Ringuet, Arcand et le spectre de la disparition
À sa deuxième année d’existence, Septentrion publiait Ringuet en mémoire, 50 ans après Trente arpents, les actes d’un colloque organisé par l’UQTR à l’occasion du cinquantième anniversaire de ce classique de la littérature québécoise. L’ouvrage est naturellement passé « sous le radar », ce qui a eu « l’avantage » de ne pas attirer l’attention sur une bourde originale, une erreur dans le titre même du livre qui est devenu Ringuet en mémoire, 50 ans après Trente après! Le métier d’éditeur n’a-t-il pas pour intérêt marginal de nous apprendre à faire de nouvelles formes d’erreur?
Cette bêtise m’est revenue à la mémoire quand est sorti dernièrement le livre de Denys Arcand, Euchariste Moisan (Leméac) qui constitue en quelque sorte un résumé du Trente Arpents de Ringuet. Moisan est le « héros » du roman, un agriculteur fier et prospère qui, de malchance en faux pas, se retrouve veilleur de nuit dans un entrepôt en Nouvelle-Angleterre, ruiné, déshonoré et menacé d’assimilation comme des milliers d’autres compatriotes exilés. C’est là que le cinéaste le « retrouve » et lui fait raconter sa vie dans un long monologue de 79 pages.
Si les médias ont évidemment ignoré les actes du colloque de 1988, l’opuscule de Denys Arcand a bénéficié d’une large couverture de presse : une page dans Le Soleil, plus d’une dans La Presse, deux dans le Journal de Québec, pour ne parler que des médias écrits. C’est l’effet de « la vedette qui publie ». La Presse a même titré « Pourquoi Ringuet n’est pas ringard ». Le texte de Chantal Guy rappelait que les étudiants de son époque n’avaient retenu qu’une « grosse déprime » de ce roman, et de la littérature québécois en général, alors qu’ils n’avaient aucun problème avec la noirceur des romans russes, américains ou français :
« On ne peut pas lire ce roman, écrivait-elle, sans ressentir de la pitié pour cet homme et un profond désespoir. Voilà sûrement pourquoi on ne le lit pas. Ça fait trop mal. Mais si ça fait mal, c’est bien parce que ça nous parle, parce que c’est une douleur et une peur qu’on ressent encore. En ce sens, dans son esprit même, Trente arpents est toujours d’actualité. Ce qui est encore plus désespérant… »
Cinéaste, mais historien de formation, Arcand n’avait pas encore lu ce roman qui évoque « la menace constante d’une disparition du peuple canadien-français ». Au-delà des grandes qualités littéraires de l’ouvrage, il a ressenti un choc :
« C’est terrifiant. Mais le destin du Québec a toujours été très étonnant. Normalement, en 1763, si on regardait ça, on se disait que dans une génération, les Canadiens français auraient disparu. Même chose pendant l’exode aux États-Unis. Eh bien non, ils sont encore là, ça continue. Il y a comme une sorte de miracle québécois, mais qui est toujours horriblement menacé. C’est toujours d’actualité et c’est ça qui est absolument affolant. […]. Un peuple conquis, c’est ça, le grand problème. Nous étions faits pour être français. Mais nous ne le sommes pas. Nous n’avons pas pu l’être. Dans une mer anglophone, ça va toujours être là. Peut-être qu’on n’en sortira jamais »