par Jean-Sébastien Marsan, journaliste

Depuis des décennies, des journalistes québécois attribuent à Louis-Philippe Roy, éditorialiste de L’Action catholique, une célèbre mise en garde, monument d’humour involontaire : « Que Staline se le tienne pour dit ». Cette phrase proviendrait d’un éditorial anticommuniste, en pleine guerre froide… mais personne ne cite la source exacte, la date de publication.

On la fait remonter aux années 1930, 1940 ou 1950. Pour les uns, Louis-Philippe Roy aurait titré un éditorial avec son retentissant « Que Staline se le tienne pour dit ». Pour les autres, cette phrase était la conclusion d’un de ses textes.

Une petite recherche dans le site web d’archives médias eureka.cc permet d’apprendre que Gérard Filion, qui fut directeur du Devoir de 1947 à 1963, est à l’origine de cette légende urbaine. Dans ses mémoires, il avoue : « Je me permets ici de faire une correction pour réhabiliter une réputation. Un jour, je m’étais payé la tête du docteur Louis-Philippe Roy, rédacteur en chef de L’Action catholique. J’avais écrit que le brave docteur Roy avait servi une semonce au chef du Kremlin : “Et surtout que Staline se le tienne pour dit”. La blague fut répétée et elle devint une vérité historique. » (Fais ce que peux : en guise de mémoires, Boréal, 1989.)

Le fils de Louis-Philippe Roy, Paul-Émile Roy, qui a publié à compte d’auteur un livre sur son père (Tâcheron de la plume), a écrit dans une lettre au Soleil (4 novembre 1996) : « Depuis la mort de mon père, on cite souvent cette phrase qu’on lui attribue : “Que Staline se le tienne pour dit”, mais qu’il n’a jamais écrite. »

Les archives de L’Action catholique sont disponibles en ligne, grâce à Bibliothèque et Archives nationales du Québec (BAnQ). En feuilletant quelques éditoriaux des années 1930, 1940 et 1950, on constate que Louis-Philippe Roy avait fait de Staline son ennemi personnel. Son style sentencieux et ses mises en garde font sourire… Et l’on comprend que l’avertissement-choc « Que Staline se le tienne pour dit » aurait pu jaillir de sa plume outrée.

Par exemple, en conclusion d’un long article sur les victimes des purges staliniennes, le 28 juillet 1937 : « Déposons dans nos filières la liste macabre des victimes de la faux stalinienne. Elle nous servira à l’occasion. » Le lendemain, en page éditoriale, Louis-Philippe Roy prend ses rêves pour réalité. « À l’heure actuelle, la situation s’est définitivement décantée, s’est éclaircie jusqu’à l’évidence : d’un côté, la civilisation chrétienne triomphante ; de l’autre côté, la barbarie moscovite agonisante. »