Petite histoire de la Mafia et du crime organisé en Amérique
-Par Claude Marcil –
«Donnez-moi vos pauvres, vos exténués
Qui en rangs serrés aspirent à vivre libres,
Le rebut de tes rivages surpeuplés,
Envoyez-les moi, les déshérités, que la tempête m’apporte
De ma lumière, j’éclaire la porte d’or!»
– Emma Lazarus, texte gravé sur le socle de la Statue de la Liberté.
Lorsqu’ Emma Lazarus compose son texte en 1883, le crime existe en Amérique, mais il n’est pas organisé. Tout va changer dans les années qui suivent avec l’arrivée en Amérique de ces millions de pauvres, d’exténués, de déshérités, Polonais, Juifs, Italiens, etc., qui transforment les grandes villes américaines. Ainsi, 350 000 Italiens émigrent dans la seule année 1910. Le Lower East Side devient la «Petite Italie». On trouve des «Petites Italies» un peu partout à Boston, à Chicago, à Philadelphie, à la Nouvelle-Orléans.
Chaque groupe ethnique a ses criminels. Avec une différence: les Italiens, comme d’ailleurs les Chinois, viennent de pays avec une longue tradition de gangs très organisés. Aussi, on trouve de tout parmi les criminels italiens : des ambitieux qui veulent créer des petites mafias à New York ou ailleurs, d’autres qui ne veulent pas se tracasser avec les formalités et les rituels mais qui s’inspirent de la Mafia pour racketter d’autres Italiens. C’est le cas de la Main noire, un groupe de criminels qui sévit partout où il y a des Italiens et dont on parle dès 1904 à Montréal.
Les mafiosi ont une position confortable en Italie et n’ont pas besoin de se chercher un avenir en Amérique du Nord. Ils n’essaient pas d’établir des succursales en Amérique. Aussi, il y a très peu de membres de la ‘Ndranghetaou de la Mafia qui transplantent en Amérique deux cents ans d’expérience criminelle : loyauté totale au clan, liens de famille étroits, hiérarchie claire et acceptée.
« Les Canadiens et surtout les Québécois, “doivent se réveiller et presser les gouvernements d’agir avant que la situation ne devienne hors de contrôle comme en Italie.» -Gilbert Côté, ancien directeur du service de renseignements de la police de Montréal. » (Mafia Inc., p.15) |
Les premiers signes de leur arrivée apparaissent en 1890 à la Nouvelle-Orléans où un millier d’Italiens font les travaux les plus durs. Deux gangs se disputent les jobs de débardeurs. Ça s’envenime. Le chef de police, David Hennessey, est tué. Le meurtre indigne des citoyens qui lynchent seize Italiens. Au procès, un an plus tard, on évoque pour la première fois le nom de Mafia.
La Mafia sicilienne s’installe à New York vers les années 1890, avec l’arrivée du parrain Antonio Morello dont la famille devient rapidement le principal groupe criminel de la ville.
New York
Avec les années, des gangs ethniques se forment, deviennent des travailleurs d’élections pour les candidats du quartier, bourrent les urnes lors des élections, intimident ceux qui veulent voter du mauvais côté, etc. Une fois élu, le nouveau représentant les protège. Ces gangs qui ne sortent pas de leur quartier sont indisciplinés, spontanés, mortels et inefficaces. Ils ne s’en prennent qu’aux plus faibles, aux plus ignorants, aux plus désemparés de leurs propres frères de sang. Sortant peu de leurs quartiers, les criminels irlandais, juifs, italiens ou autres, prouvent la plupart du temps que le crime ne paie pas.
Le trait d’union
Luciano est un jeune bum du Lower East Side. Avec sa gang de Siciliens, il taxe les Juifs qui doivent passer dans le quartier pour aller à l’école. Un Juif de 5 pieds 4 pouces ose le défier et gagne son respect. Meyer Lansky est intelligent, a la bosse des mathématiques et vient de finir sa huitième année. Il travaille dans un tripot de jeu, toujours accompagné de Benjamin «Bugsy» Siegel, nettement moins intelligent mais explosif. Première brèche ethnique importante : des bums juifs et italiens commencent à travailler ensemble.
Lors d’une fête religieuse, Lansky fait la connaissance d’un visionnaire criminel, Arnold Rothstein. C’est lui qui a inspiré l’écrivain F. Scott Fitzgerald pour le personnage de Meyer Wolfshiem dans « Gatsby le Magnifique ».
Rothstein a commencé sa carrière de joueur dès l’adolescence. Puis, à l’âge de 20 ans, avec le soutien d’un politicien de Manhattan, il est devenu bookmaker (preneur de paris), pour les courses de chevaux, les matchs de baseball, les combats de boxe ou les élections politiques. Il connaît tout le monde, a des contacts partout, prête de l’argent aux criminels comme aux hommes d’affaires. Les politiciens ont un rôle taillé sur mesure pour lui.
Les politiciens ont besoin des gangs pour les élections mais ils ne veulent pas les voir. Ils font peur, n’ont pas de manières et la plupart du temps n’ont pas inventé l’eu chaude ni la façon de s’en servir.
Toujours tiré à quatre épingles, Rothstein devient rapidement le trait d’union entre la machine électorale de Tammany Hall (l’organisation du Parti démocrate à New York) et les différents gangs ethniques qui garantissent l’élection d’un candidat.
Ce criminel est aussi un excellent pédagogue : ses élèves viennent de différents gangs ethniques. Rothstein, qui travaille pourtant toujours seul, leur enseigne qu’une organisation est plus forte que n’importe quelle brute; que les rivalités entre les gangs irlandais, juifs, italiens sont du gaspillage. Il explique, en gros : utilisez les meilleurs, alliez-vous avec ceux qui peuvent être utiles, foutez-vous de leur origine. Frank Costello le Calabrais, Lucky Luciano le Sicilien et Lansky le Juif sont d’accord.
La chance de passer dans les ligues majeures leur est donnée par des activistes purs et durs. Grâce à eux, pour la première fois de l’histoire, de jeunes criminels deviennent millionnaires.
Alcool: tolérance zéro
Depuis des décennies, des mouvements de tempérance voulaient sauver les Américains de l’esclavage de l’alcool. Depuis des décennies, les Américains refusaient d’être sauvés. Les activistes qui savent mieux que les Américains ce qui est bon pour eux, se tournent alors vers le gouvernement et font un lobbying intense pour qu’il interdise purement et simplement l’alcool. Lourde tâche, presqu’impossible. La Constitution américaine et ses 17 amendements concernent les activités du gouvernement, pas ceux des Américains. De plus, amender une constitution est du sérieux. On ne l’avait fait qu’une fois depuis la fondation des États-Unis. Mais les militants occupent toutes les tribunes, créent des associations, paradent, défilent, manifestent. Finalement ils réussissent. Le gouvernement ajoute un amendement. Désormais la constitution comprend deux exceptions qui s’adressent aux citoyens: vous ne pouvez pas posséder d’esclaves et vous ne pouvez pas acheter de l’alcool.
Le soir du 16 janvier 1920, les militants célèbrent leur victoire avec des ralliements et des sessions de prières. « Les hommes marcheront droit, les femmes souriront, les enfants riront », crie le preacher Billy Sunday à la foule de 10 000 personnes réunie à Norfolk, Virginie.
Avec une touchante naïveté qui force l’admiration, ils croient tous que les Américains vont simplement obéir à la loi interdisant maintenant l’alcool. En fait, une autre loi s’applique aussitôt, celle de l’offre et de la demande.
La prohibition
Le 16 janvier 1920 à minuit, la loi entre en vigueur. Durant l’heure qui suit, six hommes masqués se rendent à la gare de Chicago, maîtrisent sept personnes et partent avec le contenu de deux wagons contenant 100 000 $ de whiskey étiqueté «pour usage médical seulement»; toujours dans la même heure, un autre gang s’empare d’un camion chargé de whiskey; un troisième groupe pénètre dans un entrepôt et part avec quatre barils de whiskey. Le ton est donné pour les prochaines treize années.
C’est quelque chose d’inouï : toute l’industrie de la bière, du vin, de l’alcool, une des plus importantes du pays, est purement et simplement remise aux mains des criminels.
Camion de bootleggers avec son faux chargement
Dans une première étape, les criminels des quartiers ethniques, irlandais, juifs, italiens, s’approvisionnent localement. Ils achètent la bière, le vin, l’alcool produits dans les sous-sols, les toilettes, les caves, les garages. Ils achètent un baril de bière 5 $, le revendent 36 $ dans un des bars clandestins qui ont poussé comme des champignons.
Mais le produit fini peut rendre les clients aussi bien saouls qu’aveugles. Pas question pour les bars clandestins le moindrement chics de vendre ce genre de trucs. La seule solution est juste de l’autre côté d’une frontière de 4000 milles de long, le Canada.
Ciel! Le toit coule
Les Canadiens s’adaptent à la vitesse de l’éclair. Ils importent, fabriquent, exportent. La première année de la prohibition, la valeur des importations de scotch whiskey (Grande-Bretagne, etc.) passe de 5.5 millions à 23 millions. En Ontario seulement, on ouvre 23 nouvelles distilleries et 83 nouvelles brasseries. Durant les sept premiers mois de 1920, la seule ville de Windsor reçoit du Québec 900 000 caisses de whiskey « pour consommation personnelle ». Windsor est en face de Détroit.
Un journaliste de Détroit écrit: « C’était absolument impossible de prendre un verre… à moins de marcher moins de dix pieds et de dire au barman débordé ce que vous désirez d’une voix assez forte pour qu’il vous entende dans le brouhaha de la foule.» Un tsunami d’alcool canadien s’abat sur les États-Unis et, comme dira le fabricant d’alcool Samuel Bronfman qui vend toutes ses bouteilles au Canada : « Je ne suis jamais allé de l’autre côté de la frontière pour compter les bouteilles vides de Seagram. »
Mais pour les criminels des quartiers ethniques, la production, l’importation, le transport, tout ça demande un peu plus d’organisation que de voler un dépanneur ou une sacoche; il faut, sur une base régulière, importer l’alcool, le transporter, le vendre avec ses fausses étiquettes, tenir une comptabilité, payer les pots-de-vin aux maires, aux policiers, etc., le tout en gardant un œil grand ouvert sur la concurrence armée. Et, évidemment, ils doivent sortir de leurs quartiers, de leurs villes, de leur État, coopérer avec des gangs d’autres villes. Bref, les criminels doivent s’organiser.
Arnold Rothstein, le père du crime organisé
À Détroit, Waxy Gordon a tous les camions, tous les entrepôts nécessaires pour distribuer l’alcool du Canada; il ne lui manque que 175 000 $ pour l’importer. Rares sont les criminels qui ont autant d’argent disponible. À l’automne 1920, Waxy Gordon prend rendez-vous avec Rothstein à son bureau new-yorkais, un banc au sud de Central Park.
Depuis janvier, Rothstein réfléchit au commerce de l’alcool; il n’y a pas encore touché. À priori, il est plutôt pour la prohibition; il ne boit pas et croit que l’absence d’alcool va pousser les Américains vers le jeu. Bien sûr, il prête de l’argent aux bootleggers moyennant un taux d’intérêt impressionnant et une police d’assurance non révocable dont il est le seul bénéficiaire, mais en dehors de ça, rien. Cet indépendant total est conscient que le trafic de l’alcool est trop gros, trop complexe pour être dirigé par une seule organisation, encore moins par un seul homme.
Mais il mijote un modèle d’affaires depuis des mois. Waxy Gordon est tombé à point. Rothstein refuse de lui avancer l’argent mais lui propose son plan. Waxy se dépêche d’accepter.
Rothstein, qui ne fait jamais les choses à moitié, envoie alors un associé acheter le meilleur scotch à la source, en Grande-Bretagne. 20 000 caisses. Puis l’associé loue un cargo norvégien, traverse l’Atlantique et jette l’ancre à trois milles de Long Island, à la limite des eaux territoriales américaines. C’est cette route maritime qu’on appellera le boulevard du Rhum. Pendant ce temps, Rothstein a loué une demi-douzaine de vedettes rapides et acheté la Garde-Côtière du coin, non pas pour qu’elle regarde ailleurs, mais, au contraire, pour qu’elle aide au débarquement. À terre, les camions de Waxy Gordon sont déjà là, protégés par des hommes armés. Rothstein a loué des entrepôts un peu partout autour de Manhattan et pris des ententes avec des propriétaires de bars clandestins chics. Bilan: 500 000 $ de profit.
Onze autres voyages pendant l’année qui suit; 500 000 $ de profit par voyage; Rothstein devient le plus gros dealer de la côte est. Les gangsters rivaux étant les principaux obstacles, il engage les jeunes loups prometteurs qui l’entourent pour protéger ses convois sur le chemin des entrepôts et des distilleries. Parmi eux, Lucky Luciano, Meyer Lansky, Bugsy Siegel, Lepke, Frank Costello.
Il les exhorte à copier non seulement les méthodes des hommes d’affaires, mais aussi leur apparence. C’est une question d’image. La prohibition leur donne la chance et ils n’en auront peut-être pas deux, d’être en partie respectables, d’être acceptés par la société comme des hommes d’affaires, qui font de l’argent avec un produit illégal, certes, mais des hommes d’affaires quand même. Ce qui est impossible s’ils copient le flamboyant Al Capone, qui laisse traîner des cadavres dans tout Chicago et, au fond, défie Washington de s’en mêler.
Ils doivent éviter la notorité et la publicité qui font fuir les politiciens. Or, explique Rothstein, la survie des hommes d’affaires criminels dans la société dépend des alliances avec les politiciens qu’il faut cultiver assidument. Et acheter.
Rothstein l’avait prévu, le trafic d’alcool est impossible à contrôler sauf par la violence qui n’est pas son genre. C’est alors qu’il décide de se recycler dans le trafic des narcotiques et celui des influences: régler les causes d’alcool dans les cours de New York. Rothstein est coûteux mais efficace: sur 6902 causes d’alcool, 400 ne se rendent pas en cour et 6074 sont rejetées. Il cède son business d’alcool à ces jeunes dans la vingtaine qu’il a formés. Luciano, Lansky, Siegel, Costello, sont fin prêts. Ils savent tout sur la logistique de l’alcool et ont appris du maître en matière de corruption. Au milieu des années vingt, ils ont les moyens de mettre ses leçons en pratique. Non seulement, ils ne sont plus au service des politiciens; ils leur donnent maintenant des ordres. Ils ne sont pas les seuls.
La corruption
La corruption est la règle, pas l’exception. Pour faire appliquer la loi, Il aurait fallu environ 250 000 agents au tout nouveau Bureau de la Prohibition; il en a 2 000 dispersés à travers le pays. Un agent au sommet de l’échelle salariale gagne 2 836 $ par année. Une vendeuse de magasin à cette époque gagne 25 $ par semaine. À New York, un manque de zèle sélectif permet à un agent d’ajouter 50 000 $ à son salaire. La tentation est forte. Tout le monde y succombe. 1 600 agents ont été renvoyés entre 1920 et 1931 et 257 envoyés devant les tribunaux. Personne n’a jamais prétendu qu’on les avait tous arrêtés. Vers 1930, il se verse 100 millions de dollars dans les poches des politiciens et de la police de New York.
Les disciples de Rothstein font un fric d’enfer, pratiquement tous dans l’alcool; seul Lepke préfère le racket syndical. En 1926, on estime qu’il y a 100 000 contrebandiers en Amérique du Nord, dont Joseph Kennedy, le père de John Kennedy.
Un gallon d’alcool coûte 16,20 $, le bootlegger le vend 55 $. En 1923, Luciano achète pour 125 000 $ les 200 places autour du ring pour le combat Dempsey-Firpo. Deux ans plus tard, Luciano a un chiffre d’affaires de 12 millions. Une fois les dépenses payées (chauffeurs de camions, gardes, pots-de-vin), il lui reste un profit net de 4 millions. Meyer Lansky et Bugsy Siegel se spécialisent dans la livraison; quiconque fait affaire avec eux a la garantie que son alcool se rendra chez les grossistes, puis dans les bars clandestins. On compte alors 32 000 de ces bars à New York seulement (il y avait 15 000 saloons avant la prohibition). Celui qui ne fait pas affaire avec eux a la garantie que son alcool ne se rendra nulle part. Bref, cette branche du trafic leur assure d’excellents contacts pour plus tard.
Dans cette compétition, les Irlandais partent avec une longueur d’avance : ils peuvent facilement corrompre les policiers, en majorité irlandais, même langue, même religion, même mépris pour la prohibition. Les gangsters italiens ont tout de même un avantage : ils sont beaucoup plus disciplinés, beaucoup plus meurtriers lorsqu’il y a des affrontements entre gangs rivaux pour le contrôle d’un territoire ou d’une clientèle. Et ce, d’autant plus qu’ils peuvent compter sur les exilés de Mussolini
Mussolini contre la Mafia
Le maire sicilien mafioso de Piana dei Greci a commis la gaffe de de sa vie : il a dit au dictateur Mussolini en visite qu’il n’avait pas besoin d’être escorté, qu’il était sous sa protection. Bref, que le dictateur était son invité. En moins d’un mois, le maire est arrêté et Mussolini déclenche une attaque en règle contre la Mafia; des miliers d’hommes, coupables et innocents confondus, sont jetés en prison et torturés, leurs biens saisis, leurs familles ruinées. Plusieurs mafiosi fuient en Amérique. Parmi eux, Joseph Bonnano, de Castellammare (près de Palerme), un bastion de la Mafia sicilienne. Ils rejoignent rapidement les quelque 2000 membres des cinq familles de New York, prédateurs en chef du million d’Italiens de la métropole.
Rothstein est assassiné au début novembre 1928 pour avoir refusé de payer des dettes de jeu. Les élèves se sa promotion ont bien appris leur leçon. Un an plus tard, en mai 1929, tous se retrouvent à Atlantic City pour une première convention du crime.
La réunion d’Atlantic City
Avec ses amis Costello, Lansky et quelques criminels éclairés d’autres villes, Lucky Luciano organise, en mai 1929, à Atlantic City, une grande réunion de gangsters. C’est l’ONU du crime; Siciliens comme Albert Anastasia, Napolitains comme Al Capone, Juifs comme Bugsy Siegel, Irlandais ou Anglais, la plupart sont bootleggers ou caïds des quartiers de New York ou des principales villes du Nord-Est: Chicago, Philadelphie, Cleveland, Brooklyn, etc. Mais on n’a pas invité les chefs traditionnels de la Mafia de New York, qui d’ailleurs ne seraient pas venus. Le but, comme l’explique patiemment le diplomate Costello, est le partage des territoires et des secteurs du crime. Bref, des cartels plutôt que des compétitions sanglantes. Comme le dit si bien Lansky: «Les vendeurs de Ford ne tirent pas sur les vendeurs de Chevrolet».
Ces criminels, unanimes, font comprendre à Al Capone que le massacre de la Saint Valentin, —sept rivaux abattus en même temps —, dérange tout le monde et est mauvais pour les affaires. Les Américains leur achètent de l’alcool sans problème de conscience, mais de là à se barrer les pieds dans les cadavres sur les trottoirs…
Après six jours de discussions, les chefs de gangs s’entendent sur un point essentiel: l’avenir est à la coopération entre eux. Avant d’aller plus loin il faut attendre que les Italiens tassent leurs inadaptés parrains résolument tournés vers le passé. Luciano, Costello, les autres Italiens retournent à New York, prêts à sauter sur l’occasion pour s’en débarrasser. L’occasion, ce sera la guerre des Castellammarese qui va transformer radicalement le paysage criminel de l’Amérique du Nord.
Article du Time Magazine, 28 nov. 1949
La guerre des Castellammarese
Deux familles de la Mafia dominent alors le crime à New York. L’une est dirigée par Salvatore Maranzano, un ancien séminariste qui parle plusieurs langues mais baragouine l’anglais, adore l’histoire, particulièrement la vie de Jules César, son modèle. Né en 1868, il est arrivé en Amérique en 1918 seulement. Il a donc passé l’essentiel de sa vie en Sicile. Son équipe ne compte d’ailleurs que des Siciliens, souvent nés, comme lui et Joseph Bonanno, à Castellammare.
Le clan adverse est dirigé par un porc, Joe Masseria dit «the Boss», dont les manières à table font vomir les autres gangsters. Bonanno disait qu’il attaquait un plat de spaghetti comme un «drooling mastiff». Sans pitié, «the Boss» jouit d’une chance incroyable; il a échappé de justesse à plusieurs tentatives pour le descendre.
Après une série d’assassinats, il a pris le contrôle d’une des plus grosses familles de New York. Son équipe comprend notamment Lucky Luciano, Frank Costello, Albert Anastasia et Vito Genovese. S’il accepte des non-siciliens, pour le reste, il est bouché. Il ne comprend pas que Luciano et ses hommes fréquentent des criminels juifs, que Costello ait marié une juive.
Luciano piétine de rage. Pas moyen de faire comprendre à Masseria que la Mafia n’est qu’un élément, important, parmi la pègre américaine et qu’elle doit faire des ententes avec d’autres gangs si elle veut percer dans le gambling, la prostitution, les syndicats, des secteurs où les Juifs et les Irlandais prédominent. C’est ce qui n’entre pas dans le crâne obtu de Masseria qui veut se limiter à l’alcool, à la protection, et ce, uniquement dans les quartiers italiens. Luciano songe sérieusement à se débarrasser de lui. Il n’est pas le seul.
Masseria se contente de moins en moins d’être un parrain important, celui qui règle les chicanes entre les familles, qui jouit de leur respect; il veut une part de tous leurs rackets.
La famille de Castellammare, particulièrement ombrageuse sur ces questions, le prend mal. En février 1930, un caïd est assassiné par des tueurs de Masseria qui veulent s’emparer de son racket des livreurs de glace (un commerce important à une époque où les réfrigérateurs n’existent pas). Le hic est que ce caïd songeait à faire allégeance à Maranzano.
La guerre éclate. Les forces sont inégales: Maranzano compte près de 500 soldats, Masseria près de 900.
Six mois (85 meurtres) plus tard, Lucky Luciano en a assez. Les affaires sont sérieusement perturbées et il a beaucoup de contacts avec les jeunes Italiens des deux camps, tous aussi écoeurés que lui. Thomas Lucchese, par exemple, le tient au courant de tout ce que prépare Maranzano.
C’est alors que Maranzano fait un geste décisif: il annonce qu’une fois Masseria parti (pour un monde meilleur), il ne se vengera pas sur ses soldats et ses supporteurs. En d’autres mots, liquidez Masseria vous-mêmes et ce sera la paix.
En avril 1931, Luciano invite Joe Masseria au restaurant Scarpato à Coney Island sous pretexte de lui expliquer son plan pour éliminer Maranzano. Vers la fin du repas Luciano se rend aux toilettes. Quatre hommes, dont Vito Genovese, Bugsy Siegel et Albert Anastasia entrent aussitôt dans le restaurant. Masseria est abattu. On retrouvera 25 balles dans son cadavre.
Salvatore Maranzano organise quelque temps plus tard un banquet dans un hôtel au nord de New York. À la grande surprise des quatre à cinq cents mafiosi invités, il se proclame l’unique chef de la Mafia avec le titre de capo di tutti capi (chef de tous les chefs), suivant la hiérarchie en vigueur dans la Mafia en Sicile (chef, sous-chef, capo ou capitaine et soldats).
Deuxième surprise, New York est divisé en cinq familles dont il nomme les chefs: Lucky Luciano (future famille Genovese), Joseph Bonanno, Joe Profaci (future famille Colombo), Gaetano Gagliano (future famille Lucchese) et Vincent Mangano (future famille Gambino). Cette organisation est toujours en vigueur aujourd’hui.
Moins de cinq mois après sa prise du pouvoir, beaucoup de jeunes, en commençant par Lucky Luciano, en ont ras-le-bol. Maranzano se prend pour César et est réfractaire à tout ce qui n’est pas sicilien. Or, les jeunes, qui se sentent davantage Américains que Siciliens — d’ailleurs, Luciano parle mieux anglais qu’italien — souhaitent travailler avec des criminels juifs tels Lepke, Meyer Lansky ou Bugsy Siegel.
La méfiance monte. Maranzano et Luciano préparent leur assassinat mutuel. Maranzano convoque Luciano à son bureau sur Park Avenue pour le 10 septembre 1931. Il a engagé le meilleur tueur de la ville, le très psychopathe irlandais Vincent («Mad Dog») Coll, pour qu’il attende Luciano à la sortie. Luciano a prévu le coup depuis longtemps.
Pas facile d’approcher un boss de la Mafia. Dans les bureaux de Maranzano, traîne toujours une demi-douzaine de gardes du corps siciliens. Luciano et Lansky ont préparé un plan ingénieux. Ils ont choisi quatre tueurs juifs dont Bugsy Siegel, et leur ont appris pendant plusieurs jours comment se comporter en agents du fisc. Lorsqu’ils se présentent et demandent à parler à Maranzano, personne ne se méfie. Deux accompagnent Maranzano dans son bureau. Les deux autres ordonnent à la sécrétaire et aux gardes de corps de se tourner contre le mur.
Une fois les vieux dons éliminés, Lucky Luciano a les mains libres pour imposer sa grande idée, un syndicat national du crime dont le seul but est de faire de l’argent.
Organiser le crime
Quelques semaines plus tard, à l’automne 1931, un autre conclave criminel crucial s’ouvre à Chicago. Une majorité d’Italiens mais aussi des participants et des observateurs de toute la pègre américaine. Luciano avait discuté avec Costello et Lansky des principaux points à l’agenda.
Ici il faut faire une distinction. Ce qu’on appelle le Syndicat du Crime regroupe mollement, à l’échelle des États-Unis, la plupart des organisations criminelles de l’époque. On y trouve des Juifs, des Irlandais et des Italiens. Avec les années, les Juifs et les Irlandais laisseront la place aux Italiens, plus précisément aux familles italiennes de la Mafia.
En plus de créer un syndicat du crime, Luciano réorganise la Mafia américaine.
Luciano abolit le titre de cappi di tutti cappi que Maranzano s’était donné: plus personne ne doit dominer l’ensemble de la Mafia. Mais il crée une Commission, un genre de conseil d’administration pour trancher les litiges importants, diviser les territoires entre les parrains de chaque famille et s’entendre en groupe sur les crimes les plus payants, jeux, trafics, prostitution, rackets, etc…
La Commission comprend sept membres permanents, soit les cinq familles de New York, dont celles de Luciano et de Bonanno, plus celles de Chicago et de Buffalo (avec l’Ontario comme succursale). D’autres familles, s’ajouteront ensuite : New Jersey, Cleveland, etc.
Tous les membres de la Commission sont égaux : un homme, un vote. Si le droit de vote est réservé aux Italiens, d’autres, Lansky par exemple, peuvent participer aux discussions même s’ils ne votent pas.
Sauf New York, qui a cinq familles, les principales villes américaines n’ont qu’un parrain par ville. Il y a au total une vingtaine de parrains aux États-Unis.
Bref, coopération, consolidation, ordre et business, comme dans une corporation légitime. La Mafia, jusqu’alors isolée, soupçonneuse, renfermée sur elle-même, sort des Petites Italies.
Cette Mafia moderne est ouverte aux Italiens du sud, Napolitains, Calabrais, etc. De plus, le nombre de mafiosi dans une famille est fixé à ce moment. Un nouveau membre ne peut être admis qu’en remplacement d’un mort, ceci pour conserver la force de chaque famille et empêcher qu’une famille devienne trop grosse et contrôle les autres.
Tous les autres criminels avec qui la Mafia travaille sont des associés. Une famille peut donc compter une centaine de membres, mais des milliers d’associés.
Finalement, il est clair que Luciano coupe les liens de dépendance avec la Mafia sicilienne. Les familles américaines ne seront pas des succursales des familles siciliennes.
On adopte quelques règles en béton: seuls des mafiosi peuvent tuer des mafiosi. Évidemment, les mafiosi peuvent tuer d’autres criminels et ne s’en privent pas, mais malheur à celui qui ose même menacer un mafioso. On s’entend pour ne jamais tuer un juge, un procureur ou un journaliste.
Luciano a imposé la paix dans le crime organisé, mis sur pied une organisation copiée sur les grandes compagnies qui disposent de contacts et d’argent. La Mafia est prête pour la crise économique qui frappe alors l’Amérique.
Depuis 1929, les revenus du gouvernement dégringolent. Si l’alcool était légal, on pourrait le taxer. La mesure est d’autant plus facile à faire accepter que seuls quelques purs et durs refusent de voir les effets pervers de la Prohibition.
La Prohibition prend fin le 5 décembre 1933; le crime organisé perd sa vache à lait, si on peut dire… C’aurait dû être sa fin.
Pas du tout. C’est même un nouveau départ, car la Mafia a prévu le coup, anticipant les lourdes taxes sur l’alcool. Les avisés du Syndicat, comme Lansky, ont construit d’immenses manufactures clandestines (celle de Zanesville a une capacité de 20 000 bouteilles par jour) ou pris des parts dans Molaska Corporation qui va fournir, légalement, de la mélasse déshydratée aux distilleries qui vont renaître ou encore, comme Costello, pris le contrôle de la distillerie britannique Whiteley, producers of House of Lords and King’s Ransom Scotch. Mais il y a mieux, beaucoup mieux.
Comme toujours dans une crise économique, on veut de temps en temps rêver et oublier. Le crime organisé fournit tout ce qu’il faut: drogue, sexe, alcool et jeu. Surtout le jeu, qui remplace le trafic d’alcool comme la principale source de revenus du crime organisé durant la crise.
Dès 1928, l’astucieux Costello a installé un peu partout à New York des machines à sous déguisées en machines distributrices de bonbons. Entre 1928 et 1934, sa compagnie Tru-Mint Corp. opère quelque 5000 machines. Dans certains endroits, les machines ont de petits escabeaux pour permettre aux enfants de placer leur cinq sous. Profit brut annuel : 600 $ par machine, soit 3 000 000 $.
La Mafia surnomme Costello “le Premier ministre du crime” parce qu’il est parfaitement à l’aise avec les “dignitaires étrangers”, policiers, juges, politiciens et surtout, leurs collecteurs de fonds. C’est le grossiste de la corruption.
Le Comité des démocrates de New York a 25 ex-criminels sur sa liste de paie; huit des 22 inspecteurs d’élections, chargés d’assurer des élections honnêtes, ont un casier judiciaire. En 1932, 4 000 personnes ont été arrêtées pour jeux illégaux; 175 subissent un procès. On leur donne une tape sur les doigts.
Et la demande est énorme: loteries illégales, casinos underground, parties de poker clandestines, etc. À Harlem, un jeu est populaire: pour un sou, on choisit un chiffre entre 1 et 1000; le gagnant emporte 600 fois la mise. En 1931, à Harlem seulement, la pègre encaisse 35 000 $ par jour moins les frais pour les gagnants, 7700 $.
N’importe quel Américain peut gager sur n’importe quelle course grâce aux bookmakers qu’on trouve partout et qui sont tous liés au crime organisé.
Mais le jackpot est remporté haut la main par Moses Annenberg, ancien responsable de la circulation pour Hearst, le roi des journaux jaunes. À l’époque, aucun lien avec des études de marketing; la circulation, ça voulait dire contrôler les coins de rue où s’installaient les vendeurs de journaux. Et ce contrôle se faisait à coup de poings ou d’instruments contondants variés, en renversant les camions de livraison des quotidiens rivaux, etc.
Moses a réalisé très vite qu’il y avait de l’argent à faire avec l’information sur les courses de chevaux.
En 1922, il a acheté le Daily Racing Form, l’incontournable quotidien pour tout passionné de course, puis en 1926, tournant majeur, il fonde le Nation-Wide News Service en association avec le plus gros joueur de la côte est, Frank Erickson, un associé de Luciano, de Lansky et de Costello.
C’est une superbe anomalie: une affaire légale qui fournit de l’information à des individus engagés dans une activité illégale. NWNS est un service indispensable à tous les bookmakers, dont les affaires dépendent de la rapidité à connaître les résultats des courses de chevaux sur les hippodromes de tout le pays. Par téléphone et par télégraphe, Annenberg suit en direct l’évolution des courses sur 29 hippodromes du pays et transmet les résultats dans 223 villes dont Montréal où des milliers de salles de paris clandestins opèrent illégalement. Annenberg devient le cinquième plus important client de d’American Telephone and Telegraph.
Jeu, drogue, prostitution, corruption, la plupart des grandes villes sont infestées par le crime organisé. La Mafia et ses associés ont tellement de pouvoir qu’ils ne s’aperçoivent même pas que la population commence à renâcler. C’est une chose d’endurer la corruption quand l’économie est prospère, c’en est une autre quand le monde crève de faim et que les politiciens s’en mettent plein les poches.
En 1933, Fiorello La Guardia est élu maire de New York. Philipp Kastel et Costello, craignant le pire, envoient aussitôt leurs machines à sous dans la Louisiane du très corrompu gouverneur Huey Long. Ils ont eu raison. En octobre 34, La Guardia fait entasser un millier de machines à sous sur une péniche qui va les jeter à la mer.
La Guardia, avec l’appui du nouveau président Roosevelt, entreprend une croisade contre la Mafia. Son arme : Thomas Dewey, un brillant avocat de Wall Street, procureur du district. Sa première cible : Waxy Gordon, qui écope de dix ans de pénitencier pour évasion fiscale.
Puis, la seule femme de son équipe, l’avocate Eunice Carter qui suit le dossier de la prostitution, observe un phénomène étrange.
Jour après jour, semaine après semaine, les filles accusées de prostitution racontent la même histoire aux juges: elles étaient en visite chez une amie. Elles sont défendues par les mêmes avocats, leur caution est rapidement payée par les mêmes individus. Elle enquête plus en profondeur, des noms sortent. Des pimps minables, puis d’autres noms.
En 1935, Thomas E. Dewey accuse Luciano d’être le grand boss de la prostitution à New York. Les tabloids se déchaînent. Lucky nie toutes les accusations. Deux prostituées fascinent les journalistes et les jurés, Nancy Presser et «Cokey» Flo.
Cette dernière, une droguée toute menue, qui témoigne après avoir été privée de drogue pendant quelques jours, raconte qu’elle a entendu Luciano lui-même menacer les filles, qu’elle l’a vu les battre, qu’il les a forcées à prendre des narcotiques. L’autre témoin, Nancy, prostituée depuis l’âge de 13 ans, est allée souvent au très chic Waldorf Astoria, la résidence permanente de Luciano. Dewey l’amène à détailler l’appartement, les meubles, etc.
Il y a plein de trous dans son témoignage. Les avocats de Luciano trouvent pour le moins bizarre qu’elle ne soit pas capable de situer l’hôtel; personne ne l’y a vu non plus. Luciano, qui respectait la chaîne de commandement, ne donnait sûrement pas d’ordres directement à des prostituées. Ce qui ne veut pas dire qu’il ne contrôlait pas la prostitution. Le 6 juin 1936, Luciano est condamné à 30 ans de pénitencier, la plus longue sentence jamais donnée pour ce genre de crime. Il est expédié à Dannemora, près de la frontière canadienne, la Sibérie du système carcéral.
L’emprisonnement de Luciano prouve aussi la sagesse de sa stratégie pour l’organisation. Dans le cas des criminels indépendants, on arrête les leaders et le gang s’écrase. Par contre, Luciano, Capone et autres chefs de la Mafia dirigent des corporations. Costello remplace Luciano aussitôt et le reste de la structure de la famille, les capitaines, leurs équipes, les soldats, les associés, est en sécurité. L’organisation continue.
D’ailleurs il y a de moins en moins de gangs indépendants de la Mafia aux États-Unis. À New York, il ne reste que Dutch Schultz.
Même phénomène dans les autres grandes villes; les gangs irlandais de Boston et Chicago, juifs de Detroit (Purple Gang) ont deux choix: réserver leur place au cimetière, ou prendre des contrats de la Mafia pour des jobs spécifiques, comme devenir bookies.
Thomas Dewey est maintenant célèbre. Nommé procureur de Manhattan, il tourne son attention vers Vito Genovese. Vito est un cas, même dans la Mafia. Tombé en amour avec une femme mariée, il fait assassiner le mari et épouse la dame. Un jour, avec un complice, il avait escroqué un homme d’affaires. Puis il engage deux hommes pour tuer le complice, histoire de faire des économies. Ceci fait, il demande à un des tueurs de tuer l’autre. Le tueur rate son coup à deux reprises. L’autre le dénonce; le tueur est envoyé au pénitencier. C’est alors que Genovese, après avoir mis 750 000 $ dans une valise, décide de prendre des vacances prolongées dans l’Italie de Mussolini. Luciano au pénitencier, Genovese en Italie, Dewey s’intéresse au «syndicaliste», Lepke Buchalter.
La pègre et les syndicats
Avec l’essor du prêt à porter, l’industrie du vêtement s’était regroupée dans un quartier de New York, le Garment Center. 200,000 personnes y travaillent dans 40 pâtés de maisons. Des grèves violentes éclatent régulièrement.
Lepke n’a jamais été intéressé par le trafic d’alcool. Dès l’époque où il est un des disciples de Rothstein, il s’intéresse plutôt à l’exploitation des travailleurs. À lui tout seul, ce fils d’un propriétaire de quincaillerie change les syndicats de New York dans le mauvais sens du terme durant les années 30.
Un associé à déjà dit de lui « Lepke loves to hurt people.» Du couteau au revolver en passant par la bouteille d’acide, si ça saigne, Lepke est content.
Il offre un service de briseurs de grève aux employeurs mais ne refuse pas un contrat des employés pour intimider d’autres briseurs de grève ou des patrons. Lepke se rend compte qu’il y a de l’argent à faire autrement qu’en se bagarrant. Il invente le racket industriel.
Lepke constate que le monde du vêtement est constitué d’entreprises intereliés qui dépendent l’une de l’autre. Il faut trouver le maillon faible.
Les 50 000 ouvriers de l’industrie du vêtement sont groupés en plusieurs syndicats locaux, tous affiliés à l’Amalgamated Clothing Workers Union of America.
Lepke se rend compte que parmi tous ces syndicats, le Cloth Cutters Union, environ 1800 membres, est le plus important. Ils font un travail spécialisé (les patrons) qui demande des années d’apprentissage. Ils ne peuvent tout simplement pas être remplacés par des scabs. Celui qui contrôle ce syndicat peut paralyser toute l’industrie du vêtement. Ce sera Lepke.
Il fait tuer ou envoyer à l’hôpital les syndicalistes qui résistent et s’empare du syndicat. Puis il fait chanter les employeurs qui se dépêchent de donner des sommes impressionnantes pour éviter des grèves ou pour que Lepke oublie des chapitres complets des conventions collectives. En 1932, Lepke collecte 2.5 millions de dollars. Il veut aller plus loin.
Deux fois par année, les manufacturiers doivent concevoir, fabriquer et présenter aux acheteurs des grands magasins leurs nouvelles lignes de vêtements. Chaque fois, ils gagent tout ce qu’ils possèdent. Traditionnellement, s’ils avaient besoin d’une avance de fonds, ils empruntaient au riche du coin moyennant un intérêt modeste. Avec la crise économique, les banques hésitent à prêter, surtout pour un commerce aussi risqué que la mode. Le shylock lui, n’hésite jamais.
Tarif standard : 50 000 $ prêtés pour 20 semaines à 5% d’intérêt par semaine soit 2 500 $. L’intérêt doit être payé en premier. Le remboursement est garanti par le désir du manufacturier de conserver son l’intégrité physique. S’il ne peut pas payer, Lepke demande une part de la compagnie. Alternative raisonnable à une jambe cassée…
Lepke a rapidement des parts dans des dizaines de compagnies, d’autant plus qu’il paie des employés de banque pour qu’ils lui signalent les manufacturiers à qui la banque a refusé un prêt.
Il emploie des non-syndiqués dans ses nouvelles compagnies qui peuvent donc vendre moins cher que leurs concurrentes. Lepke contrôle bientôt toute l’industrie du vêtement à New York.
Il prend ensuite le contrôle des syndicats des camionneurs qui transportent les vêtements. Puis il applique la recette à d’autres industries, boulangeries, restaurants etc. Chaque fois, ses complices, grassement payés siègent à la direction du syndicat qui leur accorde des prêts qu’ils n’auront jamais à rembourser. Les fonds des syndicats sont détournés, et apparaissent alors ce qu’on appelle des emplois «no-show». Des hommes payés par le syndicat ou l’employeur et qui n’ont pas à se présenter au travail. Leurs chèques de paie justifient une partie de leurs revenus dans leurs rapports d’impôt.
Lepke fait aussi la première incursion dans les syndicats du cinéma avec un associé de Chicago, une crapule remarquable, Willie Bioff. Les deux prennent le contrôle du syndicat des projectionnistes et extorquent aussi bien ces derniers que les propriétaires de salles. Reste les nombreux syndicats d’Hollywood. La Mafia veut s’en emparer et, au passage, prendre le contrôle du jeu en Californie. La tâche est confiée à Bugsy Siegel.
La pègre à Hollywood
L’élégant Bugsy Siegel est introduit dans le milieu du cinéma par des amis acteurs, George Raft, Jean Harlow, Clark Gable ou Cary Grant. Siegel s’empare de toute l’industrie du jeu illégal et met en place un système raffiné pour extorquer les producteurs, en prenant le contrôle des syndicats des figurants et des techniciens (décorateurs, preneurs de son, monteurs, etc.), qui peuvent à tout moment bloquer la production d’un film. Le courageux Robert Montgomery et son syndicat des acteurs réussiront à échapper au crime organisé à Hollywood.
Puis, en 1937, Lepke disparaît; tout le monde le cherche, le Bureau des narcotiques, pour importation d’héroïne, Dewey, le procureur de New York, pour extorsion et qui promet de l’envoyer en prison pour 100 ans. On dit qu’il est en Floride, en Californie, à Cuba, en Pologne. En fait, il est à New York, caché par son collègue Anastasia qui fait tout pour éviter l’arrestation de Lepke. C’est une lutte à finir entre les tueurs d’Anastasia qui éliminent les témoins et la justice qui essaie d’en garder quelques uns vivants.
Finalement, cette chasse à l’homme nuit aux affaires. Ses collègues de la Mafia font croire à Lepke qu’une entente a été arrangée avec le FBI: il sera condamné pour trafic de narcotiques, mais on ne le remettra pas à Dewey. Lepke envisage quelques années à l’ombre et, en 1939 se rend au FBI. Horrifié, il apprend qu’il n’y a pas eu d’entente. Quatorze ans de pénitentier. Puis Dewey ajoute un autre 30 ans. Lepke se console à l’idée que la justice ignore le pire.
Quelques membres de Murder Inc.
Meurtres: la sous-traitance
Le 22 mars 1940, une dame demande à parler à Bill O’Dwyer, le procureur de Brooklyn (futur maire de New York). Son mari, Abe Reles, accusé de meurtre, est prêt à devenir délateur.
Sûr de lui, Reles demande à O’Dwyer l’immunité et la protection de la justice et explique patiemment pourquoi c’est une offre que le procureur ne peut pas refuser. O’Dwyer écoute, il est soufflé; Reles a parfaitement raison. L’offre est immédiatement acceptée.
Lorsque la Commission avait été créée en 1931, ses membres étaient conscients qu’il leur faudrait un bras armé pour imposer leurs décisions. Ils avaient donc créé ce que les journalistes appelleront Murder Incorporated (Meurtre Inc.) parce que bien sûr cette branche de la Commission n’avait pas de nom. C’est en fait une équipe de tueurs, essentiellement juifs, qui opère partout aux États-Unis. Ces tueurs n’ont aucun lien avec la victime désigné par la Commission. Ils reçoivent un salaire régulier plus une somme de 1 000 $ à 5 000$ par meurtre et ont droit, gracieuseté de la Commission, aux meilleurs avocats pour les défendre s’ils se font arrêter. Les co-directeurs des opérations de Murder Incorporated sont Lepke Buchalter et Albert Anastasia.
Reles est un cadre intermédiaire; il reçoit les ordres de Lepke ou d’Anastasia et, de son «bureau», le magasin de bonbons Midnight Rose’s, les transmet aux tueurs.
Dans un premier jet de souvenirs qui dure 12 jours, Reles raconte ce qu’il sait sur 83 meurtres. Il a une mémoire exceptionnelle; il est capable de dire dans quel restaurant il était dix ans plus tôt, le décor, ce qu’il y a mangé et avec qui.
Suite à la confession d’Abe Reles, une demi-douzaine des meilleurs tueurs de Murder Incorporated passe sur la chaise électrique. Maintenant, au tour des chefs, Lepke et Anastasia.
Le procès d’Anastasia, prévu pour le 12 novembre 1941, repose sur le témoignage unique d’Abe Reles, le témoin star du procureur.
Quelques jours avant le procès, Reles, pourtant gardé jour et nuit par six enquêteurs de la police chute «accidentellement» du sixième étage du Half Moon Hotel à Coney Island. On trouve un drap noué accroché à la fenêtre.
On n’a jamais pu déterminer s’il était tombé en essayant de s’enfuir ou s’il avait été poussé. Anastasia est libre, mais Reles en a tellement raconté sur Lepke que la police finit par trouver un autre délateur. En mars 1944, Lepke s’asseoit sur la chaise électrique. C’est à ce jour le seul chef du crime organisé à avoir été exécuté par la justice. Luciano, l’autre chef emprisonné, sait qu’il va bientôt être libéré. Il peut en remercier Hitler.
Dès l’entrée en guerre des États-Unis, en décembre 1941, contre le Japon, l’Allemagne et l’Italie, les sous-marins allemands coulent les navires marchands américains au large des côtes. La Marine craint les espions et surtout les saboteurs. Beaucoup de débardeurs sont nés en Italie.
Le 9 février 1942, vers minuit, le paquebot Normandie, un transport de troupes, commence à brûler. Le Service de renseignements de la marine de guerre panique qui craint un sabotage, entre en contact avec le patron mafioso du syndicat des débardeurs de New York. Il est prêt à aider la Marine mais il précise que seul Luciano peut assurer la sécurité des ports de toute la côte est.
La Marine approche Luciano qui, emprisonné depuis 1936, refuse de leur dire un seul mot tant qu’il ne sera pas transféré dans un pénitencier proche de New York. On lui fait ce plaisir.
Un mois après l’incendie, Luciano reçoit les émissaires de la Marine. Il leur garantit la sécurité des ports en échange d’une remise de peine. La Marine accepte d’en reparler après la guerre et Luciano donne l’ordre de collaborer. Débardeurs, pêcheurs, gangsters deviennent les yeux et les oreilles de la marine de guerre.
Lorsque les Alliés débarquent en Sicile en juillet 1943 la Mafia locale, ennemie mortelle de Mussolini, leur fournit tout ce qu’ils veulent savoir sur le nombre et l’emplacement des troupes allemandes et italiennes. Depuis son arrivée en Italie en 1937, Vito Genovese avait joué à fond la carte fasciste; dons somptueux aux oeuvres caritatives du dictateur, fournisseur attitré en cocaïne du ministre des Affaires étrangères et gendre de Mussolini etc.
Dès l’arrivée des Américains, on emprisonne les dirigeants du régime, on cherche les autres. Mais pas Genovese. Il n’est pourtant pas difficile à trouver; apprécié de tous, ce patriote travaille gratuitement comme interprète au QG des alliés, basé dans le grand dépôt militaire de Nola près de Naples. Situation idéale. L’état-major a souvent besoin de ses services; Vito a souvent besoin de se servir dans l’entrepôt. Vito devient le plus grand trafiquant du marché noir italien, cigarettes, alcool, nourriture.
Un homme n’est pas dupe; le simple sergent Orange Dickey, un ancien flic. Il fouille, découvre les liens de Vito avec les fascistes, son rôle dans le marché noir. Il l’arrête. Vito lui offre 250 000 $. Dickey refuse, résiste aux pressions de tout l’état-major et, en désespoir de cause, demande au FBI si Vito est recherché aux États-Unis. C’est le cas. Pour meurtre. Vito débarque aux États-Unis le 8 janvier et applique la procédure standard de la Mafia dans un tel cas: éliminer le témoin. Dans ce cas-ci, il est empoisonné dans sa cellule.
Luciano se prépare à faire le chemin inverse de Vito.
La grande réunion
Aussitôt la paix revenue, ses avocats avaient demandé sa libération. Ils avaient signalé son aide à l’effort de guerre mais aussi réunis quelques preuves que les témoignages des prostituées Nancy Presser et «Cokey» Flo avaient été fortement inspirées par le bureau du procureur Dewey.
Finalement, on s’entend. Luciano n’ayant jamais pris la peine de devenir citoyen américain, il est déporté en Italie en février 1946. Bon débarras pensent les détectives. Un an plus tard le U.S. Bureau of Narcotics apprend qu’il est revenu sur le continent, plus précisément à Cuba.
Tout le gratin du crime organisé, Costello, Lansky, Genovese etc., est à La Havane pour accueillir Luciano durant les fêtes de Noël 1946. Le prétexte est de fêter la carrière d’un bon ami de la Mafia, le chanteur Frank Sinatra. La vraie raison est de préparer le trafic d’héroïne vers les États-Unis via Cuba.
Lourdes pressions des Américains qui exigent son retour en Italie. Batista refuse. Les Américains prennent alors les grands moyens; ils interdisent l’envoi de tout médicament à Cuba qui n’en produit pas un seul. Batista propose de déporter Luciano au Venezuela. Refus des Américains qui ne veulent tout simplement pas voir Luciano sur le même hémisphère qu’eux. Luciano retourne en Italie. Costello devient le chef de sa famille. Mais le Syndicat a quand même eu le temps de régler le très épineux problème de Las Vegas.
Las Vegas
Il y avait au milieu du désert du Nevada, un trou oublié, Las Vegas. Aucun visiteur, aucun touriste, sauf ceux qui passaient par là pour aller divorcer à Reno. Bugsy Siegel qui a pris le contrôle du jeu en Californie, apprend que le Névada a une qualité caché: le jeu y est légal. Il va voir, rêve d’un casino qui attirerait les joueurs de Californie.
La guerre est finie, le transport aérien est bon marché, le Syndicat avance l’argent; Bugsy Siegel se lance dans la construction d’un casino aussi coûteux que kitsch, le Pink Flamingo. Les matériaux de constructions sont encore rares, il les obtient à prix d’or. Sa blonde, Virginia Hill, compagne de lit du dessus de la pègre, est chargée de la décoration. Grande ouverture le 26 décembre 1946.
Le timing est mauvais, le lendemain de Noël! La température exécrable, les avions ne peuvent décoller de Los Angeles. L’ouverture de l’hôtel-casino le plus luxueux du monde est un flop total. Ses créanciers du Syndicat commencent à grommeler. Ils ont prêté à Siegel deux, puis quatre millions. Le casino perd 700 000 $ en deux mois. Une réouverture, un autre flop. Un autre deux millions. Puis les créanciers apprennent que Siegel ne fait pas que dépenser leur argent: entre deux décorations hors de prix, Virginia Hill ouvre des comptes en banque en Suisse pour Siegel.
À La Havane, on vote sa mort.
Bugsy Siegel est abattu le 20 juin 1947 dans sa maison de Beverly Hills. Vingt minutes après le meurtre, 500 milles plus loin, deux associés de Lansky doués pour la télépathie entrent au Flamingo et annoncent qu’ils représentent la nouvelle administration. Personne ne s’objecte.
Las Vegas est un succès posthume pour Siegel; le prix des transports aériens baisse toujours, les touristes déferlent. Une rivière d’argent coule au Flamingo puis dans les autres casinos que le Syndicat construit. Frank Sinatra y donne régulièrement des spectacles. La ville est ouverte à toutes les Familles, mais la Commission accepte depuis longtemps que Chicago a son mot à dire sur tout ce qui est à l’ouest. Chicago, mais aussi Kansas City, y investissent massivement, en puisant dans leur guichet automatique personnel, la caisse de retraite des Teamsters, le plus important syndicat américain.
À la fin des années 40, la Mafia est fin prête pour le boom d’après-guerre. La violence des années 30 est terminée, on commence à oublier Murder Inc., comme d’ailleurs les procès des années 40. Les revenus de Las Vegas, de Cuba, s’annoncent prometteurs surtout lorsque Batista prend le pouvoir quelques années plus tard. Les deux piliers du Syndicat, New York et Chicago ont établi des têtes de pont en Floride, en Louisiane et en Californie.
Les bookmakers sont prospères. Les politiciens sont achetés pour donner un coup de pouce, les policiers pour ne rien faire.
Le crime organisé s’épanouit de plus en plus à l’ombre de commerces légaux. On envisage un futur harmonieux, prospère et surtout discret. Cette vision reposante de la Mafia et de ses associés est brisée par un sénateur du Tennessee qui va les montrer aux Américains sous un éclairage tout neuf, celui de la télévision.
La Commission Kefauver
Au début de l’année 1950, le sénateur Estes Kefauver est perplexe. À Washington, il a assisté à deux conférences, celle des maires et celle des procureurs américains. Durant la première, le maire de la Nouvelle-Orléans, celui de Los Angeles et plusieurs autres ont raconté aux congressistes que le crime organisé est partout, impossible à contrôler et que les autorités municipales sont impuissantes. Durant la deuxième, les procureurs ont expliqué que le crime organisé ne pose pas de problèmes sérieux parce qu’il n’existe pas; tout au plus une simple collection disparate de criminels qui ne devraient pas poser de problèmes à des maires agressifs. Kefauver se dit que les deux ne peuvent avoir raison ou tort en même temps.
Il convainc ses collègues de créer une Commission spéciale du Sénat pour enquêter sur le crime. De mai 1950 à mai 1951, les cinq sénateurs siègent dans quatorze villes, entendent 600 témoins. Hoover le boss du FBI ne veut absoluement pas les aider, les flics locaux n’ont pas de dossiers et ne savent pas grand chose. Bref, le vide, sauf une dizaine de détectives de New York comme Ralph Salerno, le futur incontournable sur tout ce qui concerne la Mafia. Mais Kefauver a une bonne équipe de recherchistes et deux armes, les rapports d’impôts des criminels qu’il interroge et la télévision qui commence à être répandue dans les endroits publics. Partout où ils siègent c’est la même histoire: le jeu illégal et son petit cousin, la corruption politique. L’un après l’autre, les boss et les petits boss du Syndicat invoquent le 5e Amendement de la Constitution américaine, qui leur donne le droit de ne pas témoigner si ça risque de leur nuire. Et il y a risque.
Le gros show a lieu à New York. D’abord le témoignage de Virginia Hill, toujours égale à elle-même. Elle n’a rien vu, rien entendu; quand les gars papotaient business, elle allait magasiner. On lui donnait en effet beaucoup d’argent. Un sénateur veut en savoir plus:
Senator Tobey: «But why would Joe Epstein give you all that money, Miss Hill?»
Witness: «You really want to know?»
Senator Tobey: «Yes, I really want to know.»
Witness: «Then I’ll tell you why. Because I’m the best cocksucker in town!»
Senator Kefauver: «Order! I demand order!»
En sortant de la salle elle décroche un direct à la machoire d’une journaliste qui l’avait un peu trop approché. Puis la Commission Kefauver passe aux choses sérieuses.
Vidéo: Frank Costello and Virginia Hill at the Kefauver Hearings (court bulletin de nouvelles)
Frank Costello en couverture du magazine Time
Tout le monde attend le témoignage de Frank Costello, le plus présentable des parrains, le plus généreux donateur des caisses électorales, un habitué des réunions politiques et l’héritier de la famille de Luciano. Mais son avocat obtient que les caméras de télévision ne filment pas son visage. C’est une erreur. Normalement ennuyants comme la pluie, les auditions défoncent les cotes d’écoute.
Elles sont retransmises par les trois chaînes de télévision, les magasins se vident pendant les «Kefauver hours»; des dizaines de millions d’Américains voient le ballet nerveux des mains de Costello qui se nouent et se dénouent pendant qu’il tente d’expliquer qu’il ne s’intéresse qu’à l’immobilier et un peu au pétrole. Et ses amis politiciens? On a beaucoup exagéré ses liens. Et ses parts dans des casinos à la Louisiane, à Saratoga, ses machines à sous sa longue amitié avec Frank Erickson, le plus gros bookmaker de la côte est? Costello patine, esquive, souffre d’une mémoire défaillante. Finalement, au deuxième jour de témoignage, il se lève et quitte la salle.
«Never before had the attention of the nation been riveted so completely on a single matter», écrit Life magazine qui fait sa couverture avec Kefauver.
Kefauver n’en était pas vraiment certain au début au début, mais à la fin des audiences, il déclare: «Un syndicat national du crime existe aux États-Unis d’Amérique.» La pègre est en fait un «deuxième gouvernement». «La Mafia… n’est pas un conte de fée.»
Edgar Hoover
Le Procureur General J. Howard McGrath ne voit aucune preuve d’une conspiration centralisée; J. Edgar Hoover a la même opinion que les mafiosi: la Mafia est une pure fantaisie. Mais la plupart des journalistes, des policiers, sont maintenant convaincus: le crime organisé existe. De là à connaître les détails…
Il n’y a pas de conséquences immédiates à la Commission; la guerre de Corée, Staline, la guerre froide vont rapidement obliger les Américains à passer à autre chose. Mais le public a quand même appris beaucoup sur le crime organisé et il ne sera jamais plus aussi ignorant et passif. Le Syndicat continue comme si rien n’était arrivé; mais à l’interne il y a une conséquence immédiate. Costello perd beaucoup de poids.
Tous les Américains connaissent maintenant Costello. Il fait fuir les politiciens qui aimaient bien son argent mais encore plus son anonymat.
Le ministère du Revenu, le sida de la Mafia, s’intéresse à ses finances. Évidemment, l’avisé Costello a toujours bien caché sa fortune, mais il a un talon d’Achille : son épouse. Plus précisément, sa jalousie. À chaque fois qu’elle découvrait que Frank avait une maîtresse, elle allait magasiner. 570 000 $ en six ans. Costello fait 11 mois de prison avant de faire casser le jugement. Mais le Ministère le tient désormais à l’oeil.
Dès le début de la Commission, les gamblers de la Mafia ont trouvé le seul moyen d’éviter l’attention de Kefauver et les caméras; ils se sont précipités à Montréal ville dont ils n’entendaient que du bien. On dit qu’elle est toujours aussi pourrie. Elle l’est.
En 1909, l’enquête Cannon révélait que les policiers et certains conseillers étaient corrompus et qu’ils laissaient faire la prostitution et le jeu. Une dizaine d’années plus tard, des citoyens scandalisés faisaient visiter le Red Light à deux policiers-enquêteurs de Chicago. Ils déclarent, rapporte Pierre de Champlain (Le crime organisé à Montréal) que « Montréal est la ville la plus ouverte et la plus pourrie d’Amérique.»
Lors de son enquête sur la police de Montréal en 1924-1925, le juge Louis Coderre avait estimé que 300 bordels montréalais faisaient travailler de deux à trois milles femmes. Il concluait que : « Le vice est déployé sur la ville, telle une hydre qui semble assurée de l’impunité ». Son rapport est tabletté pour lecture ultérieure. Par contre, lorsque le bordel ouvert de la rue Cadieux devient connu de toute l’Amérique à cause d’une pièce de théâtre de New York qui la rend célèbre, la ville réagit énergiquement: en 1926 la rue Cadieux est rebaptisé rue «de Bullion«. La morale toponymique est sauve.
Au milieu des années 30, la police française lui attribue la troisième place parmi les villes les plus corrompues de la planète, immédiatement après Port Saïd (Égypte) et Marseille. Au début des années 40, les officiers du corps de police escortent les patronnes de bordel jusqu’à la banque les lundis matins pour assurer leur protection pendant qu’elles déposent en toute sûreté les recettes de la fin de semaine. Certaines comme Anna Beauchamp donnent régulièrement des fêtes avec les officiers de police comme invités de marque.
La ville est corrompue comme seule la Mafia peut l’apprécier: 200 clubs de nuit et bordels agglutinés au coeur de la ville, autour de Sainte-Catherine et de la Main. Des barbottes un peu partout. Des politiciens d’une souplesse olympique, des policiers qu’une petite pègre d’italophones, d’anglophones et de francophones peut acheter au prix du gros. Les Juifs sont surtout dans le gambling, les Italiens dans l’extorsion et la drogue, mais aucun groupe ne domine. Bref Le crime est prospère mais, aux yeux de la Mafia, follement artisanal. Il est grand temps d’y ouvrir une succursale.
La Commission a attribué Montréal à la famille de Joe Bonanno. Il ne s’en est pas occupé. Fuyant la commission Kefauver, une centaine de bookmakers se sont réfugiés à Montréal où la pègre locale, avec lesquels ils sont en contact depuis des années, leur ont garanti la sainte paix de la part des flics et des politiciens. Les Montréalais croisent bientôt Frankie Carbo, un gros promoteur de combats de boxe, dont ceux de Jake La Motta, (Raging Bull), Gil Beckley, un très important bookmakers américain et Charlie Gordon, connu dans le milieu du football et le plus dangereux de tous. Mais la relocalisation de ses bookmakers à Montréal oblige Bonanno à les surveiller de près si sa famille veut avoir sa part.
Bonanno est rapidement conscient du formidable potentiel multiculturel de Montréal: ces Italiens qui trafiquent de l’héroïne à petite échelle, avec les Corses depuis le milieu des années trente, ces Corses qui complotent en français avec la pègre canadienne-française. Bonanno a déjà un réseau de distribution de drogues aux États-Unis; avec sa succursale montréalaise, il pourrait faire de Montréal la porte d’entrée de l’héroïne pour l’Amérique du Nord.
C’est la mission qu’il confie en 1952-53 à Carmine Galante son sous-chef; Galante a tout ce qu’il faut pour mettre de l’ordre dans la pègre désorganisée de Montréal. Il a derrière lui l’argent, les bras et l’organisation de la Mafia.
Son curriculum se distingue des autres professionnels du crime par sa folie meurtrière remarquable. La police le relie à 80 meurtres…
À Montréal Galante doit choisir avec quels gars de la pègre italienne il veut travailler.
Les heureux élus auront le support massif de la famille Bonanno. Les autres, tous les autres, devront s’incliner et payer une taxe d’affaires pour avoir le droit de s’ocuper de jeu, de prostitution etc. dans la métropole.
Galante choisit le Sicilien Luigi Greco comme bras droit. C’est un discret propriétaire de pizzeria qui a fait treize ans de prison pour vol à main armée. Avec son ami, le Calabrais Vincenzo Cotroni installé à Montréal depuis 1924, ils sont les chefs d’un petit mais prometteur fief criminel.
Dans les années 40, Cotroni était devenu propriétaire d’une boîte, le «Café Royal», situé sur la rue Ste-Catherine, et plus tard d’un cabaret le Faisan Doré». C’est à ses endroits que se firent les tous premiers débuts de la chansonnette française et québécoise avec les Jacques Normand, Pierre Toche, Charles Aznavour, Raymond Lévesque, Fernand Gignac, etc.(Pierre de Champlain, Cosa Nostra: histoire de la Mafia nord-américaine)
Beaucoup plus intéressant pour Galante, on trouve aussi parmi les clients le Corse Antonio d’Agostino trafiquant d’héroïne professionnel.
Cotroni bénéficie de la promotion de son ami Greco; il devient associé avec la famille Bonanno. il est le parrain d’un des fils de Galante et ce dernier de l’un des siens.
Le but de Galante est d’abord prendre le contrôle des organisations criminelles italiennes du Québec et de les utiliser ensuite comme troupes de combat pour monopoliser les rackets criminels les plus rentables en commençant par le jeu.
«Efficace, Galante ne tarda pas à extorquer des sommes substantielles des tripots, maisons de jeu, bordels, boîtes de nuit, spectacles forains et avorteurs, manoeuvrant pour étendre son influence à l’industrie du camionnage et aux comptoirs de viande. En moins d’une année, il était devenu le personnage le plus redouté du milieu montréalais..» (Frères de sang)
Entre deux extorsions, il en apprend de plus en plus sur le port de Montréal. Il est convaincu: le port offre une alternative à la fois plus facile et plus sécuritaire que n’importe quel port américain pour faire entrer l’héroïne sur le marché américain des stupéfiants. «Cette découverte allait l’obséder toute sa vie». (Rizzuto: l’ascension et la chute d’un parrain)
Toutes ces activités rapportent une fortune, ce qui permet au clan de Galante d’acheter tout ce qui pourrait les contrarier, sauf le plus contrariant de tous, le juge François Caron.
Le juge François Caron
Tout a commencé lorsque, après la guerre, Pacifique (Pax) Plante, le chef de l’escouade de la moralité a eu l’idée saugrenue d’appliquer la loi. Cette attitude originale à Montréal a attiré l’attention des médias à tel point que le Chef de police Albert Langlois l’a mis à la porte pour insubordination en 1948.
Mais Plante est un entêté; il écrit, sous le couvert de l’anonymat, rien de moins que 62 articles dans Le Devoir. Les politiciens n’ont pas le choix: le 11 septembre 1950, le juge François Caron démarre une enquête sur la moralité de la police de Montréal. Dans son équipe : Pax Plante et le jeune avocat Jean Drapeau.
La pègre met tout en oeuvre pour faire capoter l’enquête. Ajournements, ralentissements, on se rend même à la Cour suprême.
Le juge Caron rend son jugement quatre ans plus tard le 8 octobre 1954: policiers corrompus, politiciens aveugles ou borgnes. Une vingtaine de policiers écopent de peines allant de un à dix ans de prison; les chefs de police Albert Langlois et son prédécesseur Fernand Dufresne sont jugés coupables et le renvoi de Pacifique Plante en 1948 est jugé injustifié.
Le même jour, Jean Drapeau annonce sa candidature à la mairie en promettant un nettoyage radical de la ville.
Campagne électorale classique de l’époque: pots-de-vin, faux bulletins de vote, battes de baseball etc. Pendant l’élection, la police entend parler du voyage que Frank Petrula et Greco ont fait en Italie pour rencontrer Luciano. Elle perquisitionne la chic demeure de Petrula à Beaconsfield. Derrière les tuiles de la chambre de bain, elle trouve un carnet de notres révèle que la pègre a dépensé autour de 100,000 $ pendant la campagne électorale entre autre pour payer une demi-douzaine de journalistes afin qu’ils discréditent Drapeau. Aussitôt élu, Drapeau nomme Pacifique Plante directeur adjoint au sein du service de la police montréalaise. Pax se lance dans le grand ménage.
Puis, la GRC et les ministères de l’Immigration et du Revenu s’intéressent à Galante qui est déporté la même année. À deux reprises Bonanno envoie des remplaçants; À deux reprises la GRC les retourne aux États-Unis. Le dernier gérant a quand même le temps de reprendre le trafic d’héroïne avec Lucien Rivard et un des frères de Vic Cotroni. Finalement, Bonanno nomme Cotroni gérant de la succursale.
En Italie, Calabrais et Siciliens restaient chacun dans leur coin. En Amérique, ils cohabitaient avec plus ou moins de bonheur. À Montréal, les Calabrais, majoritaires, s’entendent bien avec les Siciliens; c’est ce qui leur permet, Galante aidant, de dominer les gangs francophones et anglophones et de se préparer à un séjour au luxueux Hôtel des Palmes de Palerme. Luciano a invité le dessus du panier de la Mafia pour leur parler d’un grand plan qu’il rumine depuis des années. Si Galante est enthousiaste, les parrains américains sont beaucoup moins emballés.
Les parrains savent très bien que Luciano mijote quelque chose avec la drogue. Ça en dérange certains. Ils sont pépères : la prostitution, le jeu, les syndicats rapportent bien, le coût de la corruption reste acceptable et la paix règne dans la Mafia depuis 1931. Ils craignent que le trafic de narcotiques ne débalance cette payante unanimité.
Costello, par exemple ne veut absolument pas toucher aux narcotiques sachant que les politiciens, son pain et beurre, le lâcheraient aussitôt. Il interdit à sa famille le trafic de drogues. Ce qui ne veut pas dire que tous ses soldats vont obéir. Les parrains sont des réalistes brutaux, le trafic des narcotiques est particulièrement payant. Une interdiction trop radicale pourrait pousser les soldats à se révolter ou à passer dans une autre famille, laquelle devenant riche à cause de la drogue, pourrait devenir une sérieuse rivale. Compliqué! D’un autre côté, le Congrès a adopté l’année précédente la loi Boggs-Daniels qui fait sérieusement réfléchir le trafiquant éventuel: dix à vingt ans de pénitencier pour une première offense, de vingt à quarante ans pour une seconde. Les parrains craignent que devant ce genre de sentence, leurs hommes se mettent à parler.
Finalement, les parrains prennent la décision de ne pas en prendre. Officiellement, ils ne toucheront pas à la drogue. Le flic expert Salerno résume les discussions: le message fondamental des boss aux soldats est : «Travaillez seuls et ne mettez pas la famille en danger.»
Et bien sûr, ne pas oublier la cote du parrain.
Si Costello est contre, Vito Genovese, qui se fout des politiciens, veut se lancer à fond la caisse dans le trafic de l’héroïne. Vito attend impatiemment depuis 10 ans. Avant son départ pour l’Italie, il était l’héritier de Luciano. Quand il est revenu, Costello avait remplacé Luciano et nommé un sous-chef. Vito avait recommancé sa carrière de criminel comme capitaine. Puis, il a remplacé le sous-chef à la mort de ce dernier. Il va essayer de faire d’une pierre deux coups: faire sauter le principal obstacle du trafic, Costello, et reprendre sa place de chef de la famille.
Le soir du 2 mai 1957, Costello vient d’entrer dans le lobby de son appartement au Central Park West, lorsqu’un homme lui crie: «C’est pour toi Frank» et lui tire une balle dans la tête. Costello tombe, le tireur s’enfuit.
La balle n’a qu’éraflé le crâne de Costello. Confronté plus tard à son assaillant, Costello ne le reconnaît pas. Mais le message a été bien reçu. Avec la permission de la Commission, Costello prend sa retraite. Il a bien mérité de la fratrie reconnaissante.
Costello écarté, se dresse devant Genovese un obstacle hargneux, Albert Anastasia, ami de Costello comme beaucoup d’autres, mais surtout, ex-boss de Murder Inc. Du sérieux.
Anastasia est aussi un spontané. En écoutant à la TV un reportage sur un citoyen qui avait reconnu et dénoncé un voleur de banque célèbre, Anastasia a hurlé : «Je hais les délateurs», et ordonné de descendre le citoyen. Ce qui fut fait.
Ce qui irrite Albert Anastasia, c’est que Luciano lui-même avait interdit toute attaque physique contre un parrain, même de la part de la Commission. Au pire, elle ne pouvait que lui donner une amende. Anastasia, qui n’est pas le genre à refouler ses émotions, va sûrement venger l’attaque contre Costello. Genovese n’a pas le temps de réagir. Il doit aller en Sicile.
La French Connection
En octobre 1957, les grands responsables de la Mafia sicilienne et américaine se retrouvent à l’Hôtel des Palmes de Palerme. Parmi les Américains, Genovese, et Joe Bonnano assisté de Carmine Galante, son expert en drogues.
Depuis le conclave de 1931, Mafia sicilienne et Mafia américaine font continent à part. Un des points majeurs de la réunion de Palerme est que les Américains donnent aux Siciliens la permission de vendre de l’héroïne aux États-Unis moyennant un genre de loyer pour avoir le droit de travailler sur leur territoire.
Les Siciliens s’occuperont de transporter la morphine-base de la Turquie ou du Liban à Marseille, leurs associés Corses la raffineront en héroïne, opération complexe, et l’achemineront à Montréal puis aux États-Unis. Bref, la French Connection.
Côté sécurité, plutôt rassurant. Italie et États-Unis n’échangent pas d’informations sur leurs mafiosi respectifs. Les Siciliens pouront donc opérer tranquille en Amérique.
Les héroïnomanes américains sont peu nombreux: des musiciens comme Charlie Parker, quelques écrivains comme William Borrough, des prostituées, des criminels, en tout quelque 50 000 personnes. Simple problème de marketing. Le plan conjoint des deux Mafias prévoit augmenter la demande d’héroïne dans les quartiers ouvriers blancs et noirs en baissant son prix.
Les conséquences de l’entente sont très lourdes de conséquences.
Les différents crimes de la Mafia, meurtres, prêts usuraires, extorsion, jeu, avaient un prix pour l’Amérique. Selwyn Raab écrit dans Five Families : «Aucune de ces activités illicites, toutefois, n’a infligé plus de détresse durable à la société américaine et nuit à sa qualité de vie que l’introduction à grande échelle de l’héroïne par la Mafia.»
Dans les années qui vont suivre l’entente de Palerme, la Mafia sicilienne et ses complices américains vont inonder l’Amérique d’héroïne d’excellente qualité. Au milieu des années 70, le pays comptera 500 000 héroïnomanes.
La criminalité va exploser à mesure que ces drogués vont se trouver de l’argent en volant, en défonçant des appartements, en se prostituant. Des quartiers complets vont être dévastés par la drogue et le crime.
Entre deux discussions sur le port de Montréal et les relations entre les Corses et les Italiens, Carmine Galante fait une observation qui sera lourde de conséquence quinze ans plus tard: les jeunes mafiosi siciliens sont violents mais obéissants. La Mafia italienne les a bien élevés.
En octobre 1957, deux semaines après la réunion de Palerme, deux hommes entrent dans le salon de barbier de l’hôtel Park Sheraton à New York. Albert Anastasia, la tête recouverte d’une serviette est allongé sur une chaise. Les deux hommes tirent. Anastasia se lance vers leur image qui se reflète dans le miroir…
L’attaque contre Costello, sa démission, la mort d’Anastasia, le désir de Genovese de devenir le grand boss, la nécessité de sceller la collaboration avec la mafia de la Sicile, c’est beaucoup en quelques mois. Une réunion nationale du syndicat du crime s’impose à tout le monde pour clarifier tout ça.
Vito Genovese propose que la conférence se tienne à Chicago, en terrain neutre. Magaddino, l’influent parrain de Buffalo, suggère plutôt le domaine discret de Joseph Barbara, un autre ancien de Castellammare, à Apalachin, au sud de l’État de New York.
La conférence d’Apalachin
Le sergent Edgar Croswell de la police d’État (state trooper) a Barbara à l’oeil depuis longtemps. Il sait qu’il a trafiqué de l’alcool et qu’il a un permis de port d’armes, un peu inutile dans le hameau d’Apalachin à la frontière de la Pennsylvanie.
En passant devant la maison de Barbara le 14 novembre 1957, il aperçoit un vaste choix de voitures luxueuses, des hommes en costume de soie, chemise blanche, cravate. Il est intrigué. S’il ne peut entrer dans une résidence privée, il peut établir un barrage sur la route. Une Chrysler Imperial de l’année est interceptée. Le sergent reconnaît Vito Genovese parmi les passagers.
Les autres invités de Barbara s’en aperçoivent et c’est le cirque. Certains démarrent aussitôt leurs véhicules, d’autres se sauvent dans les champs de maïs, sautent les clôtures, se cachent dans la forêt.
Une belle pêche: Vito Genovese, Carlo Gambino le successeur d’Anastasia, etc. Joe Bonanno est arrêté dans un champ de blé d’inde, Santo Trafficante, Jr., le boss de la Floride, dans la forêt. Les Montréalais Louis Greco et Pep Cotroni, le frère de Vic, ont échappé à la police. En tout, 65 gangsters sont arrêtés. Un désastre pour une organisation secrète.
Une meute de journalistes s’abat sur le village; Apalachin fait la manchette de tous les journaux. Les Américains prennent avec une poignée de sel les explications des mafiosi : inquiets de la santé de Barbara, un peu faible ces temps-ci, ils étaient passés le voir. Pure coincidence qu’ils soient tous arrivés le même jeudi matin.
Beaucoup d’Américains y voient la preuve de ce que disait Kefauver; le grand conseil de la Mafia, le centre nerveux du crime en Amérique, est bien réél. Ils se demandent : qui a convoqué la conférence? Quel était son but? Le FBI du coin répond que c’était un pique-nique. Ca ne pouvait pas être une réunion de la Mafia parce que la Mafia n’existe pas.
Avec Apalachin il devient beaucoup plus difficile pour les avocats de la Mafia de nier l’existence du crime organisé. La Mafia commence à perdre son poids politique, elle ne peut plus comme avant contrôler des juges et des sénateurs.
Avec une constance qui force l’admiration, J. Edgar Hoover, directeur du FBI, nie depuis trente ans l’existence de la Mafia. Or il est parfaitement au courant. Un rapport détaillé sur le crime organisé et ses ramifications dort du sommeil du juste dans le coffre-fort de son bureau. Alors? Pourquoi? On ne sait pas trop.
Chose certaine, il craint comme la peste la corruption de ses agents et l’exemple des policiers et des détectives achetés par la pègre est probant. D’autre part, combattre le crime organisé est autrement plus compliqué et aléatoire que d’arrêter un voleur de banque. Hoover veut garder sa réputation impeccable de premier combattant contre le crime.
Quelle que soit la raison, Hoover continue à se traîner les pieds. Deux ans après Apalachin, au bureau du FBI de New York, quatre cents agents se consacrent à la chasse aux communistes; quatre surveillent la pègre.
Apalachin révèle aussi que vingt-deux des mafiosi ont des liens avec des syndicats ou des employeurs : débardeurs, vidangeurs, plusieurs syndicats de la construction, du prêt-à-porter, de l’hôtellerie, de la restauration et surtout des Teamsters, 1, 600 000 membres, le plus gros syndicat des États-Unis dirigé par Jimmy Hoffa.
Neuf mois avant Apalachin, un Comité dirigé par le sénateur John McClellan avait commencé à fouiller l’infiltration des syndicats par le crime organisé. Parmi la centaine de personnes qui travaillent au comité, un jeune avocat, Robert Kennedy, est particulièrement outragé. Le Comité fait comparaître des mafiosi arrêtés à Apalachin; arrogants, sûrs d’eux, ils invoquent tous le 5ième amendement. Le Comité McClellan confirme que beaucoup de syndicats sont aux mains de crapules souvent liés avec le crime organisé.
Robert Kennedy est désormais convaincu: le crime organisé est un cancer social et politique. C’est aussi l’opinion de Fidel Castro.
La Mafia perd Cuba
À 2:30 A.M., le jour de l’an 1959, le dictateur Fulgencio Batista, accompagné de sept autos de gardes de corps, arrive en trombe au Camp Columbia à l’extérieur de La Havane. Au même moment, pour célébrer le départ du dictateur, les Cubains se lancent dans un derby de démolition des machines à sous.
Lansky suit quelques heures plus tard abandonnant, le Riviera, 21 étages, le plus gros casino-hôtel du monde à l’extérieur de Las Vegas. Mais il laisse des complices sur place au cas douteux où Castro serait intéressé à négocier sur les casinos.
Castro, qui considére que ces casinos sont, avec la prostitution, les exemples les plus écoeurants de la corruption américaine jette les hommes de Lansky en prison avant de les expulser du pays.
Comme d’habitude, Lansky rebondit. En 1960, il arrive dans les Bahamas où les casinos sont interdits depuis toujours. Il achète le principal politicien. La loi est changée, Lansky ouvre un premier casino à Nassau. On le retrouvera à Acapulco dix ans plus tard, en grande réunion avec la Mafia du Québec quand il y aura des rumeurs que le jeu pourrait y être légalisé.
La Mafia et la CIA
350,000 visiteurs étaient venus à Cuba en 1957; 4,000 en 1961. La Mafia aimerait bien un retour au bon vieux temps. La CIA aussi. Ils vont comploter ensemble pour tuer Castro. La CIA avance des fonds. Elle ne les reverra jamais. Ils vont quand même y rêver jusqu’en 1962, lorsque la CIA va organiser un débarquement à Cuba. Un flop monumental.
Cette même année, Luciano meurt d’une crise cardiaque et une brassée de mafiosi entrent un prison. Un point commun: Luciano avait été envoyé en prison à cause de témoignages arrangés avec la justice. Cette fois-ci le témoignage a probablement été acheté par quelques parrains et Lansky.
Quatre ans plus tôt, en 1958, Nelson Cantellops, un vendeur de drogue, tout en bas de la chaîne alimentaire criminelle, témoigne qu’il a rencontré Carmine Galante et Vito Genovese dans le cadre de ses activités professionnelles. Ce qui est rigoureusement impossible. Des témoins clés sont tués, d’autres se suicident. Mais pas Nelson Cantellops. Le premier procès avorte lorsqu’on pousse le président du jury en bas d’un escalier. Finalement après quatre ans de procédures et d’appels, Galante, 52 ans, est condamné à vingt ans de prison, Vito Genovese à quinze. Un autre coup dur pour la Mafia. Mais l’organisation reste solide et c’est confiante qu’elle entre dans les années soixante. Ses principaux ennemis aussi.
Le frère de l’autre
Le Comité McClellan est dissous en mars1960 mais Robert Kennedy et McClelland auraient bien aimé continuer leur lutte en s’attaquant cette fois directement au crime organisé. Ce souhait devient un programme quand John Kennedy devient président des États-Unis et son frère Robert, Attorney General des États-Unis (ministre de la Justice) en janvier 1961. Cette nomination va faire capoter le brillant futur de la Mafia.
Robert Kennedy veut briser la Mafia, la colonne vertébrale du crime organisé. Son poste lui permet de donner des ordres à ses fonctionnaires bien sûr mais aussi à Hoover.
Plein d’énergie, Kennedy veut connaître les détails de la stratégie de son ministère contre le crime organisé. Il fait le tour des bureaux, de plus en plus livide. Ses fonctionnaires sont soit apathiques soit dans le coma. Stratégie? Contre qui? Le crime organisé? Ses fonctionnaires ne reconnaissent même pas l’existence de la Mafia; ils expliquent à Kennedy blanc de rage que ce sont des gangs qui se fréquentent un peu, comme ça, mais qu’il n’y a sûrement rien d’organisé.
Robert Kennedy souffle dans le cou des fonctionnaires, fait voter des lois contre le crime organisé, crée une équipe spéciale contre les Teamsters et une section Organized Crime and anti-racketeering composée de jeunes et ambitieux avocats. Le nombre de procureurs engagés contre le crime organisé passe de 17 à 60. Parmi eux, Robert Blakey, un avocat qui suinte l’intelligence.
Les fonctionnaires du Ministère lui expliquent aussi que depuis les années 20, aucun Procureur Général, même s’il est son supérieur, n’a jamais pensé à déranger Hoover, encore moins lui donner des ordres.
Par courtoisie, Kennedy appelle John Malone le responsable du FBI à New York et lui demande les dernières informations sur le crime organisé. Malone lui répond: «Monsieur le Procureur Géneral, je ne peux pas vous le dire, les journaux sont en grève.»
Un après-midi, Kennedy débarque au bureau de Hoover. La sécrétaire complètement affolée lui interdit d’entrer; le patron est au milieu de sa conférence quotidienne. Kennedy force la porte. Hoover fait sa sieste.
Auparavant, quand quelque chose lui déplaisait, Hoover passait par dessus la tête du procureur général et se plaignait directement au président. Mais là, le président est le frère de l’autre…
Définitivement réveillé, Hoover ordonne le minimum: mettre sous écoute illégale les cafés, les clubs sociaux où les mafiosi se rencontrent. Pas évident. À Las Végas, les diligents agents écoutent les rares conversations des gamblers entre 8 AM et 5 PM. Puis ils s’en vont chez eux….
Très peu d’agents savent où se tiennent les réunions. Et difficile de trainer dans le coin, chaque agent du FBI doit porter chemise blanche et cravate. De plus, Hoover leur interdit de collaborer avec la police locale et d’avoir des contacts avec le Bureau des narcotiques. Ils ont pieds et mains liés et un bandeau sur les yeux.
Un noyau d’agents décide, en risquant leur carrière, de ne pas obéir. Ils rencontrent en cachette des agents des narcotiques et des détectives de New York dont Ralph Salerno qui leur donne un cours Sociologie de la Mafia 101. Ils tombent des nues.
Salerno leur explique, par exemple, que, pour connaître l’importance des mafiosi dans leur famille, ils doivent surveiller les baptêmes, les mariages, les enterrements des membres. Les mafiosi sont en effet piégés par l’étiquette rigide de la Mafia qui les oblige à assister à toutes ces cérémonies; le FBI soit surveiller qui s’incline devant qui, à quelle hauteur, qui parle à qui et avec quelle dose de respect. Chaque photo de mariage révèle la hiérarchie interne, de même que la place des dirigeants soviétiques lors des défilés à Moscou indique qui sont les favoris et qui est à la veille de relever de nouveaux défis en Sibérie.
Puis, un parrain remet à Kennedy et à McClelland qui préside la Commission d’enquête sénatoriale revenue dans le tableau, le cadeau inespéré qui va enfin permettre de faire bouger Hoover.
Vidéo: Joseph Valachi (court bulletin de nouvelles)
«Personne n’écoutera. Personne n’y croira.Tu comprends ce que je veux dire? Cette Cosa Nostra, c’est comme un deuxième gouvernement. C’est trop gros. » (Joe Valachi)
Octobre 1963, un homme de 58 ans, cheveux gris coupés très court, fait tressaillir l’Amérique lorsqu’il témoigne devant la Commission McClellan. C’est un simple soldat dans la famille de Genovese. Trente-six ans de fidélité à l’omerta. Pourtant, il parle.
Comme Valachi, Vito Genovese était au pénitencier d’Atlanta. Le parrain, convaincu que Valachi est un délateur, lui a donné le baiser de la mort dans la cour de la prison. Depuis, à deux reprises, on a tenté de l’assassiner. Un jour, Valachi voit un homme s’approcher; reconnaissant un envoyé de Genovese, il s’empare d’un bout de tuyau et le tue. Erreur, l’homme n’avait rien à voir avec la Mafia. Condamné à mort par Genovese, puis à l’emprisonnement à vie par la justice, Joe Valachi, offre au gouvernement de parler. 200 US Marshalls protègent le premier mafioso à trahir les secrets de la Mafia. Trente ans de crimes, une mémoire exceptionnelle comme Abe Reles, il n’a rien oublié, rien; ni une conversation dans les années quarante, ni les réactions lors de la guerre de Castellammarese, car il en était. Il raconte aux Américains vissés devant leurs TV, la vie à l’intérieur de la Mafia comme s’ils y étaient, y compris les détails croustillants de la cérémonie d’initiation.
Valachi signale un point important qui est peu connu. Chaque mafioso est un entrepreneur individuel qui doit gagner de l’argent pour survivre, prospérer et avancer dans la hiérarchie. Il ne reçoit pas de salaire de son boss. Au contraire, ce dernier a droit à une cote sur tout, absolument tout ce qu’il gagne. Par ailleurs, en tant que mafiosi la famille lui donne une license de prédateur sur les autres criminels qui ne sont pas dans la Mafia et sur la société.
Contrairement aux parrains qui ne disent rien alors qu’ils savent beaucoup de choses, le simple soldat Valachi en dit beaucoup plus qu’il n’en sait. Il est clair qu’il a été bien préparé par le ministère de la Justice.
Il explique les différences entre les cinq familles qui se partagent New York, précise que plusieurs grandes villes américaines, Chicago, Boston ont aussi leurs parrains, et que tous sont sous l’autorité de la Commission. Les Américains sont estomaqués par l’ampleur de la Mafia et son poids dans la société.
Hoover est dans ses petits souliers; Il est sauvé par une expression linguistique. À sa grande joie, Valachi explique que les mafiosi n’utilisent jamais le mot «Mafia». Ils parlent de «cosa nostra»«notre chose». Hoover se dépêche de populariser le mot en ajoutant, ce qui n’a pas de sens un «La» (La notre chose). La Cosa Nostra devient rapidement LCN. Hoover se dépêche de déclarer que le FBI sait beaucoup de choses sur la Cosa Nostra. Il a sauvé la face de justesse.
La Mafia en a ras le bol des Kennedy, d’autant plus qu’elle se sent trahie. Lors des élections à la présidence de 1960, le vieux Joseph Kennedy, le père de John, avait fait le tour de ses associés du bon vieux temps où il était bootlegger. Certains avaient fait une brillante carrière dans le crime comme Sam Giancana, le parrain de Chicago. Non seulement ils avaient contribué à la caisse électorale de son fils, mais ils avaient aussi donné un coup de pouce musclé dans certains États clés comme l’Illinois. John Kennedy l’avait emporté par la peau des dents, l’élection la plus serrée depuis 1916. Convaincus d’avoir joué un rôle important dans sa victoire, les mafiosi s’attendaient évidemment, en échange, à un gouvernement compréhensif, coulant, pas trop à cheval sur les principes.
Déception. Ils se retrouvent avec un Robert Kennedy déchaîné, un Hoover qui se réveille; aussi, c’est délirant de joie, qu’ils apprennent le 22 novembre que John Kennedy a été assassiné.
«Robert Kennedy n’est plus qu’un avocat comme les autres» déclare Hoffa tout en interdisant que le drapeau des Teamsters soit abaissé à mi-mât comme le demande la décence. Il y a eu un plus que des rumeurs sur le rôle de la Mafia dans l’assassinat mais aucune preuve.
Le nouveau président n’est pas intéressé par le crime organisé; pourtant, les résultats sont là: Robert Kennedy a amené devant les tribunaux 19 criminels en 1960; 687 en 1963. Rien n’y fait, on interdit même les écoutes électroniques. Avant de quitter son poste de procureur en 1964 pour devenir sénateur, Kennedy a la joie d’apprendre que Jimmy Hoffa à été condamné à treize ans de pénitencier pour fraude.
Tout va désormais beaucoup mieux pour la Mafia très soulagée; Robert Kennedy est devenu sénateur, son équipe démantelée, Hoover reparti vers une nouvelle marotte, les étudiants gauchistes et les Noirs revendicateurs. Il fait espionner Martin Luther King pendant des années.
Lansky disait à sa femme alors qu’ils écoutaient une émission sur la Mafia :« Nous sommes plus gros que US Steel.» Il était en-dessous de la réalité. En terme de profits, la Mafia et ses affiliés représentent alors le poids combiné de U.S. Steel, American Telephone and Telegraph Co., General Motors, Standard Oil of New Jersey, General Electric, Ford Motor Co., IBM, Chrysler et RCA.
Les agents du FBI spécialisés dans le crime organisé continuent à se renseigner et à utiliser l’écoute électronique illégale. Ils essaient de suivre la guerre complexe entre Joe Bonanno et les autres parrains.
En 1964, la Commission apprend que Joe Bonanno complote pour tuer trois des parrains. Convoqué, il refuse de s’expliquer et est expulsé de la Commission. Il s’installe à Montréal dans sa succursale québécoise dont le gérant Cotroni est sérieusement embêté. Le parrain de Buffalo dont relève la succursale de l’Ontario craint des empiètements sur son territoire, particulèrement à Toronto. Cotroni ne peut offenser ni le parrain de Buffalo, ni Bonanno et encore moins la Commission de New York. Il souhaite demeurer à l’écart des hostilités. Il est sauvé lorsque le Canada refuse en 1964 d’accepter l’homme d’affaires Bonanno et l’expulse aux États-Unis après un séjour de trois mois jours à Bordeaux où il est traité comme un roi par les détenus.
Retour à New York. Le 21 octobre, Bonanno disparaît. Pendant un an tout le monde attend que son cadavre ou du moins une partie apparaisse quelque part. En fait c’est un Bonanno complet, en pleine forme, qui réapparaît dans l’Arizona où, dit-il, ses problèmes de santé qui s’annoncent très long, exigent le climat sain de cet État et et donc une retraite prématurée. En fait, Bonanno a promis de prendre une retraite en échange de sa vie. La Commission hésite à faire assassiner un parrain ce qui pourrait donner des idées à d’autres. Bonanno à la retraite, Galante rongeant toujours son frein au pénitencier, Philip Rastelli devient le nouveau parrain.
Après l’assassinat de Martin Luther King et de Robert Kennedy, le gouvernement légalise en 1968 l’écoute électronique. Cette fois, les flics peuvent utiliser les résultats devant un tribunal moyennant le respect de quelques principes sur la vie privée etc. C’est une arme qui commence à faire rapidement ses preuves. Ils y vont à fond la caisse et posent des micros partout. Les mafiosi découvrent les joies des cabines téléphoniques. Le FBI repère ces cabines et pose des micros. Les mafiosi découvrent la marche en plein air. Le FBI pose des micros sur des voitures banalisées qui longent leurs trajets préférés.
Seul bémol irritant, Hoover ordonne de ne pas partager leurs informations avec les détectives de New York, de Chicago etc., ou du moins de leur en dire le moins possible.
Les spécialistes du FBI ont maintenant l’organigramme complet des familles. Et un bon portrait de leur force.
Autour des années 70, la Mafia, le coeur italien du crime organisé, comprend entre 3,000 et 5,000 membres répartis dans une vingtaine de familles. Plus 50,000 associés. La plupart sont à New York. Même si le FBI en sait beaucoup, il ne peut pas toucher aux capitaines et encore moins aux parrains.
Les parrains ne commettent jamais de crimes eux-mêmes. Ils donnent, à mots couverts, un ordre au capitaine qui en glisse un mot tout aussi couvert à un soldat de son équipe. Si on arrête le soldat, il ne dit rien.
Le procureur a les mains liés et derrière le dos. D’abord il ne peut pas dire au procès que l’accusé fait partie de la Mafia. Il ne peut pas non plus parler des autres crimes que l’accusé a commis. Il ne peut parler que de celui pour lequel il est accusé spécifiquement.
Cet accusé est défendu par les poids lourds du barreau qui interrogent des témoins souffrant d’amnésies partielles ou générales. Ceux dont la mémoire est bonne ont tendance à ne pas se présenter au tribunal, ni ailleurs.
Les anciens de l’équipe de Kennedy n’avaient pas abandonné, encouragés par le sénateur McClelland. Comme tous les autres, l’avocat RobertBlakey est frustré devant ces procès perdus, ces sentences ridicules, ces pertes de temps à répétition. En discutant avec ses collègues, il a une révélation: il faut attaquer l’organisation, la Mafia elle-même. Comment faire?
C’est à ce moment, dans l’indifférence générale, qu’il construit la grenade à fragmentation qui peut mutiler la Mafia. Il tricote en effet une loi qui permet, quand un mafioso commet deux crimes (extorsion, meurtre, etc.) dans un laps de temps donné, de condamner son parrain.
Le procureur n’a pas à prouver que le parrain a lui-même commis ces crimes, mais seulement qu’il les a endossés, les a approuvés ou en a profité. Le tout permettant de le condamner automatiquement à 20 ans de prison.
Il appelle son projet “RICO”, du nom du gangster qui contrôlait une ville dans le film «Little Caesar» (1931), avec Edward G. Robinson. Blakey donne une définition plus acceptable pour les législateurs (RICO : Racketeer Influenced Corrupt Organizations) qui votent la loi en 1970.
Les policiers, les procureurs et les Familles de la Mafia n’y accordent que peu attention. Les flics continuent à perfectionner l’écoute électronique et accumulent beaucoup d’informations en procédant à l’envers de l’enquête traditionnelle. Normalement, on enquête sur un crime connu pour trouver un coupable inconnu. Ici, on connaît très bien les coupables; il faut les surveiller jusqu’à ce qu’ils commettent un autre crime qui pourrait les amener devant un tribunal. Toutes ces informations sont essentiellements américaines; très peu sur l’Europe, un peu sur le Canada dont le Québec, la succursale des Bonanno.
Cotroni et les Siciliens
Comme tout bon directeur de succursale, Vic exerce un pouvoir considérable sur son territoire mais doit se plier aux décisions du bureau chef de New York. C’est néanmoins, comme l’écrit Peter Edwards dans Frères de sang, «la ligue majeure selon les standards canadiens».
Il envoie des millions par année à New York, fruits de ses profits dans la drogue, l’extorsion, les syndicats, etc.
Le problème principal de la succursale est le froid glacial entre Cotroni et le Sicilien Nick Rizzuto devenu membre de la mafia montréalaise au tournant des années soixante. Ce dernier ne va plus aux mariages, aux réunions, aux baptêmes des membres de la famille. Il ne fréquente que les autres Siciliens qui, comme lui, viennent de la province d’Agrigente, la partie la plus à l’ouest de la Sicile. Parmi eux, des poids-lourds, les puissantes familles Caruana et Cuntrera.
Les Caruana ont vécu en Angleterre, au Venezuela avant de s’installer finalement au Canada. L‘autre famille, après un bref séjour à Montréal, s’est établie au Venezuela. Où qu’elles soient, ces familles restent les partenaires des Rizutto. Tout ce beau monde ignore royalement les Calabrais.
Cotroni sait qu’ils font des affaires de drogue en Sicile et ailleurs sans rien lui dire. Dès mai 1972, Cotroni pense sérieusement à expulser Rizutto de ses rangs. Les choses se corsent lors du décès accidentel de Luigi Greco en décembre. Cotroni le remplace par Paolo Violi qui devient le numéro deux de la Mafia de Montréal. Nicolo Rizutto est donc écarté de la haute direction ce qui lui permet d’éviter le feu des projecteurs de la CECO.
Le gouvernement avait chargé une commission d’étudier différents aspects de l’administration de la justice au Québec. Lorsqu’elle remet son rapport en 1969, on apprend que le crime organisé est toujours présent à Montréal et qu’il est lié à la Mafia américaine. Le gouvernement Bourassa crée alors la Commission d’enquête sur le crime organisé (CECO) qui débute ses travaux à l’automne 1972.
La CECO
Première douche froide: un des premiers témoins, Pacifique Plante, annonce que, à quelques décès près, les chefs de la pègre sont les mêmes qu’à son époque. La criminalité dans la continuité. Ainsi, Cotroni, qu’il a dénoncé dans les années 50, est toujours en poste. C’est d’ailleurs le seul mafioso de Montréal dont tous les Québécois connaissent le nom; il a même été dénoncé dans le manifeste du FLQ lors des évènements d’octobre 1970.
Le 4 juillet 1974, les Québécois voient enfin sur leur téléviseur le chef de la Mafia au Québec. Et l’entendent. Si on peut dire. Après neuf jours de «témoignages», le téléspectateur attentif retient que Cotroni est à peu près certain de son nom, pour le reste c’est tellement flou qu’il récolte une année de prison pour outrage au tribunal.
Cotroni en prison, la succursale n’a plus de chef. Paolo Violi demande au bureau-chef de New-York s’il peut remplacer Cotroni. New York aurait pu favoriser quelqu’un d’autre, Nick Rizutto par exemple. Ce n’est pas le cas, Violi est nommé remplaçant.
Nick Rizutto est insulté. Il déménage au Venezuela où habitent ses copains de la famille Cuntrera. Ils deviennent même citoyens de ce pays géographiquement prometteur (voisin de la Colombie) avec le genre de lois que les criminels apprécient: le Venezzuela n’extrade pas ses citoyens. Vito Rizutto reste à Montréal, les Caruana aussi. Ils attendent.
Tous ces changements fournissent plein de sujets de conversations aux Calabrais de Montréal, aux Siciliens de la même ville, à ceux du Venezuela. Quant aux Bonanno, comme d’ailleurs les autres familles de New York, leurs yeux, ou plutôt leurs oreilles, sont tournées vers le cimetière Saint-Michael.
À la fin de l’automne 1974, au cimetière Saint-Michael dans le Queens, une violente explosion fait sauter les portes du mausolée de Frank Costello, le viel ennemi de Carmine Galante. Toute la Mafia comprend : Carmine vient de sortir de prison.
Joe Bonnano toujours retraité en Arizona, son successeur «Rusty» Rastelli en prison, Galante prend, sans consulter personne, la tête de la famille Bonanno, la plus petite des cinq familles de New York avec 200 membres dont une vingtaine à Montréal.
Un problème de main d’œuvre
Premier problème sérieux de Galante: la main d’œuvre. La Petite Italie au sud de Manhattan a longtemps été la plus importante concentration d’Italiens hors d’Italie. C’est fini; toutes les Petites Italies de l’Amérique du Nord, bassins de recrutement des futurs mafiosi, se vident; les Italiens déménagent en banlieue.
De plus, les mariages mixtes ont été tellement nombreux que la Commission décrète que les familles peuvent accepter ceux dont le père seulement est italien. Même du centre de l’Italie; même du nord. Les jeunes criminels italiens sont moins intéressés à entrer dans une carrière qui les oblige à obéir aux mafiosi pendant cinq longues années avant d’être invités, peut-être, à devenir membres d’une famille. Même devenus membres, les jeunes mafiosi, s’amollissent, s’américanisent, ont moins de respect pour leurs supérieurs. Engueulé par un parrain, un jeune soldat, l’air boudeur, avait répondu : «Yeah, Whatever». Ving ans plus tôt, ce genre de réponse aurait été considéré comme un appel au suicide.
Les jeunes soldats continuent à tuer, sur ordre, parce qu’ils n’ont pas le choix, mais sans mettre du coeur à l’ouvrage. Les traditions s’en vont à vau-l’eau.
Ce manque de qualification de la main d’oeuvre est d’autant plus inquiétant pour Galante qu’il veut reprendre sa place d’homme clé dans l’axe Montréal-New-York du trafic d’héroïne. Or, les condamnations pour trafic d’héroïne vont facilement chercher dans les deux dizaines d’années de prison. Ces jeunes mafiosi sous les ordres de Galante seront-ils fiables?
Bien sûr, le code du silence, l’Omerta, fait partie de l’ADN de la Mafia. Briser ce code et c’est la mort automatique précédée par une variété de tortures laissée à la discrétion de l’exécuteur. Ce code était d’autant plus efficace que le délateur ne pourvait compter sur la justice pour le protéger. Or, ce n’est plus le cas; depuis 1970, Washington a mis pied un programme efficace, le Federal Witness Security Program. Les criminels qui témoignent contre leurs complices sont certains de survivre, s’ils restent dans le programme. Le gouvernement assure aux délateurs -et à leurs proches, épouses, enfants-, nouvelles identités, relocalisation, argent, travail.
Les «Zips»
Lors de la grande réunion de Palerme en 1957, Galante avait été très impressionné par les soldats dressés dans les traditions de la Mafia sicilienne: respect des boss, obéissance et violence. Pendant le long séjour de Galante en prison, les parrains siciliens, en vertu des accords de Palerme, ont envoyé des hommes aux États-Unis via Montréal et Niagara Falls. Vic Cotroni en a fait passer un millier. Ils ont ouvert des pizzérias un peu partout aux États-Unis. Ils mènent une vie tranquille, se tiennent entre eux. On les appelle les «Zips»à cause de la rapidité avec laquelle ils parlent leur dialecte sicilien.
Ils attendent que les parrains de la Sicile réorganisent le pipeline de la drogue.
Il y a eu en effet un coup dur. Depuis les accords de Palerme, la French Connection avait graduellement augmenté les envois d’héroïne aux États-Unis.
Puis, en 1972 la French Connection s’était effondrée sous l’action coordonnée des autorités américaines, française, canadienne et italienne: six gros laboratoires de transformation de morphine-base en héroïne dans la banlieue de Marseille ont été fermés. Les Siciliens avaient déjà la distribution, ils vont prendre le contrôle de la production en construisant des raffineries perfectionnés en Italie. Elles sont bien équippées, bien approvisionnées, avec de remarquables chimistes (souvent des anciens de la French Connection) et une énorme capacité de production. Une seule d’entre elle dans la ville touristique de San Remo, pourra fournir cinquante kilos d’héroïne par semaine.
À la fin de 1976, de la Turquie à New York, tout le monde est prêt, sauf Montréal.
La fin de Violi
La CECO poursuit ses auditions. Le nouveau chef Violi comparaît le 2 décembre 75; Il est beaucoup plus bref que Cotroni: une phrase pour dire qu’il ne refuse pas de témoigner mais qu’il n’a rien à dire. Le résultat est le même: outrage au tribunal et prison.
À défaut du témoignage de Violi, la CECO fait jouer des extraits choisis d’enregistrements faits par son locataire —et agent de la SQ— au-dessus du club social où il passe de longues heures et papote. Cette faille dans la sécurité est déjà très très sérieuse dans la Mafia. Ça s’aggrave quand la pègre l’écoute dénigrer ses rivaux et à quel point Violi est cheap: il profite des mariages dans la communauté italienne pour envoyer ses hommes dévaliser les maisons pendant la cérémonie… Bavard, cheap, imprudent, c’est beaucoup pour celui qui veut remplacer Cotroni.
Le jour de la Saint-Valentin 1976, Pietro Sciarra le conseiller de Violi, amène sa femme assister à la projection de la version italienne du Parrain II. En sortant du cinéma, un homme portant une cagoule l’abat d’un coup de 12. La guerre contre Violi est déclanché.
Pendant l’emprisonnement de Vic Cotroni et de Paolo Violi, le frère de ce dernier, Francesco, veille aux intérêts de la succursale,
Le 8 février 1977, il est abattu dans son bureau de Rivière-des-Prairies. Lorsque Violi est libéré en novembre, son organisation est en miettes. Le 22 janvier 1978, il se rend au bar Jean Talon, joue aux cartes toute la journée. Pendant la soirée, un individu entre et l’abat de deux coups de feu. Contre toutes les règles, Violi tournait volontairement? le dos à la porte.
Le dernier obstacle au contrôle de la Mafia au Québec par les Siciliens vient de tomber. Nicolo, Vito, quittent le Venezuela et reviennent à Montréal. Ce qui reste de l’organisation Cotroni est maintenant contrôlé par les Siciliens. Incidemment, la famille Bonanno a sûrement approuvé cette prise de contrôle. À toutes fins pratiques, Vic est à la retraite. Il ne garde que son titre.
“The Mafia: Big, Bad and Booming”
En 1977, le Time a fait sa couverture avec la Mafia. Profit brut: 48 milliards; profit net: 24 milliards. La compagnie Exxon est plus grosse (51 milliards), mais son profit net est de 5%. À New York, par exemple, pratiquement tous ceux qui prennent un repas leur paient une taxe. Les Genovese contrôlent le poisson, les Bonanno, les Lucchese et les Gambino, le boeuf et la volaille. Ils sont partout, dans le port, la construction, la restauration.
Les flics n’y ont pas accordé d’importance, mais les Bonanno, plus précisément leurs alliés siciliens, sont aussi dans la pizza. Et, cette même année, les Caruana, les Cuntrera et les Rizutto posent le dernier boulon du pipeline de l’héroïne qui aboutit dans les pizzérias des États-Unis.
C’est un déferlement d’héroïne comme l’Amérique n’en a jamais connu. Galante fait des millions. Il a engagé des Zips comme gardes de corps, sûr de leur loyauté. Oui et non. Ce sont des mafiosi de Sicile, ils peuvent êtres loyaux à Galante, mais leur leur boss ultime ne peut pas être Galante, il est forcément en Sicile.
Pour déterminer la qualité de l’héroïne, Galante invente le «black man test»: un héroïnomane noir est kidnappé. Puis on lui injecte une double dose; s’il devient comateux à l’intérieur d’un laps de temps spécifique, on juge que l’héroïne a la pureté désirée.
Beaucoup de mafiosi sont mal à l’aise avec toute cette drogue qui attire l’attention de la police. Pas Galante. La drogue est la clé du pouvoir parce qu’elle génère des profits aussi rapides que considérables. D’ailleurs ce n’est pas suffisant pour lui; il veut prendre le contrôle des opérations de drogue des autres familles.
En 1978, Galante passe à l’offensive; il fait abattre au moins huit trafiquants de la famille Genovese. La Commission n’apprécie pas. De plus, Galante a gardé pour lui les loyers que les Siciliens devaient payer pour le droit d’opérer en Amérique.
Convoqué à deux reprises par la Commission, Galante leur répond : «Qui d’entre vous est prêt à s’opposer à moi?». Finalement, pas mal tout le monde. Les autres parrains sont consultés, y compris Rusty Rastelli et Joe Bonanno. Ils sont unanimes, Galante doit mourir.
Le 12 juillet 1979, Galante termine son repas au restaurant Joe & Mary à Brooklyn. Il allume son éternel cigare. Soudain, trois hommes masqués font irruption et, armés de fusils à pompe, tirent sur le Parrain. Ses deux gardes du corps, des zips, tirent aussi. Sur Galante. Il meurt, criblé de douze impacts.
Les policiers ont remarqué une recrudescence à grande échelle du trafic de drogue à Montréal. En effet, les Siciliens se déchaînent; le hashish du Pakistan et du Liban, l’héroïne de première qualité de Sicile et de Thaïlande, la cocaïne de l’Amérique du sud, entrent dans le port de Montréal. Puis, une pause dans le trafic de drogue pour Vito Rizutto. Il doit aller tuer trois gars à New York.
Le parrain des Bonanno, Rastelli, qui est en prison, est de plus en plus contesté. Parmi la quinzaine de capitaines de la famille, trois des plus importants n’en veulent plus.
Loyal à Rastelli, Joe Massino, un autre capitaine important, demande à la Commission la permission de régler le problème à l’ancienne. On lui demande de régler ça sans effusion de sang. Négociations. Rencontres. Impossible. Il retourne à la Commission car les trois capitaines veulent maintenant renverser Rastelli.
La Commission lui dit qu’il peut défendre sa famille.
Massino orchestre le meurtre avec «George from Canada»(Gerlanda Sciascia), l’homme qui fait la liaison avec la succursale de Montréal.
Le carnage
Le 5 mai 1981, Vito Rizutto, George et un autre mafioso, portant des masques de ski, se cachent dans un club social de Brooklyn. Les trois capitaines rebelles ont été persuadés de venir y discuter des problèmes de la famille. Vito est le premier à sortir de sa planque (une grande garde-robe) en criant : « les mains en l’air, c’est un hold-up ». Puis c’est le carnage. Les trois capitaines sont tués.
Les tueurs quittent imédiatement. Le lendemain, ils sont au Canada. Une autre équipe arrive pour se débarrasser des cadavres.
Les Bonanno avaient été longtemps la famille la plus unie d’Amérique. C’est fini. Mais un autre choc les attend. Le capitaine Sonny Black voulait introniser dans la Mafia un de ses associés, le voleur de bijoux Donnie Brasco, qu’il apprécie depuis six ans. C’est trop pour Donnie Brasco (de son vrai nom Joe Pistone). Ses collègues du FBI doivent le retirer immédiatement. Le 26 juillet, le FBI avertit Sonny Black. L’histoire de Joe Pistone a été racontée dans le film “Donnie Brasco”, avec Johnny Depp. «Sonny Black» paie sa confiance de sa vie.
Le témoignage de l’agent Pistone envoie une cinquantaine de mafiosi devant les tribunaux. Les Bonanno deviennent les lépreux de la Mafia. La succursale du Québec prend ses distances au point de se comporter comme une famille autonome. Et la famille autonome s’occupe de drogue.
Vers 1982 l’organisation Caruana-Cuntrera transporte trois mille kilos d’héroïne par année, la moitié de la consommation du pays. En six ans, ils blanchissent 33 millions de dollars américains provenant de la drogue. Elle transite par les pizzérias des Zips qui occupent des enclaves exclusives de la Mafia américaine.
Pendant que la Mafia s’enrichit, la justice amériaine a enfin trouvé comment abattre les parrains.
À travers les États-Unis, un millier de pros travaille ensemble dans des escouades contre le crime organisé; L’écoute électronique donne des tonnes d’informations; 4 000 criminels sont dans le tout aussi efficace programme de protection des témoins. En conséquence plusieurs mafiosi sont derrière les barreaux. Ils sont aussitôt remplaçés. C’est comme si, de temps en temps, on emprisonnait un employé ou un boss de Bombardier. C’est une corporation; elle va trouver des remplacants. Tant qu’il y aura des Familles, il y aura toujours du monde pour assurer la succession. Bref, les flics gagnent toutes les batailles mais perdent la guerre.
Robert Blakey, véritable preacher itinérant, continue à donner des séminars sur le crime organisé dans les facultés de droit partout au pays. «Ce sont les organisations qui rendent possible le crime organisé» répète-t-il chaque fois. Ce qu’il faut c’est envoyer en prison, en même temps, les chefs d’une famille et ses joueurs clés, sabotant ainsi toutes leurs opérations.
En août 1980, à l’Université Cornell, il remarque dans sa classe deux élèves qui tranchent sur les autres. «Sûrement des agents du FBI». Blakey se déchaîne et donne un de ses meilleurs exposés sur RICO.
Un des deux agents se tourne vers Kossler un des boss du FBI de New York et lui dit : «Tu sais sais, il a entièrement raison».
À partir de ce moment, la guerre du FBI contre la Mafia est transformée.
Kossler assigne une escouade pour chaque famille de la Mafia: leur mission, tout savoir sur cette famille, ses capitaines, sa chaîne de commandement, amasser des preuves de ses rackets etc. Chaque escouade travaille étroitement avec les équipes de surveillance et d’écoute électronique. Blakey leur recommande d’utiliser les micros pour obtenir des preuves d’un «pattern of racketeering» et non de crimes individuels. Il ne s’agit plus d’additionner les arrestations du menu fretin au jour le jour.
À la fin de l’année 1980, ils sont prêts. La grande offensive de la loi est prête à commencer. Sur la ligne de front: 270 agents du FBI, une centaine de détectives spécialisés, des douzaines d’enquêteurs du OCTF (Organized Crime Task Force) de New York. En face, 1000 mafiosi à surveiller plus 5000 associés, chaque mafioso ayant entre cinq à dix associés.
Une bonne nouvelle en 1981, la Cour suprême donne une interprétation généreuse du pouvoir fédéral dans le cas de RICO. Et encore une bonne nouvelle en 1982: le président Reagan ordonne au FBI de collaborer étroitement avec tout le monde contre la Mafia ce qui veut dire aussi partager leurs informations, une nouveauté.
Grâce à RICO, de longues peines frappent les parrains de Los Angeles, de Cleveland et de la Nouvelle-Orléans. Mais ce sont des parrains mineurs. Aucune commune mesure avec les parrains de la Commission de New York, la capitale de la Mafia. En fait, ils vont tomber à cause d’un succès littéraire.
Rudolph Giuliani
Un homme d’honneur, l’autobiographie de Joseph Bonanno est l’événement littéraire de l’année 1983. Parmi ses lecteurs fascinés, les autres parrains et, pour une raison différente, Rudolph Giuliani, un jeune procureur d’une ambition dévorante. On peut y lire plusieurs passages sur la Commission dont la Mafia a toujours nié l’existence. Giuliani dira plus tard: «Il me semblait que s’il admettait l’existence de la Commission, on pouvait se servir de cet aveu pour amener les parrains en cour.» C’est là qu’il réalise que RICO, peu compris et encore moins utilisé, peut être l’arme de destruction massive contre la Mafia. Il était temps.
C’est la combinaison gagnante: un prof de droit qui connaît RICO sur le bout des doigts parce qu’il en est le papa, des flics qui, en se concentrant sur les familles plutôt que les individus, ont cueilli des tonnes de preuves et un procureur capable de fusionner tous ces éléments pour attaquer les cinq familles en même temps. Elles ont chacune leur territoire mais dans les gros projets de construction, elles collaborent étroitement pour extorquer tout le monde. L’équipe décide de mettre le paquet sur les compagnies de ciment à New York.
Le procès de la Commission
Dans les mois et les années qui suivent, ils documentent comment quatre familles (les Bonanno sont encore des lépreux) ont dirigé l’extorsion des compagnies de ciment, en ont profité et forcé tout le monde à payer une taxe à la Mafia. La mère de tous les cas RICO, disent les flics. Giuliani est d’accord et ajoute : « Ce serait bien d’avoir un meutre ».
D’autres flics en ont un, celui de Galante.
Ils ont relevé une empreinte de la paume de l’un des tueurs, enregistré -par hasard- une cassette de son arrivée au club des Gambino, son accueil par des Bonanno en territoire Gambino. Bref, la Commission est derrière le crime.
Le procès des parrains
Le 25 février 85, les parrains de New York sont arrêtés (moins Rastelli, en prison, et Gigante, réfugié dans un hôpital psychiatrique).
Durant le procès, les parrains, admetttent l’existence de la Commission mais nient qu’elle soit impliquée dans le crime. N’importe quoi! Giuliani a l’équivalent légal d’une tonne de briques : 150 enregistrements choisis judicieusement parmi des milliers, 85 témoins, 300 heures de surveillance, etc.
Le 19 novembre 1986, les parrains des familles Colombo, Genovese et Lucchese sont trouvé coupables. Le jury déclare que oui, la Mafia existe, qu’elle est une organisation criminelle, qu’elle utilise la violence et le meurtre pour atteindre ses buts, qu’elle est dirigée par une Commission, que les accusés en font partie, que ces mêmes accusés ont conspiré pour commettre des actes criminels dont l’extortion des compagnies de ciment, et d’être collectivement coupable du meurtre de Galante.
RICO a de longues dents aiguisées. Ils sont condamnés à 100 ans de pénitencier.
Pour des raisons indépendantes de sa volonté, Paul Castellano, le parrain des Gambino, n’est pas parmi les accusés; il vient d’être assassiné en face de son steakhouse favori par John Gotti.
Alors que RICO frappe une dizaine de villes dont Detroit et la Nouvelle-Orléans, fait emprisonner 200 capitaines et parrains, décapite la Pizza Connection, en 1987, la justice oublie les Bonanno. Vers 1988, le FBI fusionne même l’escouade Bonanno avec celle de la famille Colombo qui semble, elle aussi, en piteux état.
Le règne désastreux de Rusty Rastelli se termine en 1991 lorsqu’il meurt du cancer du foie dans un hôpital de prison. Quand Joseph Massino lui succède, l’héritage Bonanno est sérieusement hypothéqué. La famille Bonanno a été humiliée jusqu’à l’os par Joe Pistone; mais du moins elle s’enorgueillit du fait qu’aucun de ses membres n’ait jamais été un mouchard. John Gotti, le parrain des Gambino, vient justement de partir pour le pénitencier suite au témoignage de son sous-chef.
Massino prend des mesures radicales: il ferme les clubs sociaux de la famille, interdit qu’on prononce son nom, n’assiste plus aux baptêmes, aux mariages, aux enterrements des mafiosi et fait de la discrétion la devise de la famille. Ça marche.
La famille reprend sa place au sein de la Commission dont Massino devient l’aîné, les autres parrains étant tous en tôle.
Dans les années 90, pendant que les parrains des autres familles font l’aller-retour entre leur foyer et le tribunal, Massino se mérite le surnom de «the Last Don». Il reçoit toujours des millions des Siciliens de Montréal que Lee Lamothe et Adrian Humphrey, dans leur livre «La Sixième famille», considèrent comme indépendants.
C’est le monde à l’envers; à la fin des années 90, la succursale de Montréal, une vingtaine de membres, fait plus d’argent que le bureau-chef à New York. Elle a aussi beaucoup plus de contacts internationaux, aussi bien en Sicile qu’en Colombie.
Si la famille Bonanno n’en est pas encore consciente, elle va bientôt l’être.
En 1999, Massino fait exécuter George le Canadien. Les Siciliens sont en rage. Massino essaie de réparer les pots cassés. D’autant plus qu’ils n’envoient plus d’argent à New York. Massino délègue son sous-chef et beau-frère Sal Vitale à Montréal. Que ce soit le sous-chef qui se déplace est révélateur de l’importance de Montréal. Il a une offre qui devrait faire plaisir à Vito.
Depuis la mort de Cotroni et de Violi, la famille Bonanno n’a pas, du moins officiellement, nommé de remplaçant. Donc, toujours officiellement, il n’y a pas de capitaine à Montréal, uniquement des soldats.
Vitale offre à Vito le poste de capitaine de la succursale. Vito refuse gentilment en disant que tout le monde est égal à Montréal. Inouï! L’équivalent d’une claque dans le front des Bonanno. Après 50 ans de fidélité à la famille Bonanno, Montréal prend définitivement ses distances. Ironie de la chose, c’est New York qui va trahir Rizzuto et causer sa perte.
Depuis le milieu des années 90, l’escouade sent que quelque chose se passe dans la famille et, en 1996, l’escouade Bonanno redevient indépendante. Surveillance, écoutes électroniques, rien. Après deux ans d’efforts, toujours rien. Pas d’informateurs, des banalités sur les écoutes. L’escouade décide de reprendre la bonne vieille technique qui a fait tomber Capone, les factures. Long travail de moine. Massino prouve par exemple que lui et son épouse ont gagné 500 000 $ à la loterie en quatre ans. Évidemment ils ont acheté les billets des gagnants! Puis l’escouade trouve quelqu’un qui blanchit l’argent de la famille. Il parle. La piste mène à un homme de Bonanno; il accepte de devenir délateur. Il est suivi d’un autre délateur. Puis c’est l’avalanche.
En 2003 Massino et Sal Vitale sont accusés du meurtre de «Sonny Black» et de violations à la loi RICO. Sal Vitale, le sous-chef qui se fait écoeurer par Massino depuis des années, décide de se mettre à table. Il en a long à dire sur Massino. En particulier il signale le petit cimetière particulier des Bonanno, utilisé dans les années 80 et où le FBI avait déjà trouvé le corps d’un des capitaines tués en mai 1981. Le FBI retourne fouiller. Il y a d’autres cadavres, dont ceux des deux autres capitaines.
Secrets of the Dead Gangland Graveyard (Documentaire, 54 min 43 s)
Betrayed by a Mafia Underboss Salvatore Vitale (New York Times)
En juillet 2004, le parrain Joseph Massino, est reconnu coupable d’avoir ordonné sept règlements de compte dont l’embuscade mortelle des trois capitaines. Ce verdict entraîne automatiquement une sentence d’emprisonnement à vie. Mais il y a mieux (ou pire) : le meurtre de George le Canadien a eu lieu en 1999 alors que la peine de mort a été réintroduite dans l’État. Le procureur signale qu’il va demander la peine de mort contre Massino.
Incroyable : Massino, le parrain lui-même, devient délateur. En juin 2005, il confesse le meurtre de George le Canadien et dit tout ce qu’il sait sur Vito Rizutto, ce qui est beaucoup car il était là lors de la mort des trois capitaines.
Arrêté en 2006, extradé aux États-Unis, Vito plaide coupable en mai 2007. Il est condamné à 10 ans de pénitencier. Dans les années qui suivent, son fils Nick Jr. et son père Nicolo sont assassinés. Paolo Renda, le consigliere de la famille, a disparu. Quant au clan Cuntrera-Caruana, les principaux acteurs sont en prison.
En 1943, on avait prédit la fin de la Mafia de Chicago lorsque sept de ses dirigeants avaient été envoyés en prison. Suite aux révélations de Valachi en 1963, le glas semblait sonné pour la Mafia; même chose après le procès des parrains dans les années 80-90. Aucun n’a eu un impact durable.
Richard Hammer écrivait : «Peut-être que le seul ingrédient nécessaire pour une campagne victorieuse contre la pègre est l’existence d’un climat moral qui ne tolère plus la corruption. Mais le «tone» moral d’une société est donné par ses leaders dans le milieu politique, d’affaires et syndical.» (The Illustrated History of Organized Crime, p. 356)
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