simple pression du doigt permet de voir l’intérieur de l’estomac. En termes médicaux moderne, l’ouverture est une fistule gastrique.

Avec seulement quelques années de pratique médicale derrière lui, Beaumont souhaite approfondir ses connaissances sur le fonctionnement du corps humain. Grâce à ce trou ouvert, il réalise qu’il a une occasion unique pour observer la digestion à l’œil nu : « Lorsqu’Alexis est couché sur le côté droit, je peux voir à l’intérieur de son estomac et suivre le processus de la digestion. ». Tout ça, 70 ans avant l’invention des rayons X.

 

Les expériences commencent

Pour s’assurer qu’Alexis reste avec lui, Beaumont l’embauche comme homme à tout faire. Pour le jeune coureur des bois, sans éducation et convalescent, l’offre est alléchante. En janvier 1825, après quelques années à soigner et observer l’estomac d’Alexis, le Dr Beaumont publie les résultats de ses premières observations dans le Philadelphia Medical Recorder. Quelques mois plus tard, en mai 1825, la série d’expériences recommence.

Par exemple, il attache plusieurs aliments le long d’un fil et les dépose dans l’estomac d’Alexis. Rapidement, le suc gastrique apparaît sous forme de petites gouttelettes à la surface de la muqueuse. Le docteur peut observer la digestion à l’œil nu. À intervalles réguliers, il ressort le fil et note quel aliment a été digéré. En une heure, le chou et le pain ont presque disparus. Après deux heures, le «bœuf à la mode» est partiellement digéré et le bœuf cru, à peine entamé.

Au début du 19e siècle, le système digestif demeure mystérieux pour les médecins. Ils croient encore que les aliments se font désintégrer par les convulsions de l’estomac. Rien à propos de la bile ou des sucs gastriques. Tout change avec les expériences de William Beaumont qui pose la base de nos connaissances actuelles sur la digestion.

William Beaumont

Le docteur, affilié à l’armée américaine, déménage régulièrement. Le stratagème qu’il trouve pour garder Alexis auprès de lui est de l’embaucher dans l’armée afin qu’il puisse l’accompagner. Beaumont a donc le champ libre pour continuer ses expériences avec la fistule, peu importe où il est posté. Pendant près d’un an, les deux hommes se promènent dans l’État de New York et au Vermont

Après un an, Alexis retourne à Berthier, sa ville natale. Le séjour devait être bref. Il a promis au Dr Beaumont de revenir pour la suite des expériences ; mais celles-ci l’agacent trop. Il décide de rester au Québec, se trouve un emploi à la Compagnie de la Baie d’Hudson et épouse Marie Joly le 9 octobre 1826.

Beaumont est toutefois résolu à retrouver son patient miracle. Il fait affaire avec les anciens patrons d’Alexis : l’American Fur Company. Leurs recruteurs sont souvent au Canada en quête de travailleurs. La stratégie fonctionne. Ils trouvent Alexis, marié et père de deux enfants, et le convainquent de retourner auprès de Beaumont. Le fistuleux et sa famille embarquent dans un bateau pour une traversée de 3000 km jusqu’à Fort Crawford, dans le Wisconsin, au bord du Mississippi. À leur arrivée, en août 1829, Beaumont constate que la fistule est encore en bon état, assez pour continuer les expériences.

Astucieux, le docteur propose à Alexis un salaire intéressant pour un jeune homme sans éducation. En échange de 200$ par an, il accepte de se soumettre à autant d’expériences que nécessaire. Le contrat change au courant des années. Beaumont parvient à faire nommer Alexis sergent d’armée. À ce titre, Alexis peut recevoir un salaire supplémentaire de 12$ par mois et quelques allocations. En 1833, son nouveau contrat lui permet d’empocher un salaire de 400$ en plus de se faire payer la nourriture et le logement.

Peu de temps après que la signature du dernier contrat, Beaumont se fait transférer à Jefferson Barracks, au Missouri. Il donne congé à Alexis, le temps de préparer son déménagement. Les deux hommes ont convenu de se retrouver à Plattsburgh, avant de partir vers le Missouri. En quatre ans, Alexis s’est soumis à 238 expériences. Il a déjà abandonné Beaumont une fois et il s’apprête à lui fausser chemin à nouveau. Comme de fait, au lieu de rencontrer le médecin, il retourne au Canada.

Cette fois-ci, Beaumont ne le retrouve pas. De nombreuses lettres témoignent de l’insistance du médecin pour réembaucher Alexis mais ils n’arrivent pas à trouver un terrain d’entente. Sans se décourager, le médecin utilise les résultats de ses expériences sur Alexis pour publier, en 1833, son ouvrage intitulé Experiments and Observations on the Gastric Juice and the Physiology of Digestion.

Alexis Saint Martin

Jusqu’à sa mort en 1853, Beaumont tente de convaincre Alexis de redevenir son cobaye. Il n’est pas le seul à s’intéresser à la fistule. En 1837, un groupe pro-végétarien fait des démarches auprès d’Alexis pour prouver que les légumes sont plus faciles à digérer que la viande. En 1840, la Medical Society of London collecte 300-400 livres britanniques pour qu’Alexis vienne leur montrer son étrange estomac. Toutes ces démarches se soldent par un échec.

Pourtant, Alexis vit de sa fistule en l’exhibant à qui veut bien payer pour la voir. Tant que ce n’est pas pour la science… Après avoir passé presque six décennies avec une fenêtre sur son estomac, il décède à Saint-Thomas de Joliette le 24 juin 1880, à l’âge de 86 ans.

La fistule intéresse les scientifiques

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William Osler

Lorsqu’il apprend la mort d’Alexis Saint Martin, le physiologiste montréalais William Osler, considéré comme le père de la médecine moderne, s’empresse de demander au médecin du village la permission de prélever l’organe pour l’offrir au Musée médical de l’armée américaine. Le corps d’Alexis serait une riche acquisition pour les scientifiques.

La réponse arrive par télégramme: «Don’t come for autopsy; will be killed». Le message ne peut être plus clair, l’estomac d’Alexis ne servira plus aux expériences scientifiques.

Pour bien s’assurer que nul ne tente de récupérer son estomac, les citoyens de Saint-Thomas laissent la dépouille pourrir pendant quatre jours, en plein été. Idée ingénieuse mais trop efficace. L’odeur nauséabonde les oblige à laisser le cercueil en dehors de l’église le jour des funérailles. Afin de couvrir la puanteur du corps, Alexis est enterré sous 8 pieds d’amas de pierre à un endroit non-identifié. Personne n’a jamais pu le retrouver.
Dans ce cimetière, la Canadian Physiological Society a fait poser en 1962 une plaque pour commémorer Alexis, et sa fistule.

In Memory of Alexis Bidagan dit St. Martin
Born April 18, 1794 at Berthier
Died June 24, 1880 at St. Thomas
Buried June 28, 1880 in an unmarked grave close by this tablet.
Grievously injured by the accidental discharge of a shotgun on June 6, 1822 at
Machillimackinac, Michigan, he made a miraculous recovery under the care of
Dr. William Beaumont, Surgeon in the United States Army.
After his wounds had healed, he was left with an opening into the stomach and became the subject of
Dr. Beaumont’s pioneering work on the physiology of the stomach.
Through his affliction he served all humanity.
Erected by the Canadian Physiological Society, June 1962.

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