68AE9425FB482F662AEFE5F9C6B6AUne chronique de Émilie Dubreuil

Un beau grand brun. 6 pieds et 4 pouces. 45 ans et des poussières. Bien dans ses baskets, un job, un char, une maison. Bref, un adulte.

J’ai rencontré Narcisse chez des amis. Ça ne faisait pas 5 minutes que j’étais arrivée à la fête, qu’il s’y mettait. Grosse drague peu subtile. J’ai trouvé ça sympathique, dans la mesure où les hommes, chez nous, sont plutôt timorés quand il s’agit de draguer. Il est reparti avec mon numéro de téléphone et quelques jours plus tard, nous avions rendez-vous pour l’apéro. J’étais contente. Un rendez-vous avec un adulte mâle séduisant, ça ne peut être que réjouissant.

Bien sûr, il me donne rendez-vous dans un endroit branché.  Commande du blanc. Commente le blanc. Il est de bon ton d’avoir une opinion d’expert sur le vin.

-Pas mal…

Il disserte encore quelques longues minutes sur  le liquide, puis me demande : -ça va ?

-Ça vaaaaaaaaa…

Je laisse traîner le «a», sous-entendu clair, que ça ne va pas justement. Il est de notoriété publique que l’entreprise où je travaille traverse des turbulences…

Mais, puisqu’il ne me relance pas: j’enchaîne :

-Toi ? Ça va ?

-Oui, je suis allé me faire masser hier, ça m’a fait du bien, me répond l’adulte mâle qui vient de découvrir les vertus du massage lymphatique.

-As-tu déjà eu un massage lymphatique ?

Et voilà. J’aurai droit à un récit exhaustif. On débute avec un exposé complexe sur le rôle de la lymphe, puis on enchaîne avec les tensions dans son cou, ses toxines, son stress.

Je lui accorde un bon vingt minutes de mon attention soutenue.

Je crois que nous sommes rendus dans le chapitre de son renoncement au gluten quand mon cerveau décroche. Je l’entends, mais de loin, comme derrière une vitre. Son traitement d’acuponcture, sa découverte du jogging, sa thérapeute etc. J’ai l’impression d’avoir devant moi, un numéro entier du dernier Châtelaine qui prend vie.

Ce qui me frappe là-dedans, ce n’est pas qu’un mâle soit capable de monologuer sur son psy ou sa massothérapie ou son nouveau régime, mais combien ce mâle est de plein pied dans son immense nombril.  Et ce n’est pas qu’il parle de Lui, le problème, c’est que son «Je» est mis en scène, glorifié, dans l’air du temps. Son Je immense sonne faux.

Et, pendant qu’il formule des phrases qui commencent implacablement par la première personne du singulier, ponctuées de pronoms personnels à la première personne, mon déficit d’attention percole.

J’ai des images de cet homme magnifique dansant nu dans son nombril devenu une piscine intérieure.  La tournure de cette séquence imaginaire s’emballe. Il y a maintenant plein de mousses de nombril qui éclaboussent de partout et Narcisse joue dedans.

Tout d’un coup, le beau grand brun fait silence.

-Quoi ? Pourquoi tu ris ?

Mon sourire narquois ne devait pas être en harmonie avec le chapitre qu’il venait d’aborder. Son rapport avec la lumière peut-être, je ne sais plus…

-Non, rien…

J’ai fini mon verre de blanc et je suis partie.

-Tu voulais quoi ? Qu’il t’entretienne des problèmes au Nigeria ? Du conflit en Ukraine ? Si ce type t’avait vraiment intéressée, tu aurais trouvé un long monologue sur les poils de ses doigts de pieds fascinant, m’a répondu mon ami gay préféré quand je lui ai raconté cette date avec Dorian Gray.

-Probablement, mon ami, mais encore eut-il fallu qu’il m’en parle au deuxième degré…Ce qui me fascine dans le cas du beau Narcisse, c’est à quel point il prenait son «Je» au sérieux. Comme le paroxysme d’un phénomène ambiant.

Je, Je m’en Chrisse  

Il y a quelques années, je donnais un cours de journalisme à l’Université. Au premier cours, j’envoyais mes étudiants dans la rue.

L’exercice: aborder un inconnu, n’importe qui et faire un portrait de lui.  Inévitablement, ils revenaient en classe et pondaient des textes qui ne parlaient que d’eux-mêmes. Du genre: Je suis sorti de l’Université, j’avais froid, je me suis réfugié dans le métro et j’ai aperçu cette vieille chinoise derrière le comptoir de son dépanneur. Je me suis demandé si elle accepterait de répondre à mes questions sur sa vie. J’étais angoissé, je n’avais jamais interrogé un inconnu…

À la fin, on ne savait jamais l’histoire de la dame ou du monsieur.

Après que nous ayons fait, en groupe, la lecture de quelques textes, j’avais développé une formule, certes vulgaire, mais qui marquait l’imaginaire et qui réglait la question pour le reste de la session. J’écrivais au tableau : Je, je m’en chrisse.

Et j’expliquais aux étudiants que le «Je» peut être utilisé dans un texte journalistique. Mais, uniquement s’il signifie quelque chose, s’il apporte quelque-chose à l’histoire.

En outre, je leur donnais un devoir: écouter les autres et ne pas attendre un creux pour les interrompre avec une phrase qui commence par: moi… Et de faire ça toute la semaine avec leurs proches, leurs collègues, le chauffeur de bus…

Inévitablement, les étudiants revenaient (surpris) avec de bonnes histoires…

Tiens ! Je viens de vous parler de moi. Encore une fois.

Allez,  dites bonjour à Narcisse de ma part si vous le croisez et prenez soin de vous chers lecteurs, moi je vais aller me faire faire un massage lymphatique.