Quand Montréal cachait le trésor de l’Angleterre
– Par Jeanne Krieber-Dion
Au printemps 1939, quelques mois avant le déclenchement de la Deuxième guerre mondiale, le premier ministre britannique, Neville Chamberlain, craint une attaque de l’Allemagne. Il cherche alors à cacher l’or et les biens précieux britanniques dans un lieu sûr. Ce lieu secret sera à la Banque du Canada, à Ottawa, et sous l’édifice de la Sun Life, à Montréal.
Chamberlain a choisi le Canada pour deux raisons : c’est sécuritaire et pratique. Il fait partie du Commonwealth, c’est un partenaire naturel. Mais parmi tous les pays du Commonwealth, pourquoi avoir choisi le Canada? Tout simplement pour sa proximité avec les États-Unis.
Jusqu’à l’attaque de Pearl Harbor par les Japonais, en décembre 1941, les États-Unis demeurent neutres. Roosevelt étant très sympathique aux Britanniques, il fait adopter la clause Cash and Carry lui permettant de vendre de l’armement à condition que l’acheteur paie comptant et transporte la marchandise. Une clause élaborée pour l’Angleterre au détriment de l’Allemagne endettée. Le Canada, voisin immédiat des États-Unis, est donc l’endroit idéal pour entreposer de l’or et les biens précieux. La proximité géographique permet d’effectuer facilement et rapidement les transactions.
Le projet d’envoyer de l’or au Canada prend forme quelques mois avant la guerre avec la visite royale de George VI et d’Élizabeth en mai 1939. Deux navires vont les escorter dans leur voyage transatlantique. Puisqu’on mise sur le secret de l’opération, c’est dans ces navires qu’on cache le premier chargement. Lors que tous les yeux sont tournés vers le couple royal, leur escorte ne cache pas moins de 50 tonnes de lingots d’or, l’équivalent de 2 milliards de dollars d’aujourd’hui.
L’opération Fish commence réellement en juin 1940. Alexander Craig, fonctionnaire à la Banque d’Angleterre, coordonne, avec une petite équipe, le transport de la réserve financière britannique vers le Canada. Ils traversent l’Atlantique jusqu’à Halifax sous la menace des sous-marins allemands. L’étape suivante est de se rendre à Montréal et Ottawa en train. Jusqu’à la fin de la guerre, une quarantaine de voyages ont permis de mettre le trésor britannique en sûreté au Canada.
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Évidemment, l’étiquette apposée sur les caisses remplie d’or ne laisse pas deviner leur contenu bien particulier. Lorsque Craig arrive à Montréal, il annonce à Sidney Perkins, envoyé par la Banque du Canada pour assurer la réception des avoirs britanniques : «Hope you won’t mind us dropping in unexpectedly like this, but we’ve brought along quite a large containment of ‘fish’». Nous espérons ne pas vous déranger en débarquant ainsi, à l’improviste, mais nous avons apporté une importante cargaison de «poisson».
L’or voyage jusqu’à Ottawa; Montréal cache les biens précieux sous la Sun Life, une compagnie d’assurances dont l’édifice est alors le plus grand du Commonwealth. Encore maintenant, il est facilement reconnaissable, en plein cœur du centre-ville, près de la basilique Marie-Reine-du-Monde, entouré de grandes tours à bureaux. Pour l’époque, c’est un édifice grandiose, le seul au Canada à être assez vaste pour entreposer autant de liquidités.
Les sous-sols n’étant pas assez spacieux pour tous les biens précieux qu’on veut envoyer, on fait creuser des coffres-forts additionnels sous la chaussée. Lorsque les passants s’enquièrent de la nature des travaux, on leur répond qu’il y a un problème de canalisation à régler. Tout au long de l’opération Fish, des gardes de la Gendarmerie Royale du Canada sont postés 24 heures sur 24 devant les coffres-forts. Ils ne sont pas au courant de ce qu’ils surveillent. Les 5000 employés de la Sun Life travaillent avec un trésor sous leurs pieds sans s’en douter. Le succès de l’opération Fish dépend de son secret.
Winston Churchill, devenu premier ministre en mai 1940, affirme pendant toute la guerre que l’Angleterre est le lieu le plus sécuritaire de l’Europe. Certains pays vont même y entreposer leurs réserves financières. Ils ne savent pas que tout est envoyé outre-mer. Jusqu’à la fin de la guerre, plus de 185 000 lingots sont expédiés au Canada, l’équivalent aujourd’hui de quelques 85 milliards de dollars. Les biens précieux cachés sous la Sun Life représentent, à l’époque, 1,25 milliards de livres sterling, une valeur incalculable aujourd’hui.
L’opération Fish a été tout un exploit de la part du Canada. Des centaines de personnes ont contribué à déplacer une immense richesse : matelots, banquiers, ouvriers, etc. Non seulement rien n’a été perdu ou volé, mais rien n’a été ébruité.
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Pour en savoir plus :
Trudy Duivenvoorden Mitic. «Guarding the gold», The Beaver, 80 (5), oct.-nov. 2000, p. 36-42.
John Ibbitson. «How a junior accountant herded a wartime armada of gold to a happy ending», The Ottawa Citizen, 4 décembre 1995, A9.
Alfred Draper. Operation Fish : the race to save Europe’s wealth, 1939-1945. Cassel, Londres, 1979. 377 pages.