Alouette, je te plumerai
Article du « Canard enchaîné », mercredi 13 novembre 2019
« En janvier 2013, les agriculteurs et toute l’agro-industrie sonnent l’alarme : si l’Europe met en oeuvre son moratoire sur (seulement) trois insecticides néonécotinoïdes, ce sera une catastrophe. Les récoltes seront dévorées par les parasites. Les rendements s’effondreront. Des milliards d’euros s’envoleront. Le moratoire est décidé malgré tout. La catastrophe annoncée n’a pas lieu. Il faudra attendre cinq années de plus pour que ces insecticides soient interdits en Europe (sauf dérogation…).
Longtemps attendue, cette interdiction sonne l’épilogue d’une effarante histoire. Au début des années 90, lors de leur mise sur le marché, les néonécotinoïdes révolutionnent la lutte contre les insectes. Premier du genre, le Gaucho, conçu et vendu par Bayer : au lieu d’en asperger les plantes, l’industriel en enrobe les graines, de manière que la molécule tueuse, l’imidaclopride, qui s’attaque au système nerveux central des insectes, imprègne la plante entière tout au long de sa croissance. Celle-ci devient un poison pour toutes les espèces rampantes et volantes qui osent s’en approcher. Y compris les abeilles.
Les apiculteurs s’en alarment rapidement. La polémique démarre (le premier article du « Canard » sur le sujet date du 9 décembre 1998). Les firmes chimiques déploient alors la même stratégie qu’a utilisée avant eux l’industrie du tabac : l’enfumage. L’effondrement des populations de pollinisateurs, c’est multifactoriel et indémêlable, voyons! Comme le démontre Stéphane Foucart dans un livre-réquisitoire (1), les premiers signes étaient tellement clairs que les mesures d’interdiction auraient pu être prises voilà déjà vingt ans.
Et de détailler comment les firmes agrochimiques ont fait pression sur les chercheurs, imposé les normes réglementaires qui les arrangent, influé sur l’orientation des recherches…
Ces vingt années perdues, nous les payons aujourd’hui. La prestigieuse revue « Nature » vient de publier l’étude la plus solide à ce jour sur le déclin des insectes (« Le Monde », 10/11). Menée sur plus de 300 sites, elle dresse ce constat glaçant : au cours des dix dernières années, la biomasse des arthropodes (qui englobent insectes, araignées et crustacés) a chuté de 67% dans les prairies et de 41% en forêt. Pareille hécatombe, c’est du jamais-vu. S’est ensuivie celle de la faune insectivore : les oiseaux des champs ont déjà perdu un tiers de leurs effectifs. Les insectes, dit Foucart, « c’est le carburant, le tissu même de la vie ».
La récente interdiction (en septembre 2018) des néonicotinoïdes va-t-elle enrayer ce désastre? Pas sûr, car un pesticide en chasse un autre : la semaine dernière, le chercheur du CNRS Pierre Rustin a montré (2) que les fongicides SDHI, massivement utilisés aujourd’hui, sont toxique pour les abeilles, les lombrics et les humains.
C’est reparti!
Jean-Luc Porquet
(1) « Et le monde devint silencieux », Seuil, 330 p.
(2) « Le crime est presque parfait », Fabrice Nicolino, LLL, 224 p. »