par France Paradis et Claude Marcil

Le club des cobayes (The Guinea Pig Club)

Pendant la Deuxième Guerre mondiale, des milliers de Canadiens ont donné leur vie. Certains ont donné plus. Henri-Bernard Marceau est de ceux-là. Il y a plusieurs années, ce membre du Guinea Pig Club nous avait raconté son histoire.
 
En 1941, Henri Bernard Marceau, 21 ans, s’engage dans l’aviation pour «faire son devoir». Mitrailleur sur les bombardiers lourds, il survole, de nuit, l’Italie, la France puis, vers la fin de la guerre, l’Allemagne. Les chasseurs allemands sont alors moins nombreux, mais les batteries antiaériennes de plus en plus efficaces.
 
Ce 11 mars 1945, désormais lieutenant, Marceau participe à son 47e raid. Son Lancaster fait partie d’une flotte de 1000 bombardiers qui détruisent la ville industrielle d’Essen. Au retour du raid, le bombardier de Marceau est touché et explose. Brûlé vif, assommé sous le choc, projeté dans le vide, Marceau fait une chute libre de 5000 mètres avant de reprendre connaissance et d’ouvrir, de justesse, son parachute.
 
Deux jours avant la fin de la guerre et alors que l’Europe et l’Amérique se préparent à fêter la victoire, Henri Bernard Marceau, défiguré, malade, récemment libéré des camps allemands, arrive dans un étrange hôpital près du petit village d’East Grinstead, au sud de Londres. «J’avais vaguement entendu parler d’un hôpital spécialisé en chirurgie plastique.» Mais il ne savait pas encore qu’il allait devenir membre de l’exclusif Guinea Pig Club.
 
En voyant les autres patients, Marceau est estomaqué: «C’était épouvantable! Il y avait des gars dont l’avant-bras était collé à leur nez pour que les greffes prennent. Des jambes complètement brûlées, des chairs rouges. D’épais bandages recouvraient les yeux de ceux qui venaient de se faire greffer des paupières. Mais c’était bon pour le moral de voir ces gars-là, tous heureux d’être vivants, parce que je me comparais à eux. Tout ce que j’avais finalement, c’était le côté gauche du visage et du cou lacéré, le reste du visage brûlé au premier degré; le crâne complètement défoncé à la hauteur de la tempe et je n’avais perdu que l’oeil gauche. Je n’étais pas horrible à voir, contrairement à la plupart des gars. Bref, explique-t-il sérieusement, j’ai été chanceux.»
 
Quelques années avant la guerre, les spécialistes avaient calculé que la température à l’intérieur d’un avion en flammes pouvait, en sept secondes, passer de 5 degrés centigrades à 350°. Les médecins militaires se préparaient donc à soigner des chairs profondément brûlées et à les remplacer. Les Britanniques décidèrent que ces aviateurs seraient soignés sous la direction de sir Archibald McIndoe, un médecin qui essayait de sortir la chirurgie plastique de ses balbutiements.
 
Que la douleur
 
Jusqu’alors, ces brûlures avaient toujours été profondément douloureuses et souvent mortelles. Constatant que les brûlures des aviateurs qui avaient été recueillis dans l’eau salée cicatrisaient plus vite et faisaient moins souffrir, McIndoe installe un «bain salé» dans l’hôpital.
 
Il essaie d’autres traitements, échoue souvent et réussit parfois. C’est ce qui fait dire un jour à un pilote: «En fait, nous sommes seulement les cobayes de McIndoe.» En juillet 1942, lors d’une brosse mémorable, les aviateurs créent le Club des cobayes (Guinea Pig Club). Avec un humour noir, les membres élisent un premier secrétaire, amputé des deux mains, et un trésorier incapable de marcher – pour qu’il ne se sauve pas avec la caisse!
 
L’équipe de McIndoe, dont fait partie Ross Tilley, le premier chirurgien plasticien canadien, greffe, ampute, opère sans arrêt pendant toute la guerre. Certains aviateurs ont dû subir plus de 80 opérations pour retrouver des mains, des jambes, des bras, des doigts et un visage à peu près convenable.
 
«Ross Tilley était une personnalité remarquable en plus d’être un excellent chirurgien. C’est sous sa direction que son personnel dentaire a réparé ma mâchoire», précise Marceau. Comme 600 autres cobayes, Marceau gagne la première bataille: survivre à ses blessures et guérir. La deuxième bataille sera encore plus dure: affronter la société avec un visage défiguré et s’y faire une place.
 
«Le but principal de McIndoe était de nous donner un bon moral» explique Marceau. C’est pourquoi le chirurgien, avec l’appui total des Guinea Pigs, va faire de l’hôpital Queen Victoria l’établissement le plus original depuis la fondation des hôpitaux militaires.
 
Il fait peindre en vert et rose les murs bruns; remise les lits de fer et commande des lits de bois. Les Guinea Pigs ne portent pas de jaquettes d’hôpital. Tous, officiers et soldats, sont égaux; pas de routine, peu de discipline, pas de couvre-feu ni de réveil obligatoire. Ils se couchent et se lèvent quand ils le veulent. On range les bouteilles de bière sous les lits: «Je suis arrivé à l’hôpital au milieu de la distribution hebdomadaire de grosses bières, se souvient Marceau. On était libre de se promener comme on voulait. Ou comme on pouvait. Ceux qui avaient leurs jambes poussaient les fauteuils roulants des autres jusqu’au «pub» le plus proche».
 
Les infirmières les plus belles
 
Non seulement on encourage vivement les relations entre les infirmières et les cobayes, mais McIndoe envoie les plus jolies s’occuper des plus gravement mutilés. Plusieurs mariages seront d’ailleurs célébrés entre infirmières et Guinea Pigs. «Il s’est créé un lien étroit entre nous. Notre moral était bon; nous étions tous contents d’être encore en vie.» McIndoe avait prévenu les habitants de East Grinstead en leur demandant de ne pas prendre les Guinea Pigs en pitié mais de leur offrir leur coopération et leur compréhension. East Grinstead devient connu comme le petit village où on ne dévisage jamais.
Mais qu’en est-il du retour dans leurs foyers? De l’accueil de leur femme, de leur fiancée et de la société? Avec leurs nez fabriqués à même leurs avant-bras, leurs mains mutilées, les 600 «cobayes» craignaient de susciter au mieux la pitié, au pire l’horreur.

Ce fut parfois le cas.
 
«Ça s’est bien passé, raconte Marceau. Ma femme était contente d’avoir un mari vivant. Je l’avais épousée lors de ma dernière permission, quelques jours seulement avant de réembarquer. Elle a été brave. Des fiancées de Guinea Pigs, très courageuses, se sont mariées quand même. Comme celle d’un autre «cobaye» montréalais dont on avait refait une main avec une partie de son abdomen.
 
«Les gens d’ici, poursuit Marceau, n’avaient jamais vu de grands blessés et nous dévisageaient. Les enfants avaient peur en nous voyant, mais personne ne refusait de nous parler.» Puis le temps a passé et la guerre a lentement été oubliée. Mais lui n’oubliera pas ses camarades dont le visage a complètement fondu sous la chaleur et qui ont des nez, des paupières, des lèvres de plastique. Henri-Bernard Marceau a vu l’enfer; il n’avait pas de visage.
 
Pour en savoir plus
 
Reportage de 60 Minutes:   The Guinea Pig Club
Vidéo ( 13.05)
 
Entrevue avec la Canadienne Hilda Moore qui a été infirmière à l’hôpital d’East Grinstead. ( 09:23)
 

East Grinstead ‘guinea pigs’ celebrate 70th anniversary

 
War heroes who became guinea pigs
2001
 
Emily Mayhew,  The Reconstruction of Warriors, publié en 2004.
Transcription d’une entrevue avec l’auteure