Une vie au cégep #12 – Mon ami presque imaginaire
J’ai un ami dans mon cours de français. On ne s’est jamais parlés. Non, c’est faux. Une fois, il a complimenté mon thermos à café.
Lui, il a sa place préférée, dans le fond de la classe, contre le mur. Place stratégique : il peut s’appuyer assez confortablement et somnoler tout en restant le dos droit. Il garde donc une position « d’écoute », et passe inaperçu, d’autant plus qu’il est au fond. Tout le monde n’a pas sa chance : normalement, si on veut dormir, on est obligés de sa coucher sur le bureau et d’abandonner toute prétention de subtilité. Dans le fond, ça n’a aucune importance, puisque le professeur ne dira rien, mais j’imagine qu’on garde tout de même une petite conscience.
Moi, j’arrive systématiquement en retard. On peut compter sur moi comme sur une horloge, j’arrive dix minutes après le début du cours. Pas que je fais exprès, j’ai seulement un trouble d’adaptation. Pour déranger le moins possible, je prend la place la plus proche, celle du fond, celle qui est tellement collée à la porte que personne ne veut la prendre, celle à côté du brillant qui prend le meilleur siège.
Pour nous deux, les cours de français sont une torture. On est solidaires dans le malheur. Je suis le témoin de tous ses cognages de clous. Je l’entends même ronfler parfois, et je ne dis rien. J’assiste à ses luttes courageuses contre le sommeil, je vois que son café énorme est sa bouée de sauvetage. Il est probablement le seul dans la classe à voir ma tête tomber dans mes mains quand elle devient trop lourde, il assiste aux questions inutiles que je pose seulement pour rester éveillé. Quand j’arrive, il a le réflexe de tasser ses cartables pour me laisser une place. Lors d’un examen, lorsque je tente péniblement d’attirer l’attention de mes voisins immédiats avec des murmures gênés pour trouver une pauvre feuille lignée, que je n’apporte jamais, il est le seul à m’entendre. Et il me la donne.
Même si on est très conscients l’un de l’autre et presque complices, jamais on n’ira se parler directement. C’est de notre âge ; il nous faudrait une excuse concrète, comme un travail d’équipe par exemple, qui nous forcerait à s’adresser la parole. Là, on deviendrait peut-être amis. Mais ça n’arrivera jamais, la session touche à sa fin. En attendant, je l’apprécie quand même.
C’est vraiment juste au cégep qu’on peut développer des relations aussi platoniques.
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