Petite histoire des Noirs du Québec
Par Claude Marcil
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C’est quand même fascinant: une minorité visible qui, pendant des siècles, reste invisible. On vient à peine de découvrir, il y a quelques décennies, qu’ils sont là, qu’ils ont toujours été là, et que, à part la couleur de la peau, la communauté noire du Québec est plus hétérogène que n’importe quel groupe de Blancs.
En traversant l’Atlantique, Colomb avait brisé la barrière immunologique des Autochtones d’Amérique et avait ainsi permis aux maladies européennes de faucher, dans les plantations des Antilles, les Indiens vulnérables. Ceux-ci, isolés sur leur continent, n’avaient développé aucune défense immunitaire contre les microbes des Blancs. Ils tombaient comme des mouches.
Pour les remplacer, les Européens songent aux Noirs d’Afrique. Ainsi, à mesure que les Européens descendent le long de la côte africaine, ils créent des comptoirs et achètent des esclaves acheminés de l’intérieur du continent par des Arabes et vendus par des Noirs. C’est le début de la traite des Noirs.
Les navires se rendent d’abord en Afrique, le long du golfe de Guinée (Nigéria, Ghana, Dahomey, Zambie actuels) et échangent des Noirs contre des armes. Puis, chargés à bloc, ils se rendent dans les Antilles où ils vendent les esclaves contre des marchandises tropicales destinées au marché européen. En moins de cent ans, l’esclavage devient une entreprise colossale qui marqua l’histoire africaine.
Un écrivain américain n’hésitait pas à qualifier cette traite des Noirs de « plus colossal événement démographique des temps modernes ». En effet, on estime à au moins 20 millions le nombre de Noirs qui, jusqu’à l’abolition de l’esclavage en 1880, furent déportés partout au Nouveau Monde. Ce trafic était florissant dans les Antilles, mais il se répandait aussi au Brésil, aux États-Unis et même en Nouvelle-France.
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Ghost of DaCosta (vidéo)
Mathieu Da Costa, interprète de Champlain auprès des Micmacs et membre de l’Ordre de Bon Temps, est, en 1606, le premier Noir de l’Acadie. On ne sait pas comment il avait appris une langue autochtone. Il est suivi quelques années plus tard d’Olivier Lejeune, originaire de Guinée et premier Noir de la vallée du Saint-Laurent. Esclave des frères Kirke lorsqu’ils s’emparent de Québec, il demeure en Nouvelle-France au retour des Français. Devenu la propriété de Guillaume Couillard, il semble probable qu’il meurt libre en 1654. Durant un quart de siècle, il n’y aura pas d’autres Noirs en Nouvelle-France, mais les esclaves sont présents: des Indiens, originaires du Mississippi. Mais on recommencera bientôt à songer aux Noirs.
Olivier Le Jeune est le premier esclave noir à être amené directement d’Afrique au Canada. Il est vendu en 1629 à Québec, mais, semble-t-il, est affranchi à la fin de sa vie.
Le commerce d’esclaves étant devenu florissant, il n’est pas plus question d’abolir l’esclavage dans les colonies françaises que dans les autres. L’évêque Bossuet ne disait-il pas: “Abolir l’esclavage serait condamner le Saint-Esprit, qui ordonne aux esclaves, par la bouche même de Saint Pierre, de demeurer en leur état et n’oblige pas les maîtres à les affranchir.”
Pour protéger la “propriété” du Blanc et pour réglementer les relations entre les esclaves et les maîtres dans les colonies françaises des Antilles, Louis XIV proclame, en 1685, un édit passé à l’histoire sous le nom de Code noir.
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Le “Code noir” du Roi-Soleil
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.Le Code noir limite quelque peu les excès de la traite; ainsi, le maître est tenu de nourrir l’esclave, de ne pas le faire travailler entre le coucher et le lever du soleil, de ne pas vendre les enfants séparément de leurs parents. Mais il autorise des mesures rigoureuses contre l’évasion. Si le Noir s’évade, on lui coupe les oreilles et on le marque au fer rouge d’une fleur de lys à l’épaule; s’il récidive, on lui coupe les jarrets. S’il ose recommencer une troisième fois, c’est la mort. Ce Code noir ne s’applique qu’aux Antilles françaises, en Martinique, en Guadeloupe, en Haïti, etc. Il ne touche pas juridiquement les esclaves, nombreux, de la Louisiane française, ou ceux du Saint-Laurent, même si on s’en inspire.
L’attitude conciliante de l’Église
En Nouvelle-France, les ouvriers et les domestiques sont rares, indépendants et coûtent chers. Aussi, l’intendant Ruette d’Auteuil demande la permission à Louis XIV d’importer des Noirs. La permission accordée en 1689 reste sans suite à cause des guerres qui déchirent l’Europe. Par contre, quelques Noirs faits prisonniers dans les colonies américaines arrivent à Québec: un esclave américain capturé devient un esclave canadien. L’Église, comme le gouvernement de la Nouvelle-France, passe à son tour des règlements touchant les esclaves.
Ainsi, le catéchisme de 1702 de Mgr de Saint-Vallier apprend aux catholiques du diocèse de Québec qu’un mariage devient nul si on épouse un esclave qu’on croyait libre. En 1703, dans le Rituel du diocèse de Québec, édité en France par le même évêque, on indique parmi les personnes qui ne peuvent être prêtres celles qui son nées hors du mariage légitime et les esclaves. En 1709, à la fin de la messe, les habitants prennent connaissance d’un édit de l’intendant Raudot:
“Tous les Panis (Indiens du Mississippi) et Noirs qui ont été achetés et qui le seront dans la suite seront en pleine propriété à ceux qui les ont achetés et il est fait défense aux esclaves de quitter leurs maîtres.”
Cette ordonnance de Raudot restera dans notre histoire le texte juridique fondamental qui accorde une existence légale à l’esclavage.
Les Noirs vivent dans toutes les régions de la Nouvelle-France, mais surtout dans les villes. Ils pratiquent tous les métiers: matelots, perruquiers, coiffeurs, domestiques, chapeliers, menuisiers, etc. Le clergé, les communautés religieuses, les notables, les médecins, le gouverneur, l’intendant, possèdent des esclaves. Si l’Église catholique ne favorise pas l’esclavage, elle ne s’y oppose pas non plus. Parmi les propriétaires célèbres, des évêques comme Mgr de Pontbriand, Mgr de Saint-Vallier et Mgr Dosquet, mère d’Youville et, en Louisiane, les Ursulines.
Certains Canadiens français affranchissent leurs esclaves, mais, à partir de 1736, une ordonnance stipule qu’un esclave ne peut être affranchi que par un acte passé devant notaire. La propriété privée se trouve désormais bien protégée. Il arrive qu’on exile aux Antilles les esclaves dont on est insatisfait, mais la chose est plutôt rare. Dans l’ensemble, les Noirs sont mieux traités au Canada entre autres raisons parce que l’économie est basée sur la fourrure et non les plantations de tabac et de coton. Les Noirs d’ici sont peu nombreux —alors qu’aux États-Unis, 20 pour cent de la population est esclave— et les Canadiens français ne craignent pas de révoltes. D’ailleurs, on compte quelques mariages et plusieurs liaisons. Les tentatives d’évasion sont pourtant nombreuses.
Selon les estimations de l’historien Marcel Trudel, la Nouvelle-France a eu, sur une période de 125 ans, près de 5400 esclaves dont un millier de Noirs environ.
Le régime britannique
Pour les esclaves, l’arrivée du régime britannique n’apporte pas de changements. La traite est florissante dans les autres colonies britanniques et l’une des clauses de la capitulation confirme le droit des notables de garder leurs esclaves. Seule différence : désormais les esclaves ne sont plus systématiquement francophones; d’ailleurs, la révolution américaine qui éclate en 1776 amène une nouvelle immigration noire, des esclaves mais aussi des hommes libres, les premiers réfugiés du Canada.
Les Noirs américains se battent des deux côtés: si 1500 affranchis se battent du côté des insurgés, beaucoup d’autres Noirs joignent les rangs des Britanniques. En fait, les Britanniques mettent même sur pied un corps militaire composé entièrement de Noirs, les Black Pioneers. De plus, les militaires de Sa Majesté offrent la liberté aux esclaves américains qui quittent leur maître et se réfugient au Canada. À côté de ces Noirs désormais libres, il y a ceux, nombreux, qui accompagnent leurs maîtres loyalistes lorsqu’ils quittent les États-Unis. Ainsi, en 1783, 3000 Noirs arrivent en Nouvelle-Écosse. L’année suivante, d’autres viennent s’établir dans les Cantons de l’Est et fondent St-Armand. Si on ignore le nombre de Noirs présents au Québec à cette époque, on y estime à 300 le nombre d’esclaves noirs.
Une abolition qui tarde à venir
Sur les rives du Saint-Laurent, les propriétaires craignent de plus en plus une abolition prochaine de l’esclavage. Le Chronicle Herald n’a-t-il pas publié “The Negro’s Complaint”, le poème anti-esclavagiste qui fait fureur dans une Europe qui subit l’influence des Quakers et des Encyclopédistes comme Voltaire et Diderot?
En 1789, la toute jeune Révolution française abolit l’esclavage sur son territoire.
En 1784, il y a 304 esclaves noirs à Montréal et autour.
Les propriétaires d’esclaves du Québec sont inquiets lorsque, le 28 janvier 1793, Pierre-Louis Panet soumet au Parlement de Québec un premier projet pour abolir l’esclavage. Mais le projet est facilement relégué aux oubliettes, car, sur cinquante députés, douze possèdent des esclaves.
En 1793, le Haut-Canada devient la seule colonie à légiférer sur l’abolition (bien que graduelle) de l’esclavage. Sans nouvel arrivage en perspective, ce dernier décline.
Par contre, la même année, l’Ontario passe une loi qui interdit d’introduire de nouveaux esclaves dans la province. Ceux qui y sont déjà restent esclaves, mais leurs enfants seront libres à 25 ans. Bref, l’Ontario devient terre de liberté pour les esclaves des États-Unis et du Québec. Au Québec, l’inquiétude des propriétaires augmente. En 1794, un juge anti-esclavagiste renonce à condamner un esclave fugitif. Quatre ans plus tard, le juge William Osgoode déclare publiquement qu’il libérera tout esclave qu’on lui amènera devant le tribunal. Les esclaves commencent alors à déserter en masse. Les maîtres n’y peuvent rien. Il leur reste un recours, la politique.
En avril 1799, par l’entremise du député Papineau, les propriétaires d’esclaves de Montréal demandent au Parlement de régler la question du droit de propriété. Mais le Parlement se désintéresse de la question. Les propriétaires reviennent à la charge l’année suivante, mais sans succès. Les propriétaires continuent de s’alarmer. Mais ils ne pourront plus rien faire. Au Québec, l’esclavage disparaît dans les faits avant son abolition définitive et légale en 1834, lorsque l’Angleterre décrète son abolition dans ses colonies. La dernière annonce connue de vente d’esclaves au Canada aurait été publiée en 1821.
Entretemps, la révolte d’Haïti (1791-1793) dirigée par Toussaint Louverture provoque la première abolition de l’esclavage, le 4 février 1794. En 1802, Napoléon envoie une expédition de 30 000 hommes pour écraser les esclaves devenus libres. Mais, après quelques victoires, l’arrestation et la déportation de Toussaint Louverture, les troupes françaises finissent par être battues par Jean-Jacques Dessalines. L’indépendance du pays est proclamée le 1er janvier 1804. Haïti est le premier pays au monde issu de l’abolition de l’esclavage. Au sud des États-Unis, les propriétaires d’esclaves sont traumatisés par cette révolte victorieuse des Noirs et craignent son influence en Louisiane et ailleurs. Ils n’ont pas tort. Des révoltes éclatent en 1816 en Louisiane, en 1822 en Caroline du Sud etc. Mais ils n’ont pas vu venir ce qui sera leur principal problème, les évasions.
Depuis les débuts de l’esclavage en Amérique, des esclaves ont tenté de s’enfuir. Plusieurs se sont réfugiés chez les Séminoles de la Floride, d’autres fuyaient vers le nord ou l’ouest. Mais il n’y avait pas de refuges permanents. Tout change quand des États du Nord abolissent l’esclavage et que des Américains, en1840, mettent sur pied l’Underground Railway, un « chemin de fer souterrain» qui permet aux esclaves en fuite d’atteindre la Pennsylvanie ou le Massachusetts.
La peur et la rage pousse les politiciens du Sud à mettre tout leur poids pour faire adopter à Washington, en 1850, la Fugitive Slave Law, qui accorde aux chasseurs d’esclaves le droit de poursuivre les fugitifs en territoire libre. Le « chemin de fer » se perfectionne et achemine les esclaves en fuite vers le Canada où on accueille volontiers les Noirs qui atteignent la frontière.
À partir de 1850, la lutte contre l’esclavage prend son essor au Canada: première réunion à Toronto de la Canada Anti-Slavery Society en 1851; la même année, Harriet Tubman, la « Moïse de son peuple », commence à se consacrer à l’Underground Railroad. Pendant sept années, risquant sa vie à chaque voyage, elle va guider les esclaves fugitifs vers le Canada. En 1852, La Case de l’Oncle Tom, LE roman anti-esclavagiste, est publié à Toronto et à Montréal. Parmi les lecteurs émus, Wilfrid Laurier. Tout un système de relais se met en place pour conduire les esclaves évadés d’un lieu sûr à un autre jusqu’à leur arrivée au Canada, généralement l’Ontario. Les Sudistes protestent, évoquent la loi de la propriété, en vain. Le Nord ne retourne plus, ne veut plus retourner les esclaves évadés. Lorsque la Guerre civile américaine éclate en 1861, environ 30 000 esclaves en fuite ont déjà gagné le Canada.
Le président Abraham Lincoln abolit l’esclavage en 1863 et la victoire du Nord en 1865 consacre cette décision. Cette scission tragique entre le Nord et le Sud coûte à la Nouvelle Amérique plus d’un million de vies humaines. Les troupes nordistes occupent le Sud. Les Noirs obtiennent le droit de vote, sont parfois élus. Ils mettent toutes leurs énergies pour obtenir l’égalité et songent moins à se rendre au Canada.
L’esclavage aboli, reste le racisme
À la même époque au Canada, un éditorialiste du Montreal Gazette écrivait : “Nowhere may the two races exist together as equal”.
Dès le début de la Confédération, le Canada fait preuve de racisme. Les Indiens de l’Ouest ont été affamés, les Métis écrasés, Louis Riel pendu. L’Ouest s’ouvre à la colonisation mais pas à tous les colons. Le Premier ministre Laurier avait bien oublié “La Case de l’oncle Tom” qui l’avait ému vingt ans plus tôt, et son ministre de l’Intérieur Clifford Clifton, un raciste convaincu de la supériorité de la race blanche, particulièrement anglo-saxonne, met toutes les embûches possibles pour empêcher les Noirs venus du Sud de travailler la terre dans l’Ouest canadien. Les fonctionnaires anglo-saxons invoquent même l’inadaptation des Noirs au climat alors que des Noirs vivent au Québec depuis des siècles et que, en 1909, au même moment, Matthew Henson découvre le pole Nord avec l’amiral Peary.
Des Noirs viendront quand même au Canada, quelques-uns dans l’Ouest, la plupart dans l’Est, à Toronto et Montréal. Ces derniers arrivent en train. Ils sont porteurs.
Ils arrivent à Montréal durant les années 1880 lorsque s’ouvre la ligne de chemin de fer New-York-Montréal et se joignent à la communauté noire déjà sur place. À la même époque, Montréal devient le quartier général des compagnies de chemin de fer canadiennes qui, elles aussi, commencent à engager des porteurs noirs. Venant de la Nouvelle-Écosse, des États-Unis et même des Antilles anglaises, les Noirs qui désirent travailler sur les trains se concentrent près des gares, surtout autour de la rue Saint-Antoine, dans un quadrilatère (aujourd’hui la Petite Bourgogne) bordé à l’est par la rue Windsor, à l’ouest par Atwater, au sud par les voies ferrées près de Notre-Dame, au nord par celles de la rue Saint-Antoine.
Au début du XXe siècle, les Noirs de Montréal forment une communauté hétérogène, mais elle s’organise. En 1907, des Noirs écœurés d’être acceptés du bout des lèvres dans les églises anglicanes et relégués dans les bancs du fond créent leur propre église, aujourd’hui, la Union United Church.
Depuis un siècle, l’église Union United a accueilli Stokely Carmichael, Rosemary Brown, Sydney Poitier, l’évêque sud-africain Desmond Tutu, Thabo Mbeki et Nelson Mandela. |
À l’église, s’ajoutent le premier cabaret noir, le Recreation Key Club, quelques organisations solides, comme le Colored Women’s Club de Montréal, de même que des mouvements politiques tels la National Association of Colored People ou un mouvement beaucoup plus populaire, la Universal Negro Improvement Association and African Community League, dirigé par Marcus Garvey, un Jamaïcain, l’un des premiers grands leaders noirs de l’Amérique, le premier à affirmer que l’Afrique doit revenir aux Africains et que les Noirs de l’Amérique doivent y retourner.
En attendant un problématique retour en Afrique, les Noirs de Montréal accueillent quelques anciens esclaves américains qui ont perdu toutes leurs illusions sur l’égalité dans le Sud. Ils racontent des histoires incroyables sur les manipulations des politiciens, le terrorisme des chevaliers du Ku-Klux-Klan et les lynchages.
Quelques années après la victoire des nordistes sur les sudistes, les Américains blancs ont fait la paix. Les troupes nordistes cessent l’occupation du Sud. Redevenus autonomes, les États du Sud instaurent rapidement une politique légale de ségrégation totale. Un Noir de la Louisiane décide de contester la loi. Il peut passer pour Blanc, ce qui lui permet de s’asseoir dans la section blanche du chemin de fer. Puis il déclare qu’il est Noir. Aussitôt expulsé, il se tourne vers le plus haut tribunal du pays.
En 1896, avec l’arrêt « Plessy v. Ferguson », la Cour suprême valide la loi de l’État de Louisiane qui impose la ségrégation dans les chemins de fer. C’est ce qu’on résume par l’expression « separate but equal » (séparés mais égaux). Dès lors que les deux races se voient offrir des conditions égales, la ségrégation est constitutionnelle, le Congrès ne peut l’interdire aux États. En théorie, les Noirs conservent des droits politiques égaux.
Grâce à des astuces légales, renforcée par la mauvaise volonté des autorités, les Noirs du Sud ne peuvent pratiquement jamais voter. Quand les lois ne suffisent pas, les Sudistes intimident ou terrorisent. Ils créent le Ku-Klux-Klan et ne reculent pas devant le lynchage pour imposer leur contrôle sur leurs anciens esclaves.
De 1889 à 1901, on recense 1855 lynchages, soit une moyenne de 165 lynchages par an pendant 12 ans.
L’émouvante chanson de Billie Holiday « Strange Fruit » est une allusion aux Noirs lynchés.
Entre 1910 et 1920, au moins un demi-million de Noirs fuient le racisme et le chômage du Sud pour se diriger vers les villes nordistes, New York (Harlem), Détroit et surtout Chicago alors le centre névralgique des transports aux États-Unis. Quelques-uns traversent la frontière canadienne, passant entre les mailles d’un filet de contrôle de l’immigration nouvellement mis en place par Ottawa afin de limiter l’accès du pays à certains groupes dont les Asiatiques et les Noirs.
Par contre, depuis 1897, des Noirs de la Barbade viennent travailler à Gaspé dans l’industrie de la pêche. Plusieurs se marient avec des filles du coin et leurs descendants sont toujours en Gaspésie.
Lorsque la guerre de 1914 éclate, l’armée canadienne refuse l’engagement des Noirs qui se portent volontaires. Ce n’est qu’après de multiples démarches qu’ils réussissent à se faire accepter par l’armée canadienne qui les relègue dans des bataillons de construction. Le racisme est constant jusqu’à la fin de la guerre. En juin 1919, des soldats blancs provoquent une émeute raciale au port britannique de Liverpool d’où ils attendent le retour au Canada. Le député de Trois-Rivières aux Communes, Jacques Bureau, s’enquiert en Chambre des mesures qui seront prises contre ces indésirables Noirs lorsqu’ils seront de retour au Canada.
Il n’y aura pas de mesures, les soldats noirs n’étant pas responsables de l’émeute, mais il n’y aura pas d’emplois non plus. Ils ont tout le temps devant eux pour aller à la Colored Legion que la Légion canadienne réserve aux anciens combattants noirs, histoire de ne pas les mêler avec des Blancs. La situation n’est pas meilleure pour les Noirs qui commencent à arriver des Antilles anglaises. À toutes fins pratiques, les seuls emplois disponibles restent les mêmes, porteurs dans les compagnies de chemins de fer, et même là, les problèmes sont nombreux.
Entre deux gares
Le train traverse le pays en quatre jours et cinq nuits. Les heures sont longues, on vit entre deux gares, mais le travail est assuré. Poussés par d’anciens soldats, les Noirs créent un syndicat, le Canadien National Order of Sleeping Car Porters, et demandent l’affiliation de ce syndicat au Brotherhood of Railway Workers qui refuse. Il n’accepte que les Blancs. La lutte des Noirs contre le syndicat durera des années. Alors, s’instruire? L’Université McGill est fermée à double tour et les Noirs qui veulent un diplôme vont aux États-Unis dont ils ne reviennent pas. Si, en 1921, le cinéma Loew’s de Montréal perd un procès pour avoir refusé de laisser entrer un Noir, deux ans plus tard, dans la cause « Franklin v. Evans », les tribunaux décident qu’il est parfaitement légal de refuser de servir des Noirs dans les restaurants au Canada.
Pendant cette période, d’autres Noirs venus surtout de Harlem arrivent à Montréal. Ils fuient la prohibition de l’alcool et ouvrent autour de la rue Saint-Antoine des bars, des bordels et heurtent de front les Noirs du coin, conservateurs et qui, après avoir passé chaque semaine quatre jours et cinq nuits sur les trains aimeraient avoir la paix. Les conflits sont nombreux entre anciens et nouveaux. Le cabaret Nemderoloc (lire à l’envers) devient le lieu de rendez-vous des réfugiés de l’alcool. C’est durant cette décennie que l’Europe découvre l’art nègre, à la suite d’André Breton, que Joséphine Baker conquiert Paris et que le jazz fait danser les deux continents. L’une des conséquences de l’exode massif des Noirs du Sud a justement été l’arrivée du blues et du jazz au Nord. Or, l’un des circuits les plus populaires pour ces musiciens est celui qui, de Chicago en passant par Harlem et Boston, se rend à Montréal.
De nombreux musiciens noirs sont attirés par la ville à cause de l’abondance du travail dans les boîtes de nuit et de l’hospitalité de la ville. Comparée aux États-Unis, “Montréal devait être apparue comme une oasis dans un désert d’hostilité. La ville n’avait pourtant rien d’un modèle d’harmonie raciale: les Noirs étaient interdits de séjour dans plusieurs hôtels et boîtes de nuit et ils subissaient souvent une discrimination subtile mais indéniable dans plusieurs aspects de leur vie quotidienne. Mais les musiciens noirs, dans les années 20, pouvaient au moins travailler sur les mêmes scènes que les Blancs, ils pouvaient aussi manger à la même table qu’eux et discuter avec les femmes blanches sans craindre de se faire lyncher.” (Gilmore, John, Une histoire du jazz à Montréal, p.36)
Les Noirs ont trois cabarets à Montréal, mais tous les Canadiens français ne sont pas danseurs et certains écrivains sont plus figés que d’autres. Jean-Charles Harvey écrit :” La danse s’avivait à mesure qu’avançait la nuit. L’orchestre jouait une musique endiablée, une musique de nègres. La vengeance du Noir sur le Blanc d’Amérique fût de lui donner son art enfantin, ses gambades, ses cris de bête en rut.” (Jean-Charles Harvey, Les Demi-civilisés, L’Actuelle, 1934). Les années 20, The Roaring Twenties, se terminent brutalement avec le krach de la bourse de New York. C’est la crise économique et la Grande Dépression.
À Montréal, les Noirs sont les plus touchés. La Guilde des musiciens de Montréal empêche les Noirs de jouer dans les orchestres des hôtels et de la plupart des boîtes de nuit de l’ouest de la ville. À l’est, les orchestres entièrement composés de Noirs ne peuvent accompagner que des spectacles noirs. Le chômage est général et le Negro Community Center fondé en 1927 par le révérend Charles Este, ne réussit plus à alléger la misère des Noirs. Plusieurs émigrent aux États-Unis.
Cette situation dure jusqu’à la Deuxième Guerre mondiale. En 1941, la moitié des Noirs de Montréal travaille encore comme porteurs au CN et 80% des femmes noires sont domestiques. Mais l’armée manque d’hommes et les Noirs peuvent s’engager alors que les femmes quittent leurs patronnes pour aller travailler en usine. Pendant que les hommes risquent leur vie pour la démocratie, un seul hôtel de Montréal accepte de louer ses chambres à des Noirs et on refuse les candidats noirs dans les écoles d’infirmiers.
Il y a alors 2000 Noirs à Montréal. Les vingt dernières années confirment un changement démographique important: Les Noirs d’origine américaine sont maintenant une minorité. Pour la première fois de leur histoire, la majorité (63%) des Noirs de Montréal est née au Canada. Autre changement majeur, 30% viennent des Antilles anglaises. Signalons qu’il y a alors une quarantaine d’Haïtiens.
La majorité, peut-être 70% vit autour de la rue Saint-Antoine, La moitié de ceux qui trouvent du travail sont porteurs dans les trains ou les gares, gagnant beaucoup moins que les autres ouvriers de la ville. Quant aux femmes, la guerre finie, 80% de celles qui réussissent à se trouver un emploi sont femmes de ménage.
Après la guerre, l’aide aux anciens combattants et les premières lois fédérales de l’État-Providence, allocations familiales etc., ne font pas de discrimination. Si on ajoute l’éducation désormais obligatoire au Québec et surtout la reprise économique, le sort des Noirs s’améliore lentement.
Aux États-Unis aussi; le grand avocat Thurgood Marschall réussit à convaincre la Cour suprême de renverser l’arrêt Plessy v. Fergusson “séparés mais égaux”. C’est le début de l’intégration scolaire. Grabuge à Little Rock en Arkansas, retour du Klan, le président Eisenhower est obligé d’envoyer l’armée. Rien de tel au Québec, mais ici aussi les changements, quoique lents, sont constants.
Le changement des années 60
Avec l’ouverture du Rockhead’s Paradise par Rufus Rockhead et celle du Black Bottom par Charles Biddle, Montréal redevient une étape importante des tournées des artistes noirs américans et, dans les rues de la métropole, on peut croiser, à l’occasion, Louis Armstrong, Oscar Peterson (né à la Petite Bourgogne), Sammy Davis Junior ou Pearl Baily.
À un journaliste de Parti Pris, M. Clyke, ancien directeur du Negro Community Center, disait en 1968 : « Il y a quelques années, les Noirs ne pouvaient frequenter bon nombre de clubs sans être accompagnés d’une compagne noire : on voulait de cette façon les empêcher de prendre les femmes des Blancs ». (Tremblay, Robert, Les Noirs d’ici, Parti-Pris, mars 1968).
Le début des années 60 signifie pour les Noirs d’Afrique et des Antilles le début des grands changements.
En Afrique d’abord, presque toutes les nations recouvrent leur indépendance et peuvent faire le triste bilan des siècles de colonialisme et d’apports de “civilisation”. Originaire de Guinée-Bissau, Ricardo Pellegrin, désabusé, constate : “Après quatre siècles de colonisation portugaise, cinq pour cent de la population est scolarisée”.
Les Antilles, l’une après l’autre, retrouvent également leur indépendance et les Noirs sont désormais à la tête des gouvernements. Mais lorsque Sir Grantley Adams, premier ministre de la Barbade, visite Montréal, un hôtel refuse de le servir. Aux États-Unis, la lutte pour l’obtention des droits civiques s’intensifie sous la direction du Pasteur Martin Luther King et le Black Power fait brutalement prendre conscience aux Blancs de la dure vie des Noirs. Les ghettos deviennent des poudrières.
Rien de tel au Québec, mais à la fin des années 60, les organisations étudiantes et de jeunes se mobilisent contre le système scolaire. Ce mouvement est influencé à la fois par le mouvement des Panthères noires aux États-Unis, par les luttes de libération nationale menées dans le monde entier et par l’incident survenu à l’Université Sir George Williams de Montréal (aujourd’hui Concordia) en 1968-1969, où plusieurs étudiants noirs, protestant contre le système d’évaluation raciste d’un professeur, déclenchent des protestations musclées.
À Montréal, la rénovation urbaine, la construction de l’autoroute Ville-Marie, font de nombreuses trouées autour de la rue Saint-Antoire dans le secteur de la Petite Bourgogne, dont la population est devenue mixte, avec une forte proportion de Blancs. En 1966, le Negro Community Center accepte des membres blancs.
Dans les années qui suivent, alors que la majorité des Noirs montréalais sont désormais originaires des Antilles anglaises, la rue Saint-Antoire cesse d’être le coeur du Montréal noir. On les retrouve de plus en plus sur Côte-des-Neiges ou dans NDG. Puis, la communauté change en profondeur. Les Haïtiens deviennent majoritaires.
L’arrivée des Haïtiens
Libérée de l’esclavage par la révolution, Haïti connaît par la suite tous les autres esclavages: de la pauvreté, de la guerre, de la dictature. Occupée par les Américains de 1915 à 1934, Haïti retrouve la dictature avec la venue au pouvoir en 1957 du docteur François Duvalier dont le régime a été résumé ainsi par l’écrivain Graham Greene : “La République du cauchemar”.
Partisan de la lutte contre les mulâtres, Duvalier appuie son pouvoir personnel sur des partisans surnommés tontons macoutes, les escadrons de la mort.
La dictature des Duvalier (François Duvalier et son fils Jean-Claude) est responsable de nombreuses tueries et de massacres d’opposants. Beaucoup d’Haïtiens s’exilent, notamment aux États-Unis et au Canada.
Peu après la Deuxième Guerre mondiale, rappelons-le, une quarantaine d’Haïtiens vivaient au Québec. Au début des années cinquante, à peine quelques centaines. Au début des années 80, une trentaine de milliers. Et ce n’est que la pointe de l’iceberg de la diaspora haïtienne. En vingt ans, un million d’Haïtiens trouvent refuge à l’étranger. La migration haïtienne, traditionnellement sporadique et limitée, s’est étendue à toute l’Amérique. Un demi-million aux États-Unis dont 200 000 à New York, 300 000 en République Dominicaine, des milliers d’autres aux Bahamas, en Guyane, au Venezuela, partout où on veut les accueillir. Finalement, après avoir fait face à plusieurs coups d’état, le fils Duvalier (Jean-Claude) est chassé par une insurrection populaire en 1986 et une faible démocratie s’établit peu à peu.
En une quinzaine d’années, l’arrivée massive des Haïtiens chambarde la composition de la communauté noire et permet la création du premier pont sérieux entre les Noirs et les Canadiens français. Ce pont résiste depuis malgré bien des bavures, racisme chez les propriétaires de taxis, etc.
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