Islamisme et racisme

Chronique de Lise Ravary, Le journal de Montréal

Les Frères musulmans, notes (brouillon) pour une Petite histoire des Arabes.

Le dernier calife

Le 3 mars 1924, le parlement abolit le califat. A Istanboul, le gouverneur Adran Bey se rend au palais du calife Abdülmecid II et exige de le rencontrer dans la salle du trône. Dès son arrivée, le gouverneur lui ordonne de s’assoir sur le trône, lui lit la décision du parlement puis lui ordonne de descendre du trône et de faire ses bagages. Une heure plus tard, le calife, sa femme, sa fille et deux membres de son harem quittent le pays pour la Suisse.

Depuis treize siècles, le calife est un symbole important de l’unité et même de l’identité musulmane. Aussi, le choc est ressenti à travers tout le monde musulman. Un jeune instituteur égyptien de 22 ans est particulièrement ébranlé. Il s’appelle Hassan al Banna.

En 1928, il enseigne dans la région de Suez là où, chaque jour, Il peut constater la misère noire des Égyptiens qui s’occupent de la maintenance du canal.

Un petit groupe de jeunes prend l’habitude de se réunir chez lui après leurs classes. Au début ils sont comme des scouts, ils s’entraident, aident les autres etc. et écoutent Hassan expliquer que la société égyptienne est malade, infectée par les Occidentaux, le cinéma n’est que le dernier exemple.

Puis des parents viennent faire un tour; le groupe grossit, devient un mouvement religieux qui s’occupe beaucoup des pauvres. On les appelle les Frères musulmans.

Ils sont séduits par la grande idée d’Hassan: créer un État islamique, avec, pour le diriger, un calife comme dans le temps des Ottomans et des grandes dynasties de l’âge d’or arabe. Le calife n’ayant de compte à rendre à personne, le parlement perd son intérêt, la liberté de la presse devient inutile.

C’est une première dans le monde arabe. Pour la première fois, un groupe populaire, organisé a comme but, très clair, de s’emparer du pouvoir afin de créer un État islamique.

En 1932 lorsque qu’Hassan déménage au Caire, les Frères comptent quelques dizaines de milliers de membres. Ils se veulent et ils sont les avocats du peuple. Ils sont aussi le fer de lance des protestations contre la présence des Britanniques. Hassan fait très attention à ne pas appeler ouvertement à la violence mais tous comprennent qu’il l’approuve. Les plus radicaux commencent à poser des bombes dans les salles de cinéma ou les magasins qui appartiennent aux Européens et aux Juifs.

Mais si les Frères veulent débarrasser l’Égypte des Britanniques, leur vraie patrie est la nation musulmane, l’umma. Les infidèles qui vivent en Égypte, les juifs, les Coptes et autres chrétiens, seront tolérés, comme le demande le Coran, mais ils seront des citoyens de seconde classe, comme le demande aussi le Coran.

Les Frères ont un modèle tout près, juste de l’autre côté de la Mer rouge, la toute nouvelle Arabie Saoudite et son tout aussi nouveau roi, Ibn Saoud, dont la loi, la seule, est la charia.

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La défaite de 1948 contre les Juifs s’explique selon les Frères musulmans par la colère de Dieu devant la laïcité. ( En Israël les rabbins orthodoxes l’expliquent par la satisfaction de Dieu)

Les militaires sont particulièrement traumatisés par la défaite de 1948 contre les Juifs. Parmi eux, un héros de la guerre, l’Égyptien Gamal Nasser. Encerclé dans la poche de Falloujah, il est parvenu à réaliser une percée et à ramener tous ses hommes. Nasser a personnellement expérimenté l’incompétence du régime. “Dès les premières escarmouches, les soldats s’aperçoivent que les munitions qu’on leur a fournies ne correspondent pas au calibre de leur armement. Des canons explosent sans raison à la tête des artilleurs qui se retrouvent déchiquetés par leur propre battterie. Pas de ravitaillement. Un service de santé déplorable.” (Gilbert Sinoué, “Le colonel et l’enfant-roi”). Tous les Égyptiens savent que le roi Farouk possède deux mille chemises en soie, dix mille cravates, cinquante cannes à pommeau d’or incrusté de pierres précieuses.

Nasser revient du front convaincu que «le véritable ennemi est au Caire».

Pour triompher d’Israël il faut non seulement se débarrasser des Britanniques mais aussi faire des réformes radicales, donc changer le régime. Nasser constitue un mouvement clandestin regroupant d’autres officiers nationalistes. À partir de ce moment, la révolution se met en marche.

Le roi Farouk et le parti Wafd n’ont plus aucune crédibilité; ils sont confondus dans une même haine et un même discrédit populaire.

ils ont perdu la guerre de Palestine. Leur corruption atteint des sommets ce que soulignent inlassablement les Frères musulmans dont la popularité ne cesse de grandir. Ils ont des écoles, des associations de charité, des dispensaires, des bibliothèques, et des entreprises. Le gouvernement s’en inquiète. Avec raison. En 1948, le 28 décembre, l’organisation assassine le Premier ministre. En représailles, Hassan el-Banna est assassiné quelques semaines plus tard par les agents du gouvernement le 12 février 1949.

Il leur manque un successeur du même calibre ou plutôt un penseur. Il y en a un, il est au Colorado.

Sayyid Qutb

En 1948, un célibataire de 42 ans, quitte pour la première fois l’Egypte pour étudier au Colorado State College of Education dans la petite et paisible ville de Greenly. Sayyid Qutb est pétrifié d’horreur par les moeurs des Américains.

Chaque jour, tout le choque; les dissonances du jazz, la tenue et les regards des étudiantes, leur liberté de mœurs. « Les filles américaines savent parfaitement le pouvoir séducteur de leur corps, écrit-il dans «L’Amérique que j’ai vue». Elles savent qu’il réside dans le visage, les yeux expressifs et les lèvres gourmandes. Elles savent que la séduction réside dans les seins ronds, les fesses pleines, les jambes bien formées – et elles montrent tout cela et ne le cachent pas. » Une soirée dansante organisée dans un sous-sol d’église le laisse abasourdi. Dont le morceau “Baby it’s cold outside”

A son retour en 1951, il rejoint les Frères musulmans qui sont devenus une force impressionnante, 2000 branches, un demi-million d’adhérents.

Dès son retour, Qutb devient membre des Frères musulmans et le doctrinaire le plus influent d’un mouvement qui compte déjà, rien qu’en Egypte, plus d’un million de membres actifs.

Qutb devient l’éditeur de leur journal. Il dénonce la société américaine, individualiste et spirituellement vide «L’Américain est primaire dans sa quête éperdue du pouvoir qui lui fait oublier idéaux, bonnes manières et principes».

Il méprise les Juifs, les voit partout, mais ce qui l’inquiète le plus est le libéralisme; cette idée, née dans l’Europe du XVIII siècle, empêche l’État de se mêler de doctrine religieuse et d’empêche une quelconque religion de se servir des pouvoirs coercitifs de l’État.

La société islamique doit être purifiée de toute influence occidentale.

La Grande-Bretagne s’accroche et, en 1951, six ans après la fin de la guerre, entretient encore 75 000 soldats en Égypte. Les Caïrotes peuvent les voir tous les jours entrer et sortir de la grande citadelle de Saladin. Le Égyptiens n’en peuvent plus.

Les accrochages avec les troupes britanniques se multiplient, accompagnés de troubles, de désordres et même d’émeutes.

Le 23 juillet 1952, le petit groupe de Nasser, quelque 300 hommes, renverse le roi Farouk mais le laisse quitter le pays sur son yacht. Farouk représentait une monarchie cosmopolite, multilingue et favorable aux minorités. Les officiers libres de Nasser sont avant tout des nationalistes. En novembre 52, le gouvernement distribue dans les écoles primaires un conte d’enfant “The Little chiefs” qui attaque les Égyptiens d’origine étrangère comme “scourge” pour la meilleure nation au monde. Ces personnes sont venues en Égypte “pour sucer notre sang et voler nos biens”. régime.

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Et, durant les mois qui suivent, collaborent volontiers avec le nouveau

Les deux veulent liquider l’héritage de l’impérialisme européen dans le monde arabe. Les deux rêvent d’écraser l’État juif d’Israël. Les deux rêvent de l’âge d’or, de l’époque où les Arabes partaient à la conquête du monde.

Nasser est le premier Égyptien à gouverner le pays depuis 2000 ans ( Cléopâtre était grecque), le premier aussi à placer le sort de l’Égyptien ordinaire en haut de sa liste de priorités après celle de garder le pouvoir.

Il s’attaque d’abord à la toute petite clique de très gros propriétaires terriens qui dirige l’Égypte depuis un siècle. Ils ne sont même pas 1% des propriétaires mais possèdent 35% des terres arables. C’est définitivement terminé. En août 52, le gouvernement limite les propriétés à 200 acres. Le choc est immense dans la population.

« Relève la tête mon frère car les jours d’humiliation sont terminés. » Nasser

Le 8 septembre il abolit les partis politiques en les mettant sous le contrôle de l’armée.

En avril 54, Nasser négocie avec les Britanniques l’évacuation de leurs bases et de la zone du canal.

L’Égypte renonce au Soudan. Les Frères veulent, par exemple, que l’alcool soit interdit au plus tôt. Les officiers refusent.

Les Frères musulmans crient à la trahison et au marché de dupes. Le 26 octobre ils tentent d’assassiner Nasser. La réaction est immédiate, toutes les activités des Frères sont interdites, des centaines sont mis sous arrêts. Parmi eux, Sayyed Qutb déjà le principal penseur de l’islamisme dans le monde arabe.

Des Frères musulmans quittent l’Égypte pour l’Arabie saoudite qui les accueille à bras ouverts. Le pays ne manque pas d’intégristes, mais d’intellectuels. Le frère de Qutb enseigne à l’université King Abdul Aziz. Un de ses étudiants, l’héritier d’une des plus grosses fortunes du pays, s’appelle Oussama ben Laden.

Après la défaite de 1967

Si les Arabes reconnaissent toujours qu’ils font partie d’une culture, d’un “monde arabe”, ils ne croient plus à son unité politique. Ce rêve avait pris toute la place ou presque. Aussi, l’État de droit, les parlements, le marxisme, avaient été relégués aux marges de la politique. Pas l’Islam, tricoté serré dans la société arabe. Il faut autre chose. Bientôt, l’islamisme, le pétrole et la résistance palestinienne seront le moteur du monde arabe.

Alors que le soleil se couche sur le nationalisme arabe, il se lève sur les islamistes radicaux.

Pour ces derniers l’unité arabe n’a jamais été un but; l’union des Arabes, comprenant donc des Coptes, des Maronites et autres chrétiens, n’est pas leur tasse de thé à la menthe. C’était une étape vers ce qui les intéresse vraiment, l’union des musulmans, des vrais musulmans.

Et ils ont leur martyr.

Durant ses années de prison, Sayyed Qutb a été longuement torturé.

Fin 1964, il est libéré. il termine la rédaction du livre qui fera sa notoriété : Fi Zilaal Al-Quraan (Sous l’ombre du Coran), et il écrit son autre livre majeur : Maâlim fi Tarîq (Jalons sur la route) « Repères sur le chemin », recueil des pages les plus radicales de son grand œuvre. Après huit mois de liberté, Qutb est de nouveau arrêté. Il est accusé d’avoir comploté pour renverser le gouvernement. Nasser lui offre de le libérer s’il répudie le jihad. Fidèle à ses convictions, il refuse. Sayyid Qutb est condamné à mort par un tribunal militaire et pendu le 29 août 1966. Le Frère combattant meurt en martyr.

Qutb projette une guerre de très longue durée, menée au nom de Dieu contre les impies. D’abord les musulmans doivent ouvrir les yeux et réaliser le danger: des ennemis puissants attaquent l’Islam de l’extérieur (chrétiens, sionistes) comme de l’intérieur, ces faux musulmans au pouvoir partout dans le monde arabe et qui veulent la démocratie, le socialisme, et autres idées venues d’ailleurs.

Toute laïcité est jugée criminelle. Toute « liberté de non-croyance en Dieu » est refusée. Toute coexistence religieuse est inconcevable, sauf tactique temporaire. « Son objectif est la terre entière », souligne Qutb. A terme, il s’agit d’instaurer un Etat islamique mondial, un règne planétaire de la Shari’a. Rien de moins. Ce noyau d’idées se trouve au centre du terrorisme actuel.

Tout doit être régenté par l’autorité divine, non par des décisions humaines. « Cela s’applique au mariage, à la nourriture, à l’habillement, aux contrats, à toute activité et travail, à toutes les relations sociales et commerciales, à tous les us et coutumes. » Dans cette perspective, pas moyen de séparer profane et sacré, religieux et laïc, Église et État, foi et politique. Au contraire, aux yeux de Qutb, ces divorces ont engendré la crise de civilisation des temps modernes.

La guerre la plus acharnée doit être menée contre les pires ennemis, les faux musulmans, les musulmans de nom, de nom seulement.

C’est donc seulement avec l’instauration universelle de la Shari’a, l’ensemble des préceptes pratiques du Coran, que prendra fin l’errance de l’humanité. On coupera donc partout la main des voleurs, toutes les femmes cacheront leur corps et toutes seront lapidées à mort en cas d’adultère.

Dans la vision cosmique de Qutb, le peuple de Dieu (les vrais musulmans) s’oppose aux juifs et aux chrétiens, qui tentent, depuis toujours et sans succès, de les anéantir. « Depuis les premiers jours de l’islam, écrit Qutb, le monde musulman a toujours dû affronter des problèmes issus de complots juifs. » Les quelques passages du Coran qui incitent au pardon et à la tolérance envers les juifs, Qutb conseille de ne pas les mettre en valeur : « En vérité, ce sont des juifs qui soutiennent la plupart des théories maléfiques visant à détruire toutes les valeurs et tout ce qui est sacré pour l’humanité. »

Pour faire triompher l’Islam, il faut une avant-garde de croyants qui vont combattre ceux qui dirigent le monde et le gardent dans l’obscurité. Précisons-le d’emblée : ses lecteurs vont plus loin dans l’horreur que Qutb lui-même. Lui n’a pas préconisé le terrorisme et les assassinats comme moyen de lutte.

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Comme les islamistes radicaux l’ont toujours fait remarquer : quand les musulmans étaient soumis à l’Islam, ils ne connaissaient que des victoires; la preuve, l’expansion phénoménale de l’Islam au temps des compagnons du prophète.

En Égypte, les Frères désignent les Coptes comme des «agents de l’Occident» et des incidents éclatent.

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1979

Sadate a beaucoup déçu les radicaux. Il a refusé d’appliquer la charia, a confronté les mouvements islamiques, et, surtout, il a signé un accord de paix avec Israël à Camp David en 1978. En 1981, lors d’une parade militaire il est assassiné par les Frères musulmans.

Les islamistes radicaux se déchaînent contre les “mauvais” musulmans; bref tous les gouvernements sont défiés, en Égypte, en Syrie, en Irak, au Liban, en Algérie, en Tunisie etc. Une menace politique sérieuse. En 1982, les Frères musulmans se révoltent en Syrie. Assad en fait tuer 20 000 dans la ville de Hima.