par Sophie Payeur,
journaliste indépendante, conjointe d’un enseignant au secondaire et mère de deux jeunes garçons.

Gédéon, 5 ans

Cet automne, je te regarderai prendre le chemin de l’école pour la première fois. Comme moi à ton âge,  tu rencontreras des enseignants capables d’inspirer la grande personne qui s’agite déjà dans ton petit corps. Mais j’ai la rage, mon fils. J’ai la rage car les petites filles et les petits garçons comme toi, pressés de savoir lire et de compter jusqu’à 10 millions, ne sont pas ce qui préoccupent le plus les enseignants par les temps qui courent. […]
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C’est à peine s’ils ont le temps d’enseigner. Ils sont bien trop accaparés par la gestion de classe et les interminables adaptations rendues nécessaires par la réforme et la professionnalisation du métier.  Ils sont mobilisés par les sempiternelles grilles d’évaluation à remâcher pour répondre aux «nouveaux» critères dictés par les fonctionnaires de l’apprentissage.  Et ils sont exténués par les multiples interventions faites auprès d’élèves aux comportements difficiles ou aux prises avec des problèmes importants. Le Québec a décidé d’intégrer les élèves en difficulté dans les classes ordinaires et c’est une bonne chose. Mais leur nombre et la nature de leurs difficultés sont maintenant d’une ampleur telle que leur intégration se fait de plus en plus au détriment des autres élèves… et de la santé des enseignants.

Les enseignants ont besoin d’aide, mon fils. Ils ont besoin d’être appuyés par des ressources humaines compétentes. Ça fait longtemps qu’ils le disent au gouvernement mais il ne les entend pas. Investir dans l’éducation, pour lui, c’est mettre des tableaux intelligents et instaurer plus de civisme dans les classes.  Résultat : les enseignants se sentent abandonnés et ils foutent le camp. Un sur cinq, au moins, quitte le boulot au cours de ses cinq premières années de pratique.

L’école publique, en tant qu’institution, ne répond plus aux besoins de ceux qui réussissent comme de ceux qui ont du mal à s’y adapter.

Alors qu’est-ce qu’ils font les parents? Plusieurs se tournent vers le privé. Les élèves en difficultés dits les plus «chanceux» sont suivis par des spécialistes payés à même le budget familial. Pour les élèves dits «normaux» ou bien adaptés, il y a l’école privée. Ces enfants réussissent et il n’y a pas de quoi s’en étonner : les institutions privées sélectionnent les élèves en fonction de leurs résultats scolaires et refusent, en majorité, ceux qui ont des difficultés. Pas surprenant que les familles qui laissent tomber le public soient toujours plus nombreuses : la dénatalité aidant, les écoles publiques comptent aujourd’hui 140 000 élèves de moins qu’il y a 10 ans. Curieusement, les commissions scolaires ont embauché 700 cadres de plus au cours de la même période![i]

J’ai la rage, mon fils, parce que ce gouvernement qui refuse d’injecter des ressources là où il en faut consacre 3% de son budget d’éducation au privé.  Dans toute l’Amérique du Nord, nous sommes les plus généreux en la matière : le Québec assume 60% des dépenses du privé. Pendant ce temps, les enseignants du réseau public assument chaque jour la responsabilité sociale d’accompagner les élèves en difficulté sans autre ressource, ou presque, que leur bonne volonté.

J’ai la rage, mon fils, car l’état endosse grassement des institutions qui valorisent un écosystème social contraire à la réalité de la société québécoise. Un élève sur 10, seulement, fréquente l’école privée. Plus souvent qu’autrement, ces élèves sont issus de famille dont le revenu est au-dessus du revenu médian de la famille québécoise[ii]. Or, 100% des Québécois paient pour les écoles privées, peu importe leurs salaires.

Dans une étude trop peu discutée sur la place publique, l’économiste Bernard Vermot-Desroches, de l’UQTR, a évalué, à la demande même du gouvernement, différents scénarios de financement des écoles privées[iii]. Son analyse révèle que même si on coupait complètement les subventions faites au privé, la dépense additionnelle maximale du gouvernement (pour accueillir les élèves qui reviendraient au public) serait de 277,4 M$, soit 2,13% du budget de l’éducation. Autrement dit, dans le pire des cas, l’état récupérerait 1% de son budget d’éducation. Plus intéressant encore, le gouvernement pourrait aussi parvenir à un gain de 126 M$, selon ce que les parents accepteraient de débourser pour continuer à envoyer leurs enfants au privé. Dans le merveilleux monde de l’éducation, on a déjà vu pire.

Qui plus est, 97% des parents souhaitent que les enseignants aient davantage de soutien pour accompagner les élèves en difficulté[iv].

Combien font un et un, déjà, Monsieur le gouvernement?

J’ai la rage, mon fils, car d’ici quelques temps, tu te joindras à ces centaines d’écoliers qui,  trimestre après trimestre, s’activent à vendre des sapins de Noël et à organiser des bazars le dimanche. Ne va pas croire que c’est pour financer des voyages d’immersion culturelle ou quelconque activité sportive : c’est pour amasser les fonds nécessaires à l’achat de matériel essentiel à la vie scolaire. On en est là, mon fils.

J’ai la rage car l’école publique n’a plus d’autres choix que d’imiter le privé. Elle  grappille quelques ressources humaines ici et là et retient certains élèves bien adaptés en multipliant les programmes «à vocation», au sein desquels les talents sportifs ou artistiques peuvent se déployer «sans entrave». Ces programmes, soulignons-le, sont portés à bout de bras par des enseignants qui croient encore à la mission sociale de l’école publique. Mais les conséquences sur l’ensemble de la vie scolaire sont épouvantables. Non seulement les classes publiques «ordinaires» sont privées de la contribution des bons élèves mais le nombre d’écoliers qui éprouvent de grandes difficultés s’accroît d’année en année. Au détriment, dois-je le rappeler, de la santé des enseignants.

Lorsque j’étais sur les bancs d’école, je côtoyais des p’tites maudites bien meilleures que moi, et d’autres qui avaient du mal à retenir la leçon. Mon premier amour, inoubliable, vivait dans le secteur le plus pauvre du quartier. J’ai aussi fréquenté des privilégiés qui sont aujourd’hui devenus ministres. Je ne sais pas, mon fils, si tu auras cette opportunité : celle de jauger de près les inégalités sociales et d’appréhender le monde dans sa belle et cruelle diversité.

J’ai la rage, mon fils, car je crains que l’état soit en train d’abandonner la mission qu’il s’est donnée au sortir de la Grande noirceur : en finir avec l’école élitiste pour construire un système scolaire dans lequel tous les enfants peuvent apprendre indépendamment de leurs origines sociales.

Je me demande, mon fils, si tu trouveras ta place dans ce milieu qui est devenu un beau foutoir.


[i]      http://tvanouvelles.ca/lcn/infos/national/archives/2010/06/20100622-070622.html

[ii]     http://www.mels.gouv.qc.ca/sections/modesFinancement/pdf/etablissements_prives.pdf

[iii]    http://www.mels.gouv.qc.ca/sections/modesFinancement/pdf/etablissements_prives.pdf

[iv]    http://www.lafae.qc.ca/Default.aspx?page=4&NewsId=177&lang=fr-CA