Une vie au cégep (an 2) – Solidaires dans la médiocrité
Pour les chroniques de l’an 1 : http://kiosquemedias.wordpress.com/category/chroniques/une-vie-au-cegep/
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– As-tu eu un cours aujourd’hui ? me demande ma coloc.
(Petit moment d’hésitation).
– Oui, c’est vrai, j’en ai eu un.
Mes cours d’économie sont particulièrement oubliables.
En début de session, le professeur, imperturbable et blasé comme d’habitude, a expliqué les travaux importants à faire durant les prochains mois.
Le travail le plus important, c’est l’exposé oral, présenté en équipes de quatre ou cinq, et portant sur un sujet économique de notre choix (chômage, mondialisation, etc.) Les exposés sont répartis sur un mois environ. Nous devions nous y préparer en rédigeant une mini-bibliographie : deux livres et deux sites Internet sérieux. On a fait appel à l’aidant naturel du cégepien : notre ami Google.
Depuis quelques semaines, les 40 premières minutes de chaque cours d’économie sont donc réservées à ces exposés.
J’écoute rarement. Quand les élèves parlent, c’est d’un pénible ! Gênés, sans avoir pris le temps de comprendre leur sujet, ils bafouillent, parlent trop vite et butent sur les mots qu’ils lisent pour la première fois du texte fraîchement pigé parmi les choix de Google. Je me demande toujours, est-ce que ça me servirait à quelque chose d’écouter ? La réponse : non.
Le professeur est peut-être rassuré lors des exposés par nos bibliographies posées devant lui, avec l’idée qu’on les a utilisées pour nos recherches, mais moi je ne suis pas convaincu. Je soupçonne que personne ne s’est déplacé pour retirer les livres de la bibliothèque, qui se trouve à au moins 6 minutes de marche de la classe s’il n’y a pas de trafic, ni pris le temps de lire leurs sites sérieux. La plupart des élèves ont probablement pris leurs informations des premiers sites qui leur passaient sous la main, peu importe les auteurs ou l’année. Ce qui fait que ni moi ni grand-monde ne prenons la peine d’écouter les exposés, mais, par solidarité de classe, personne ne parle.
Puis, le professeur laisse choir[i] : « Qu’en est-il de vos monographies? » Le deuxième travail le plus important de la session. Oh non, c’est vrai…
Nous devions écrire une monographie sur une multinationale. Il avait essayé de booster notre ego, le professeur, en appelant ce travail-là une « monographie ». Le hic, c’est que personne n’avait la moindre idée de ce que c’était (autant en emporte l’ego). J’ai regardé : selon Le Petit Robert, une monographie est « une étude complète et détaillée qui se propose d’épuiser un sujet précis relativement restreint. » Épuiser notre sujet ? Difficile. Le prof ne demande pas plus de cinq pages. Mais cinq pages ou plus, c’est aujourd’hui la date de la remise. Oubli collectif sidéral.
On sent la panique. Les têtes se retournent vivement pour chercher du réconfort, les yeux sont affolés. Puis, quand elles se furent toutes retournées vers le prof, la tension se relâche. Personne n’a fait le travail.
Un sceptique, le prof veut quand même confirmer. « Levez la main, qui n’a pas fait le travail ? » Toutes les mains se lèvent. « …Comment ça se fait ? » « On ne savait plus c’était quand… » « Vous n’en avez pas reparlé… » « On n’a pas regardé dans le plan de cours… »
En fait, l’exposé oral était prévu avec des dates, mais pas la monographie. En plus, personne n’arrive à garder sa concentration plus de 10 secondes dans ce cours. Celui-ci se déroule comme suit :
Le prof écrit le plan du cours sur le tableau. On le recopie.
Puis, il explique rapidement le premier point.
Ensuite, il écrit mot pour mot les notes de cours sur le tableau. Il ne faut pas trop nous en demander. On n’a qu’à recopier ce qu’il écrit.
Comme ça prend un certain temps d’écrire à la craie, il répète le tout.
Puis, il passe au deuxième point.
Etc.
Je ne peux pas rester attentif lorsque je reçois quatre fois de suite la même information. Alors si le prof avait rappelé l’existence de ce travail, personne ne l’aurait entendu.
« La date de remise est donc reportée à la semaine prochaine. » Cette indulgence ne surprend personne.
Avec une date fixe, nous devenons alertes. Admirez maintenant la technologie. J’allume mon iPad, que j’avais laissé sur le coin de mon bureau, j’ouvre Facebook, et j’écris aux membres de mon équipe : « Je peux faire la partie intro si vous voulez ». 2 secondes plus tard, le message est lu par tout le monde. Je jette un coup d’œil autour de moi : tous les élèves sont penchés sur un écran, soit sur un écran d’ordinateur qui sert à « prendre des notes », soit sur celui d’un cellulaire, qu’ils prennent ou non le soin de cacher. Mes coéquipiers me répondent : « Super ! moi je fais la deuxième partie. » « Ok, moi je fais la mise en page. » « Est-ce qu’on fait un PowerPoint pour l’oral? » « Ouais ce serait cool ! J » « Ok, envoyez-moi ça, de toute façon je dois savoir ce que vous dites pour faire la conclusion. » « Parfait ! » « Cool J ». Entre-temps, je vérifie mes courriels et je regarde sur le catalogue en ligne si les livres dont j’ai besoin pour ma recherche sont disponibles à la bibliothèque de l’école.
Et voilà. Les plans des deux travaux importants sont faits, on n’aura plus besoin de se reparler d’ici la remise. Le prof continue à écrire sur le tableau et à répéter. Et on continue à ne pas écouter.
[i] Le verbe choir se conjugue presque uniquement à l’infinitif. Exception notable, celle de la célèbre formule du Petit Chaperon rouge : « Tire la chevillette, la bobinette cherra », où le verbe choir est au futur simple.