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Le Kiosque a publié: Le printemps indien (Extrait)

L’Amérique du Sud

Neuf millions d’indiens peuplent alors l’Amérique du Sud, vivant dans des zones écologiques aussi différentes que la jungle humide de l’Amazonie, la pampa argentine ou le delta de l’Orénoque. La moitié de la population habite le coeur des Andes, où se sont développées des civilisations vivant d’une agriculture extrêmement spécialisée. D’abord chasseurs, ces Indiens ont développé au cours des siècles la culture de la pomme de terre, jusqu’à en sélectionner 700 espèces. D’ailleurs leur langue compte 200 mots pour désigner ce tubercule, suivant sa couleur, sa grosseur, sa texture, etc. Ils réussissent même à la déshydrater en la soumettant alternativement à l’ardeur du soleil, puis à rigueur du gel au cours de l’hiver. Ces patates déshydratées restent comestibles durant de nombreuses années, ce qui évite la famine. Concentrés dans des villages agricoles, les Indiens des Andes cultivent les tubercules, les haricots et le maïs. De plus, seuls de toute l’Amérique d’avant Colomb, les Indiens des Andes font l’élevage du lama.

Des civilisations surgissent un peu partout dans les Andes: à Tiahuanaco, les Indiens laissent des ensembles de monuments de pierre, dont certains pèsent plus d’une tonne; à Nazca, dans le désert, ils tracent sur le sol des figures géométriques sans signification, qui deviennent, dès qu’on prend de l’altitude, des représentations stylisées d’animaux. Quatre cents ans plus tard, l’Empire Chimu, dont la superficie des terres irriguées, plus importante qu’aujourd’hui, fait vivre une population plus nombreuse, témoigne du degré de développement technologique atteint par ces civilisations.

Cependant, autour de la ville de Cuzco, un petit État agricole commence à prendre lentement de l’expansion. En 1438, l’Inca Pacachuti monte sur le trône. Huit seigneurs s’y sont succédés avant lui. Tout en maintenant l’unité intérieure, il étend le domaine de Cuzco, par bonds successifs et rapides: son fils, se tournant vers le nord, fait de Quito la capitale d’un Empire; une expédition ultérieure le mènera jusqu’à la côte du Pacifique et même au-delà; on ramènera des Noirs. Finalement, le Royaume s’étend vers le sud. Bientôt les Incas sont à la tête d’un empire aussi grand que celui de Rome 12• A cette mosaïque de nations et de tribus — vivant aussi bien dans le désert que dans la jungle ou la montagne — les Incas imposent leur langue, le quechua, et leur religion. Cuzco devient une ville cosmopolite de 60000 habitants, la plus riche du Monde nouveau, et c’est vers elle que converge un réseau routier de 10000 milles.

La vie est réglée dans les moindres détails, et le contrôle bureaucratique de la démographie est indispensable. Utilisant des listes de sujets, tenues à jour par des fonctionnaires, les Incas connaissent à tout moment la quantité d’énergie humaine dont ils disposent, de manière à la répartir rationnellement entre les différents secteurs de l’économie. Car c’est par des corvées que les Incas édifient ces villes gigantesques suspendues aux flancs de la Cordillère des Andes. Chaque nation conquise voit arriver de Cuzco une armée d’administrateurs: ce sont eux qui règlent les disettes en répartissant les réserves de l’Empire. Tous doivent travailler pour Cuzco, même les infirmes sont tenus de fournir tous les ans à l’Inca un tube rempli d’insectes, tribut symbolique qui justifie leur droit à la vie.

Mais viennent du nord des signes avant-coureurs de la présence des Blancs. Un mal inconnu se répand à travers la population quechua, frappant l’Empereur et deux cent mille de ses sujets. L’Empire revient à deux héritiers dont les rivalités dégénèrent en guerre civile. Celle-ci tire à sa fin avec la victoire d’Atahualpa, lorsque les Incas apprennent que de larges maisons flottantes croisent au large des côtes…

Accueilli partout avec hospitalité, l’aventurier espagnol Pizarre rencontre Atahualpa à Cajarmaca. Rencontre de deux mondes. Le prêtre de l’expédition, Valverde, raconte (en espagnol) la création du monde, du ciel, de la mer, explique la Sainte Trinité, le péché originel et la Rédemption du Christ. Du même souffle, il leur apprend que le Pape a partagé le monde entre les Princes chrétiens et que le Pérou a été attribué à l’Espagne. L’Empereur peut se soumettre de bon gré aux forces de Pizarre, sinon on l’y contraindra. Devant l’incompréhension évidente de l’Inca, le religieux crie: «Salidad a el, que yo vos absuelvo» (Sautez lui dessus, je vous absous).

Quelques heures de massacre suffisent à briser définitivement la puissance du plus grand Etat de l’Amérique. L’Empereur est fait prisonnier et une rançon exigée: pour la payer, il faudra remplir d’or une chambre aux dimensions de 22’ X 17’ — au prix du marché de 2010, l’équivalent de 100 millions de dollars.

Vingt ans après Pizarre, les Espagnols ont fait l’inventaire de l’Amérique du Sud. En dépit de quelques révoltes, l’Espagne règne sur les Andes. Depuis la fondation de Buenos Aires, en 1580, elle possède un premier bastion dans la pampa; elle occupe aussi les rives de la mer des Antilles. Seul lui échappe le Brésil portugais. L’asservissement des Indiens est général, parce qu’indispensable pour exploiter les riches mines de Potosi où des Indiens vivent et meurent sous terre, sans jamais revoir le soleil. Chaque année, des expéditions comptant jusqu’à un millier d’hommes se dirigent vers l’Amazonie pour en ramener des Indiens qu’on vend ensuite comme esclaves. Pour y échapper, les Indiens doivent s’enfoncer de plus en plus au coeur de la jungle. Ils n’y seront pas inquiétés avant la découverte du fabuleux hévéa, l’arbre qui fournit le caoutchouc, à la fin du XIXe siècle.