États d’âme russe
par Jean-Sébastien Marsan, journaliste indépendant
La Russie est le seul pays au monde qui a la réputation d’avoir une « âme ». (On n’a jamais entendu parler de « l’âme chinoise » ou d’une « spiritualité britannique »…) Les médias ressassent les mêmes clichés sur l’âme russe : alternance de sentimentalisme exacerbé et de résignation déprimante, mélancolie et nostalgie, vodka qui coule à flots, etc.
Mais d’où vient l’âme russe, au juste ? Comment se manifeste-t-elle ? Et comment l’apprécier ? Un livre récent, L’âme russe (éditions Philippe Rey, Paris, 2009), répond admirablement bien à ces questions. À la fois érudit et accessible, cet ouvrage est signé par deux grands voyageurs, l’écrivain Dominique Fernandez et le photojournaliste Olivier Martel.
Faits saillants.
Ne pas confondre Sainte Russie et âme russe. En 988, Vladimir 1er (prince de Kiev) a proclamé le christianisme religion d’État en Russie. Ce pays a donc mille ans et quelque de tradition spirituelle organisée. Mais l’âme russe déborde du cadre religieux, il s’agit d’un trait socioculturel. Tout comme la politesse caractérise les Japonais, la théâtralité fait le charme des Italiens, etc. (En ce qui concerne l’ADN de l’identité canadienne, on cherche encore.)
L’âme russe a été forgée par la géographie. Les paysages immenses d’un pays sans limites, ses interminables forêts, lacs, steppes, tourbières, champs de blé, etc., perspectives continues, uniformes, répétitives et souvent monotones, ont marqué le caractère national. Peu d’obstacles retenant le regard, il y a toujours un « au-delà » ; on a l’impression de pouvoir marcher sans fin, d’errer pour l’éternité. L’individu ne se sent pas enfermé dans un cadre étroit (outre celui de son petit appartement de Moscou ou de Saint-Pétersbourg…), il est aspiré vers l’infini. Tout le contraire de l’Europe de l’Ouest et ses paysages de petite dimension, planifiés et découpés avec minutie, sans perspective vers un horizon lointain.
Influencée par l’Occident et par l’Asie, la Russie est déchirée entre deux civilisations : celle qui invite l’individu à « devenir quelqu’un » (le matérialisme occidental), celle qui incite l’individu à s’incorporer à plus grand que soi (la philosophie orientale). Tandis que l’Occidental se définit en opposition au monde (il organise le paysage, domine la nature, se distingue par sa réussite sociale, etc.), la culture russe encourage à ne pas s’enfermer dans son individualité. L’âme russe, c’est se fondre dans un pays sans fin, accepter le mystère, s’ouvrir à l’inexprimable. « Les Russes ont beaucoup de personnalité, mais au sens russe », écrit Dominique Fernandez ; « être personnel, pour eux, ce n’est pas être soi-même à fond, c’est au contraire recevoir en soi les influences du monde, s’ouvrir à ce qui n’est pas soi, admettre que les hommes sont d’autant plus eux-mêmes qu’ils sont plus ouverts aux forces cachées qui les gouvernent. »
Cette attitude a ses qualités (humilité, sensibilité à l’irrationnel et au spirituel) et ses défauts : esprit superstitieux, déresponsabilisation, fatalisme.
L’âme russe, traditionnellement, reconnaît la valeur d’un individu en fonction de son accomplissement personnel, non selon des marques de réussite matérielle (argent, pouvoir, etc.). « Pourquoi tant d’artistes russes se sont-ils suicidés alors qu’ils étaient au faîte de leur carrière ? », demande Dominique Fernandez en citant le compositeur Piotr Ilitch Tchaïkovski, les poètes Sergueï Essénine et Vladimir Maïakovski, les peintres Nicolas de Staël et Mark Rothko. « Une âme russe ne supporte pas d’être confondue avec un rouage du grand commerce mondial. Elle se situe bien au-delà, très au-dessus des résultats matériels obtenus. Être reconnu, c’est bien, c’est souhaitable, mais à condition qu’on le soit pour ce qu’on cherche à être au fond de soi-même, et non pour l’argent qu’on vaut. »
Il existe deux Russie, celle des contraintes de la vie quotidienne et celle qui entretient l’espoir de « lendemains meilleurs ». L’existence a toujours été rude en Russie, terre affligée de pauvreté, d’inégalités, d’injustices, de violence politique. Pour tenir le coup, le peuple s’est accroché à une conviction intérieure, à une promesse de bonheur. Cette mentalité a sous-tendu l’utopie communiste tout en permettant à la population de supporter les privations sous le joug soviétique, avance Dominique Fernandez.
Pour tenir le coup, les Russes laissent aussi leur âme « s’épancher » dans diverses activités : se promener en forêt, cueillir des champignons sauvages, pêcher la truite, écouter de la musique, discuter sans fin avec des amis, se griser de vodka… Il ne s’agit pas seulement de s’offrir un moment de détente. Savourer le moment présent est une attitude spirituelle.
Un bon moyen de mieux comprendre l’âme russe : s’immerger dans la culture de ce pays. Une culture universelle, facile d’accès : n’importe qui peut s’identifier très rapidement à une symphonie de Tchaïkovski, à une nouvelle de Tchekhov, etc., même si ces œuvres débordent parfois de particularités typiquement russes. Capables de passer du local à l’universel, ces artistes étaient de remarquables stylistes qui se donnaient un mal fou pour ne pas laisser voir leur style. Le secret de leur succès : « clarté et justesse », résume Dominique Fernandez.
« Les meilleurs auteurs russes, nul besoin d’y être initié, ni même d’être cultivé pour entrer de plain-pied dans leur monde ». Ces écrivains n’ont pas cherché à développer un « langage » original, étrange ou baroque. Ils écrivaient pour être compris du plus grand nombre, dans une langue accessible, et sans populisme. Ce défi de « faire de l’excellent avec du commun », selon la belle formule de Fernandez, impose énormément de travail (Tolstoï a réécrit sept fois Guerre et Paix, roman-fleuve de 2000 pages dans l’édition de poche). « L’auteur russe s’arrange pour que le lecteur ait l’impression d’avoir écrit lui-même ce qui a été élaboré si difficilement. » Ainsi, le lecteur s’identifie parfaitement à l’œuvre. Il a l’impression qu’elle touche son âme…
L’ouvrage L’âme russe comporte également un chapitre sur le cinéaste Andreï Tarkovski, une excellente synthèse du christianisme orthodoxe en Russie ainsi qu’un petit glossaire des traits de caractère en Russie, de coutumes nationales, etc.