par Jeanne Krieber-Dion

1844. Le Père François-Xavier Lafrance arrive à sa nouvelle paroisse, Tracadie, au Nouveau-Brunswick, à une trentaine de kilomètres de Caraquet. Il y fait une découverte horrible. Plusieurs de ses paroissiens sont défigurés par une étrange et terrible maladie. Leurs membres sont mutilés, leur peau décolorée, leur visage boursouflé. Pire, cette maladie qu’on ne peut identifier semble contagieuse.

Le prêtre avertit aussitôt le gouvernement. Une délégation de docteurs arrive dans le village, examine les malades; Aucun doute, 21 habitants du petit village ont la lèpre!

Religieuses et lépreux à Tracadie (1873)

Depuis toujours, la lèpre soulève l’horreur; au Moyen Âge, on forçait les lépreux à porter des clochettes (pour les entendre venir), on les isolait ou on les brûlait. Il arrivait aussi qu’on les enterre vivants. Les plus chanceux se retrouvaient cloîtrés dans un lieu éloigné. En Écosse, les lépreux qui s’évadaient risquaient la pendaison. Pendant les siècles qui suivent, la lèpre semble avoir disparu de l’Europe et il n’y a jamais eu de cas en Nouvelle-France.

Grâce aux souvenirs des plus vieux habitants de Tracadie, on parvient à retracer la première victime de la lèpre, Ursule Landry, décédée en 1828. Lors de ses funérailles, son cercueil, peu étanche, avait heurté l’épaule d’un des porteurs. Celui-ci a attrapé la lèpre et en est mort. Les 21 lépreux de Tracadie font peur, d’autant plus qu’on ne sait pas comment soigner ce type de maladie. Devant l’aspect abject des lépreux, peu de gens osent les approcher. On décide rapidement à les envoyer en quarantaine. Les autorités s’en emparent partout où ils vivent et distribuent des amendes salées à quiconque protège un malade. On les expédie sur une petite île de la rivière Miramichi. Coupés de leurs proches et installés dans de misérables conditions; les plus robustes vivent avec les plus faibles et tous sont confrontés, seuls aux effets d’une maladie incurable. Certains préféreraient les laisser à eux-mêmes pour éviter autant que possible la contagion. D’autres sont plutôt d’avis qu’il faudrait quand même s’en occuper, les soigner. Le gouvernement crée une léproserie à Tracadie, puis les oublie. Pendant des années, ils sont brutalisés et l’insalubrité règne.

Tout change avec monseigneur Rogers, évêque de Chatham. Il entreprend des démarches pour faire venir des religieuses infirmières. À l’Hôtel-Dieu de Montréal, on ne reçoit jamais de lépreux et aucune sœur n’a de formation pour soigner les lépreux.  Qu’importe, Mère Mance, la supérieure, lance un appel général à sa congrégation, les Religieuses Hospitalières du Saint-Joseph, pour savoir lesquelles seraient prêtes à aller en Acadie. Toutes se portent volontaires. Le 21 septembre 1868, six d’entre elles arrivent à la léproserie. Sœur Amanda Viger, l’infirmière en chef, les soigne avec les remèdes de l’époque. C’est-à-dire par des injections d’huile de chaulmoogra. D’ailleurs on croit toujours que la lèpre est héréditaire.

Henrik Hansen

Puis, en 1873, Henrik Hansen, un biologiste norvégien, s’intéresse à la lèpre réapparue dans son pays depuis quelques décennies. Il découvre qu’un bacille, d’ailleurs apparenté à la bactérie responsable de la tuberculose, cause la maladie ultérieurement baptisée la maladie de Hansen. Même si on connaît maintenant la cause de la maladie, on ne sait toujours pas comment la guérir; et des léproseries, toujours éloignées, souvent construites sur des îles, s’élèvent un peu partout dans le monde : sur l’île d’Arcy et l’île de Bentinck (en Colombie-Britannique), dans les Philippines et les Caraïbes, en Crête, etc.

Les derniers patients de Tracadie ont été accueillis en 1937. Après la mort du dernier patient en 1964, la léproserie ferme. Les religieuses quittent définitivement l’année suivante.

Qui avait contaminé Ursule Landry? La source de l’épidémie reste un mystère. Plusieurs mettent en cause l’arrivée en Acadie de deux marins norvégiens venus de Québec et qui avaient été hébergés par Ursule Landry. On ignore où ils avaient navigué. D’autres préfèrent l’hypothèse d’Acadiens qui, installés en Louisiane après la grande déportation de 1755 y avaient attrapé la lèpre avant de revenir chez eux.

Chez les Acadiens, le sujet a longtemps été tabou. Récemment encore, on cachait la provenance des produits de Tracadie car les gens étaient réticents à s’en procurer. Même maintenant, bien des Acadiens refusent d’avouer que certains de leurs ancêtres étaient atteints de lèpre.

On peut maintenant la guérir la lèpre contagieuse même si c’est difficile et qu’il faut une forte médication. Aussi, on en entend moins parler d’autant plus que la médecine utilise le terme maladie de Hansen. Mais au Canada, entre 1979 et 2002, on a dénombré 184 cas de la maladie de Hansen.

A Tracadie, de discrètes croix de fer dans un petit cimetière reculé indiquent que c’est bien là que les victimes de la lèpre ont été enterrées, encore une fois, éloignées de tout.


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