Schizophrénies françaises
Ezra Suleiman
Grasset, 2008
308 pages

EXTRAITS :

« Une fois les choses joliment revêtues de nobles principes abstraits, une spécialité française qui avait très tôt frappé Tocqueville, elles deviennent très faciles à défendre. L’idéologie est plus aisément respectée que les intérêts, c’est pourquoi les intérêts sont déguisés. Et ceux qui ont inventé cette gymnastique mentale et verbale sont les premiers à croire à la rhétorique qu’ils ont inventée. Pour comprendre la France, j’ai appris à ne jamais sous-estimer l’importance de la rhétorique, de l’appel aux grands principes, et de l’indignation. Mais j’ai appris aussi que, derrière l’éloquence et les grandes proclamations, il est toujours fait bonne place aux intérêts particuliers. » (p.68-69)

« Si la société française est devenue, selon François de Closets, une société du « Toujours plus! », et plus récemment du « Plus encore! » (titres de ses deux best-sellers), c’est parce que chaque groupe estime nécessaire de tirer le maximum d’avantages maintenant, tout de suite, et s’agrippe à ses « acquis », férocement « protégés ». Tout le contraire d’une société dans laquelle le principe de solidarité serait une réalité, et non pas un simple principe. Invoquer des principes, aussi nobles soient-ils, est devenu un rempart contre le changement. La France est devenue un pays des lobbies, comme toute société démocratique, mais avec une différence fondamentale. Les lobbies les plus puissants défendent leurs intérêts (ou leurs acquis) en invoquant les principes fondateurs de la République. » (p.85)

« La tradition de l’intellectuel engagé a privé la France de ce que le sociologue allemand Karl Mannheim appelait l’intellectuel « détaché » ou « flottant ». À la différence des hommes politiques et des idéologues, dont le travail est de défendre jusqu’au bout leurs opinions, l’intellectuel a le luxe de pouvoir préserver sa liberté en ne descendant pas dans l’arène avec les autres. Or, dans ce pays, on n’exige pas seulement de l’intellectuel qu’il analyse des causes, mais qu’il y adhère et les défende. Le rôle de l’intellectuel se confond avec celui du militant – ce que Julien Benda a appelé « la trahison des clercs ». (p.121)

« Si je mets tant l’accent sur les « leaders d’opinion » français, mais pas sur leurs homologues américains, c’est que peu de pays autant que la France révèrent ceux qui font l’image et, dans une large mesure, la politique de leur nation. Les intellectuels américains ne font pas l’opinion publique. Ils restent confinés dans leur tour d’ivoire, en partie parce que la société ne leur accorde pas beaucoup d’importance, en partie parce qu’il n’est pas désagréable de demeurer dans cette tour, et en partie parce que les exigences du métier n’accordent pas d’importance aux activités hors de l’université. Plus vous vous consacrez aux médias, plus vous perdez de votre légitimité d’universitaire. » (p.244)

« Je ne lis jamais sans un certain amusement le récit de tel ou tel intellectuel français célèbre racontant sa semaine à New York ou son séjour à Washington. Où qu’il soit, il a généralement tendance à se considérer au « centre » de l’événement. « Tout le monde parlait de ce livre ». « Tout le monde regardait cette émission ». « Tout le monde ne débattait que de ceci ou cela ». Rien de plus faux, bien entendu. Aux États-Unis, il n’est pour ainsi dire aucun sujet qui concerne « tout le monde ». Le pays est bien trop vaste. » (p.245)

Schizophrénies françaises
Ezra Suleiman

Grasset 2008

Extraits

« Une fois les choses joliment revêtues de nobles principes abstraits, une spécialité française qui avait très tôt frappé Tocqueville, elles deviennent très faciles à défendre.  L’idéologie est plus aisément respectée que les intérêts, c’est pourquoi les intérêts sont déguisés.  Et ceux qui ont inventé cette gymnastique mentale et verbale sont les premiers à croire à la rhétorique qu’ils ont inventée.  Pour comprendre la France, j’ai appris à ne jamais sous-estimer l’importance de la rhétorique, de l’appel aux grands principes, et de l’indignation.  Mais j’ai appris aussi que, derrière l’éloquence et les grandes proclamations, il est toujours fait bonne place aux intérêts particuliers. » (p.68-69)
« Si la société française est devenue, selon François de Closets, une société du « Toujours plus! », et plus récemment du « Plus encore! » (titres de ses deux best-sellers), c’est parce que chaque groupe estime nécessaire de tirer le maximum d’avantages maintenant, tout de suite, et s’agrippe à ses « acquis », férocement « protégés ».  Tout le contraire d’une société dans laquelle le principe de solidarité serait une réalité, et non pas un simple principe.  Invoquer des principes, aussi nobles soient-ils, est devenu un rempart contre le changement.  La France est devenue un pays des lobbies, comme toute société démocratique, mais avec une différence fondamentale.  Les lobbies les plus puissants défendent leurs intérêts (ou leurs acquis) en invoquant les principes fondateurs de la République. »  (p.85)
« La tradition de l’intellectuel engagé a privé la France de ce que le sociologue allemand Karl Mannheim appelait l’intellectuel « détaché » ou « flottant ».  A la différence des hommes politiques et des idéologues, dont le travail est de défendre jusqu’au bout leurs opinions, l’intellectuel a le luxe de pouvoir préserver sa liberté  en ne descendant pas dans l’arène avec les autres.  Or, dans ce pays, on n’exige pas seulement de l’intellectuel qu’il analyse des causes, mais qu’il y adhère et les défende.   Le rôle de l’intellectuel se confond avec celui du militant – ce que Julien Benda a appelé « la trahison des clercs ».  (p.121)
« Si je mets tant l’accent sur les « leaders d’opinion » français, mais pas sur leurs homologues américains, c’est que peu de pays autant que la France révèrent ceux qui font l’image et, dans une large mesure, la politique de leur nation.  Les intellectuels américains ne font pas l’opinion publique.  Ils restent confinés dans leur tour d’ivoire, en partie parce que la société ne leur accorde pas beaucoup d’importance, en partie parce qu’il n’est pas désagréable de demeurer dans cette tour, et en partie parce que les exigences du métier n’accordent pas d’importance aux activités hors de l’université.  Plus vous vous consacrez aux médias,  plus vous perdez de votre légitimité d’universitaire. » (p.244)
« Je ne lis jamais sans un certain amusement le récit de tel ou tel intellectuel français célèbre racontant sa semaine à New York ou son séjour à Washington.   Où qu’il soit, il a généralement tendance  à se considérer au « centre » de l’événement.  « Tout le monde parlait de ce livre ».  « tout le monde regardait cette émission ».  « Tout le monde ne débattait que de ceci ou cela ».  Rien de plus faux, bien entendu.  Aux États-Unis, il n’est pour ainsi dire aucun sujet qui concerne « tout le monde ».  Le pays est bien trop vaste. »  (p.245)