Petite histoire des Inuit, de leur arrivée en Amérique à aujourd’hui
«Presque tous les autres peuples fuyaient le froid; ils ont foncé dedans, malgré la peur, la solitude et mille souffrances. Et ils ont survécu.»
Georges-Hébert Germain, Les peuples du froid
La plupart des peuples ont mis 5 000 ans pour passer de la vie nomade au domicile fixe. Les Inuit ont fait la transition brutale de l’igloo à Internet en quelques décennies. Aujourd’hui, parmi les 150 000 Inuit disséminés autour de l’Arctique, ceux du Groenland sont à deux doigts de l’indépendance, ceux du Canada ont arraché, en attendant mieux leur propre territoire plus ou moins autonome. Tous sont conscients de former un seul peuple avec la même culture, une langue commune malgré leurs différents dialectes et la même origine, la grande région autour du détroit de Béring.
Il y au moins quarante mille ans, des groupes de chasseurs sibériens, lointains ancêtres des Indiens, franchissent le gigantesque pont de terre qui unit alors la Sibérie à l’Alaska. Devant eux, se dresse une couche de glace d’un kilomètre de haut qui recouvre le nord de l’Amérique.
Ils n’ont pas le choix : ils tournent à droite et descendent vers le sud. Au cours des siècles, ces chasseurs nomades explorent et occupent peu à peu les deux Amériques, jusqu’à la Terre de Feu.
À mesure que le glacier fond, les Indiens remontent vers le nord mais ils ne dépassent pas la frontière séparant la taïga et la toundra. Au-delà de la ligne des arbres, les rives de l’Arctique restent inhabitées.
Les premiers occupants de l’Arctique
1924 : L’ethnologue Diamond Jenness reçoit des centaines de vieux objets trouvés sur l’île de Baffin. Il en identifie facilement la plupart; ils proviennent des ancêtres directs des Inuit, qu’on a baptisé les Thuléens depuis que l’explorateur Knud Rasmussen a trouvé leurs traces trois ans plus tôt lors d’une expédition à travers l’Arctique canadien.
Mais les autres objets, en ivoire, en os et en pierre intriguent Jenness; d’abord, ils sont minuscules, et leur style est tellement différent que Jenness, perspicace, fait une hypothèse audacieuse : un autre peuple, totalement inconnu, a occupé l’Arctique avant les Inuit. Ces derniers en gardaient la mémoire dans leurs légendes; ils les appelaient les Tuniit.
Il y environ 4 500 ans, des millénaires après l’arrivée des ancêtres des Indiens, et bien avant celle des Inuit, des chasseurs sibériens passent à leur tour en Alaska, mais contrairement à tous leurs prédécesseurs, ils ne descendent pas vers le sud, mais continuent vers l’est, vers la toundra et la banquise, les terres les plus inhospitalières de la planète, et s’y adaptent.
Tirant eux-mêmes leurs petits traîneaux puisqu’ils n’ont pas de chiens, ils se dispersent, sans jamais rencontrer un seul être humain, dans l’archipel du Haut Arctique canadien jusqu’au Groenland; puis, de l’île de Baffin, ils passent au Québec, le Nunavik actuel, et longent ses côtes vers le Sud.
On leur donne des noms différents, Denbigh en Alaska, Pre-Dorset au Canada, Saqqaq au Goenland, mais c’est la même culture, qu’on appelle « The Arctic Small Tool », parce qu’ils apportent avec eux une façon totalement inconnue en Amérique de tailler les pierres avec un soin méticuleux pour en faire des outils remarquablement fins.
Ils sont à peine quelques milliers sur cet immense territoire : une ou deux douzaines de bandes chacune comprenant quelques centaines de personnes qui vivent en familles isolées. Celles-ci se rencontrent rarement, peut-être une fois ou deux par année, lorsque les animaux de l’Arctique, boeufs musqués, caribous, phoques, morses, etc., se rassemblent en d’énormes troupeaux pour leurs grandes migrations. Ils apprennent où et quand ils peuvent les surprendre et les abattre avec des arcs et des flèches. Puis, il y a plus ou moins 3000 ans, le climat de l’Arctique se refroidit.
L’hiver s’éternise, l’été raccourcit. La végétation, déjà mince, ne nourrit plus les boeufs musqués qui disparaissent. D’autres animaux changent leurs routes de migrations. Les chasseurs doivent s’adapter rapidement, sinon ils mourront de froid ou de faim. Au cours des siècles qui suivent, la plupart quittent le Haut Arctique et descendent plus au sud.
Les Dorsétiens
«The Dorsets were the Hobbits of the eastern Arctic – a very strange and very conservative people who we’re only just getting to know a little bit. »
William Fitzhugh, directeur du Arctic Studies Center au Smithsonian.
Ils abandonnent les arcs et les flèches, créent de nouveaux styles de harpons pour mieux chasser le phoque, le morse et le béluga, inventent des crampons pour marcher sur la glace, des patins de traîneaux en ivoire ou en os, de grands couteaux pour découper des blocs de neige.
Ils se logent désormais dans de grandes maisons semi-souterraines en tourbe, bien isolées du froid, chauffées et éclairées en faisant brûler la graisse fondue de morses et de phoques dans des lampes qu’ils sculptent facilement dans la pierre à savon. Leur vie est tellement différente de celle de leurs ancêtres qu’on donne à ce peuple qui a réussi à dompter le froid le nom de Dorsétiens.
De l’Île de Baffin, les Dorsétiens passent au Québec, longent, à l’est, la baie d’Hudson jusqu’à la frontière des arbres, et à l’ouest, la côte du Labrador jusqu’à l’île de Terre-Neuve. Il y a 2 500 ans, ils occupent le centre de l’Arctique canadien et le nord du Groenland.
Vers l’an 900, l’Arctique commence à se réchauffer pour atteindre de 2 à 4 degrés Celsius supérieurs à aujourd’hui. Leur monde chavire; la banquise fond dès la fin du printemps et se reforme plus tard à l’automne. Les routes de migration changent encore. Les Dorsétiens sont des artistes nés; ils sculptent dans l’ivoire, la pierre à savon, des panaches de caribous, des humains, des animaux de l’Arctique, et de mystérieux êtres en mutation entre les deux. Mais, autour de l’an mil, les Dorsétiens commencent à sculpter de nouveaux visages : grands nez, sourcils épais, barbes fournies : ce sont leurs nouveaux voisins venus de l’est, les Vikings, et ils possèdent ce qu’il y a de plus précieux dans l’Arctique : du fer.
Les Vikings dans l’Arctique
Vers l’an 800, surgis des brumes du Nord, des barbares jusqu’alors inconnus, les Vikings, attaquent l’Europe. Très rapidement, ils contrôlent les fleuves russes, menacent la Méditerranée, occupent le nord de la France et fondent en 874 une colonie, loin à l’ouest : l’Islande.
Un siècle plus tard, Éric le Rouge, un faiseur de troubles têtu comme une mule, est condamné à l’exil pour homicide. Il part vers l’ouest, aborde, en 982, une île recouverte à 90% d’une couche de glace, un des endroits les moins verts sur terre. En bon promoteur, Éric l’appelle Groenland (terre verte) pour attirer d’autres colons.
En 986, 500 colons arrivent au Groenland. Ils s’établissent le long des fjords du sud qui bénéficient d’un climat de l’Atlantique Nord radouci permettant la culture de céréales, l’élevage de bovins, de moutons, de chèvres, etc.
Mais ils ne ne peuvent pas survivre sans les produits européens, et les marchands norvégiens ne sont pas intéressés par la laine des moutons ou des chèvres; par contre, il sont prêts à payer un bon prix pour certains produits exotiques introuvables ailleurs : la défense des narvals utilisée par les pharmaciens pour ses prétendues qualités médicinales et qui sont à l’origine du mythe de la licorne; les faucons blancs pour les nobles; les ours polaires pour les zoos privés des rois et, surtout, les défenses en ivoire des morses.
Depuis des siècles, les Arabes occupent le nord de l’Afrique et l’ivoire des éléphants est inaccessible. Or, autour de l’an 1000, il y a une explosion d’oeuvres d’art en ivoire dans toute l’Europe. L’ivoire provient du Groenland; les Vikings trouvent de gros troupeaux de morses sur la côte ouest du Groenland, et c’est probablement la raison pour laquelle ils y fondent une deuxième colonie, là où s’élève aujourd’hui Nuuk, la capitale du Groenland.
Les Vikings s’établissent quelques années au nord de Terre-Neuve, visitent l’île de Baffin et la côte du Labrador et rencontrent les Dorsétiens, avec qui ils échangent du fer contre des défenses de morse.
Mais le réchauffement de l’Arctique amène un autre voisin, plus menaçant pour les Dorsétiens. Il vient de l’autre extrémité de l’Arctique, de l’Alaska.
Les baleines boréales sont parmi les plus gros animaux de la planète; elles peuvent atteindre jusqu’à 20 mètres et peser 60 tonnes. Le coeur à lui seul pèse 200 livres et est gros comme un homme. Elles migrent chaque année le long de la côte nord de l’Alaska où les attendent les ancêtres des Inuit, qu’on appellera les Thuléens, les grands spécialistes de la chasse à la baleine.
C’est une chasse hautement dangereuse pour la vingtaine d’Inuit entassés à bord d’un umiak, une grande embarcation de dix mètres fabriquée en peau, mais ils ont inventé des armes spécialisées : leurs harpons ont une tête détachable dont la baleine ne peut se libérer et sont munis de flotteurs en peau de phoque pour l’épuiser.
Le résultat est la sécurité alimentaire : la graisse et l’huile des baleines peuvent nourrir les 300 âmes de leurs gros villages et éclairer leurs maisons en bois pendant tout hiver.
Puis, autour de 1200, soudainement, ils partent vers l’est. Pression démographique? Ont-ils suivi les baleines qui, à cause du réchauffement, migraient plus à l’est? Est-ce que la route qui leur acheminait le fer de la Chine a été coupée par le grand conquérant Genghis Khan?
Selon l’archéologue Robert McGhee, « l’élément déclencheur de la migration est qu’ils ont appris des Tuniit que des hommes blancs aux yeux bleus échangeaient volontiers des outils et des armes en fer contre des fourrures et des défenses d’ivoire de morse. »
Les Thuléens sont de grands explorateurs extrêmement mobiles, voyageant l’été en umiak, l’hiver dans des traîneaux tirés par leurs partenaires indispensables, des chiens qui peuvent sentir un caribou, un ours polaire, une crevasse dans la glace à des kilomètres de distance.
Les Inuit confectionnent les vêtements les plus chauds de la planète en alternant peaux de caribou, dont les poils sont creux et remplis d’air, ce qui donne une qualité d’isolation inégalée, et couches d’air, et des bottes en peau de phoque imperméables. Ils inventent même des lunettes de neige pour distinguer les dangers même au printemps, lorsque l’intense reflet du soleil sur la neige les aveugle.
Au delta du fleuve Mackenzie ils rencontrent pour la première fois les Dorsétiens. Selon les légendes inuites, ce sont des géants timides, plus grands et plus forts que les Thulens, mais faciles à effrayer. Les Inuit possèdent des arcs et des flèches, les Dorsétiens, des lances.
Les 4000 Dorsétiens de l’Arctique, déjà stressés par le réchauffement de la température et la migration des animaux, sont maintenant envahis par les Inuit. Peut-être pour conjurer le sort, ils se mettent à fabriquer de plus en plus d’amulettes et d’objets pour les rituels des chamans, ces hommes et ces femmes qui sont leurs intermédiaires avec le monde des esprits, capables d’expliquer des maladies ou le manque de gibier, mais peut-être pas l’invasion des Inuit.
Les tambours des chamans résonnent en vain dans tout l’Arctique. Les Dorsétiens sont tués, chassés ou peut-être aussi fauchés par les maladies apportées par les Vikings. En 1300, ils survivent encore dans le nord du Québec et au Labrador. Puis ils disparaissent complètement de l’Arctique, ne laissant que les inuksuit, de singulières silhouettes humaines formées de grosses pierres brunes ou grises : Inuk (homme) shuk, pluriel suit (qui ressemble à un homme).
« Le fait de planter comme ça, à différents endroits, des signes culturels est significatif comme prise de possession, au moins mentale, du territoire, comme jadis une croix de chemin »
(Louis-Edmond Hamelin)
L’invasion des Thuléens est rapide. On a trouvé sur l’île Ellesmere, en face du Groenland, le fragment d’une poterie, objet particulièrement fragile, qui avait été fabriquée en Alaska. En deux siècles, peut-être moins, les Inuit occupent tout l’Arctique, de l’Alaska au Groenland et, au sud, les côtes de la Baie d’Hudson et du Labrador. Ils arrêtent là où débute la ligne des arbres, l’éternelle frontière qui les sépare des Indiens.
Partout, à quelques exceptions près, la même langue, la même culture, le même mode de vie basé essentiellement sur la chasse à la baleine. Leurs camps de chasse regroupent dix, quarante, parfois plus d’une centaine de personnes l’été dans des tentes, l’hiver dans des maisons dont les charpentes sont faites non plus avec du bois flotté comme en Alaska, mais avec des os de baleines et chaudement isolées avec des pierres et de la tourbe. La dizaine d’habitants d’une maison y pénètre par une entrée souterraine bien au-dessous du niveau du sol pour éliminer les courants d’air.
Puis, en 1257, après trois siècles de réchauffement, un volcan sur l’île de Lombok en Indonésie vient en éruption. C’est une des plus énormes explosions volcaniques des 7 000 dernières années; le magma explose 40 kilomètres dans les airs, réduit la radiation solaire et refroidit le climat de l’Europe et de l’Amérique. C’est ce qu’on a appelé la petite ère glaciaire.
La banquise se forme maintenant au cours de l’été; beaucoup plus de glace, moins de chasse à la baleine qui leur permettait d’accumuler assez de réserves de nourriture pour passer tranquillement l’hiver au même endroit. Maintenant, en hiver et au printemps, ils chassent les phoques; l’été et le début de l’automne, ils se déplacent à l’intérieur des terres pour chasser le caribou. Les igloos, « le meilleur exemple d’une construction parfaitement adaptée à son environnement » selon McGhee, remplacent les maisons dans leurs camps saisonniers. (Pour savoir comment construire votre propre igloo, cliquez ici.)
Le froid oblige les Inuit à abandonner la plupart des régions du Haut Arctique et à descendre vers le sud. À leur tour, ils rencontrent les Vikings.
Les colons vikings du Groenland ont créé à quelques centaines de kilomètres de l’Amérique du Nord le Far West florissant de l’Europe. Quelque 2 500 Vikings habitent 200 fermes à l’est du Groenland et une centaine à l’ouest autour de Nuuk. On y trouve une vingtaine d’églises, un monastère d’Augustins, un couvent de Bénédictines et un évêque qui, depuis 1210, réside dans sa cathédrale de pierre à Gardar (Igaliko) et correspond régulièrement avec le pape.
Dans les deux colonies vikings, les températures plus froides amènent de mauvaises récoltes, sabotent l’élevage des moutons et des vaches laitières. La viande de boeuf devient un aliment de luxe. Les Vikings s’adaptent; on sait maintenant que 80 % de leur nourriture vient de la mer, poissons, phoques.
En 1348, la Mort noire, la peste bubonique, ravage l’Europe, tuant le tiers de la population. Si elle ne touche pas les colonies du Groenland, elle fauche la moitié de la population de la Norvège, leur cordon ombilical avec l’Europe. Le marché de l’ivoire de morse s’effondre, miné par la peste et les défenses d’éléphants de meilleure qualité qui parviennent en Europe. Les Vikings n’ont plus rien à vendre.
Vers 1360, calmement, après avoir soigneusement fermé les portes de leurs maisons, ils abandonnent la colonie autour de Nuuk pour le sud du Groenland. Les navires norvégiens venaient autrefois chaque été; maintenant des années passent sans aucun navire.
Un document officiel rapporte que le 16 septembre 1408, Sigrid Bjornsdottir et Thorstein Olafsson ont célébré leur mariage à l’église de Hvalsey. Puis plus rien.
Mais des historiens ont trouvé en Islande la trace du couple marié. En 1424, pour des raisons qu’on ignore, Sigrid et Thorstein ont fourni des lettres et des témoins prouvant qu’ils se sont mariés au Groenland. Faisaient-ils partie du filet continu des Vikings qui ont émigré en Islande, fuyant la misère causée par le climat ou les Inuit?
Dans les années 1540, des marins islandais sont détournés par la tempête dans les fjords du Groenland. Ils trouvent un homme, mort là où il est tombé, habillé avec un capuchon, des vêtements en laine et en peaux de phoque. Près de lui, son couteau de fer « déformé, très usé et érodé. »
Les Européens
De nombreux Européens traversent alors l’Atlantique : Français, Anglais et Portugais pêchent la morue sur les bancs de Terre-Neuve alors que les Basques se spécialisent dans la chasse aux grands troupeaux de baleines qui franchissent le détroit de Belle-Isle pour se rassembler tous les étés dans le golfe Saint-Laurent. Les Basques sont les pétroliers de l’Europe. Si le peuple s’éclaire à la bougie malodorante faite avec la graisse fondue du mouton ou du boeuf, les plus riches veulent de l’huile de baleine qui donne une lumière brillante et sans fumée.
Autour de 1530, Red Bay, au sud du Labrador, est devenue la capitale mondiale de la chasse à la baleine. Durant l’été, 2 000 Basques s’y activent, construisent des bâtiments, chassent, font bouillir la graisse de baleine jour et nuit dans de grands chaudrons de cuivre et ramènent chaque année de Red Bay et de leurs autres postes au Labrador une vingtaine de milliers de barils d’huile en Europe.
Autour de la même période, les Inuit du Labrador se déplacent vers le sud et longent la côte nord du golfe. Ils chasseront aussi loin qu’à Mingan en face d’Anticosti. L’été, tout se passe bien, Français et Basques échangent volontiers avec eux des objets en fer. Ils se quittent à l’automne en bons termes; mais lorsqu’ils reviennent au printemps, c’est pour constater que les Inuit ont raflé tout ce qui est en fer, parfois en brûlant leurs constructions pour récupérer les clous.
À la fin du siècle, la guerre éclate entre la reine Élisabeth d’Angleterre et Philippe II d’Espagne; le roi réquisitionne tous les navires des Basques, sujets espagnols, pour « l’Invincible Armada » qui doit envahir l’Angleterre. Ce sera une défaite remarquable; sur 130 navires, une poignée seulement reviendra en Espagne. En 1603, les Basques passent leur dernier hiver sur la Côte-Nord.
Les échanges et les vols se poursuivent avec les Français. Parfois, il y a des représailles et des Inuit se retrouvent esclaves à Québec. Champlain écrit qu’il est impossible de faire la paix avec eux.
Les Anglais
Depuis la découverte de l’Amérique par Colomb, des explorateurs, toujours à la recherche de l’Asie, essaient de contourner le continent, les Espagnols par le sud, les Anglais par le nord. Martin Frobisher découvre l’Île de Baffin, John Davis le détroit entre l’île et le Québec, puis, en 1610, Henry Hudson pénètre dans la baie qui porte aujourd’hui son nom. Excellent pour les cartes géographiques, mais aucun profit pour les commanditaires; aussi, pendant quelques décennies, les Anglais négligent le Nord. Puis, deux coureurs des bois de la Nouvelle-France leur font une proposition aussi intéressante qu’inattendue.
La traite des fourrures
En juillet 1659, Pierre-Esprit Radisson, son beau-frère Médard Chouart des Groseillers et sept cents indiens accostent à Montréal avec trois cent soixante canots et une cargaison de fourrures de première qualité comme il ne s’en est jamais vu sur le Saint-Laurent. Elles proviennent des rivières qui se jettent dans la baie d’Hudson. Mais les deux hommes n’ont pas demandé le permis de traite obligatoire.
Le même mois, le gouverneur de la Nouvelle-France saisit leurs fourrures et leur impose une forte amende. Furieux, Radisson et son beau-frère quittent Trois-Rivières, se rendent en France, puis à Londres, en quête d’investisseurs pour leur proposer leur idée géniale: aller puiser directement dans le grand réservoir à fourrures de la Baie d’Hudson en passant par le nord.
Le cousin du roi, le prince Rupert, et quelques associés nolisent deux navires qui partent en juin 1668. Le navire de Radisson subit des avaries au cours d’une tempête et doit rebrousser chemin, mais celui de des Groseilliers arrive le 29 septembre à à l’est de la baie James. Ils construisent un fort à l’embouchure de la rivière Rupert pour passer l’hiver.
La nouvelle se répand chez les Cris de la forêt boréale. Comme les Français du Saint-Laurent, ces Blancs sont intéressés par le plus commun de leurs produits, la fourrure. Au printemps, des centaines de Cris se rendent au fort échanger des peaux de castor contre des couteaux, des pots en fer, des aiguilles, etc.
Les Anglais qui ont apporté pour 650 $ de marchandises retournent à Londres avec une cargaison de peaux de castor qui vaut 90 000 $. Le prince Rupert et ses associés fondent alors la Compagnie de la Baie d’Hudson qui reçoit sa charte royale le 2 mai 1670, laquelle en 7 000 mots de prose torturée lui accorde un monopole sur le commerce de la fourrure de « la Terre de Rupert » qui comprend tout le territoire drainé par les rivières se déversant dans la baie d’Hudson; en gros, 40 % du Canada d’aujourd’hui.
La Baie ouvre rapidement trois postes au sud de la Baie James, chacun offrant aux Cris, chez eux, de meilleures couvertures, de meilleurs fusils, de meilleures marchandises que les trafiquants Français. Les Inuit, juste au nord de la ligne des arbres, ne s’en approchent jamais. Les Cris sont leurs ennemis mortels depuis des siècles.
Jusqu’à la Conquête anglaise (1760), si on excepte quelques contacts des Inuit de l’Alaska avec des trafiquants russes, seuls les Inuit du Labrador sont en relations avec les Blancs et leurs échanges commerciaux avec les Français restent sporadiques, fortuits et se déroulent dans un climat de franche méfiance réciproque. En guerre larvée avec les Innus (Montagnais) et les Micmacs, les Inuit ont quitté le golfe Saint-Laurent, mais descendent régulièrement au sud du Labrador pour commercer avec les pêcheurs britanniques lorsqu’ils remplacent les Français. Les relations sont franchement hostiles et le gouverneur de Terre-Neuve s’inquiète. La solution, complètement inattendue, vient du Groenland.
Les Danois au Groenland
Le pasteur protestant Hans Egede a toujours été intrigué par les rumeurs qui circulent en Norvège sur les colonies vikings au Groenland, leur cathédrale et leurs églises. Que sont-ils devenus depuis qu’on a perdu tout contact avec eux depuis des siècles? Egede ne le sait pas, mais, chose certaine, ils sont sûrement encore catholiques. Egede a maintenant une mission : convertir les Vikings à la religion protestante. Il supplie le roi du Danemark, qui règne alors sur la Norvège, de l’envoyer au Groenland. Dès son arrivée avec 44 personnes en 1721, dans le fjord de Nuuk, Egede se met à la recherche des Vikings; il n’en trouve aucun. Dans les deux colonies qu’ils ont fondées sept siècles plus tôt, tous les habitants sont Inuit.
Nullement ébranlé, il décide de les christianiser et fonde une mission. « Ayant ainsi affaire à des gens (…) aussi stupides que des bêtes, il a fallu les traiter comme des enfants et leur inculquer de la manière la plus simple les vérités chrétiennes. »
En 1733, arrivent trois missionnaires protestants originaires de la Moravie (aujourd’hui République Tchèque). Les Moraves se plongent dans l’étude intensive de l’inuktitut. Contrairement aux catholiques, les protestants encouragent fortement la lecture des textes sacrés que les Moraves adaptent au contexte : dans la phrase de l’Évangile « Donnez-nous aujourd’hui notre pain quotidien », « pain » est remplacé par « phoque ». Puis, ils mettent sur pied un vaste réseau de « pasteurs » inuits qui diffusent la foi protestante, et donc la lecture.
Les Moraves
Les Moraves proposent à Londres un plan pour pacifier la côte du Labrador : éliminer les contacts entre les Européens et les Inuit en attirant ces derniers vers des postes de traite qu’ils vont créer au nord de la côte du Labrador. Les profits, modestes, permettront aux Moraves de financer leurs missions. En 1769, après de longues négociations, Londres donne son accord. Les Moraves ouvrent des postes-missions le long de la côte.
Vers la fin du siècle, de nouveaux clients apparaissent; ils viennent de l’Ungava (Nunavik actuel), territoire de la Baie, laquelle n’est pas intéressée par les Inuit; elle a bien ouvert au milieu du siècle, par intermittence, une couple de postes surtout pour la chasse au bélugas le long de la Baie d’Hudson, mais rien de plus.
En 1811, des Moraves, accompagnés de quatre familles inuites, dépassent le cap Chudleigh – le point le plus au nord de la péninsule du Labrador, et pénètrent au Nunavik, où ils rencontrent une quinzaine de familles estomaquées devant ces Blancs qui parlent inuktitut.
L’accueil est tellement enthousiaste que les Moraves demandent à la Grande-Bretagne la permission d’ouvrir une mission-poste de traite sur ce territoire de la Baie. Celle-ci refuse catégoriquement de laisser des rivaux empiéter sur son territoire. À ce moment, elle aimerait bien y ériger elle-même un poste de traite, mais c’est impossible; ses 76 postes consacrent toutes leurs énergies à concurrencer les 97 postes des marchands anglais de Montréal qui lui font une rude guerre commerciale, surtout dans l’Ouest, et cherchent frénétiquement le chemin vers le Pacifique. En 1789, un de leurs explorateurs, Alexander Mackenzie, descend, plein d’espoir, le long du grand fleuve qui porte aujourd’hui son nom.
Amère déception! Ce n’est pas le Pacifique, mais la mer de Beaufort, fréquentée par les 2 500 Inuit du delta du Mackenzie.
On lui signale la présence d’autres Blancs à l’ouest. Ce sont les Russes qui, après plusieurs batailles, sont venus à bout des Inuit de la Sibérie et implanté une colonie en Alaska. 500 trafiquants de fourrures s’y activent.
Aussi, les couteaux, les aiguilles et autres objets en fer des Russes circulent parmi les Inuit de l’Alaska puis ceux du Mackenzie. Un peu plus tard, elles proviendront des rivaux de la Baie, les marchands de Montréal. Parce que les Inuit du Mackenzie sont plus enclins à la guerre que les autres Inuit, la vente d’armes à feu est expressément interdite. La Baie poursuit la même politique lorsqu’elle rachète ses rivaux de Montréal en 1821.
La Baie n’a pas oublié la tentative d’implantation des Moraves. En 1830, elle ouvre un poste à Chimo (Kuujjuak) à une trentaine de milles de la baie d’Ungava. Elle aimerait bien commercer avec les Inuit de la baie d’Hudson, mais même si les Cris ont cessé leurs raids contre les Inuit, l’animosité traditionnelle demeure. À l’été 1837, la Baie ouvre un poste presqu’à la limite des arbres. Peu après, le nouveau gérant, Thomas Corcoran, charge un Inuk, interprète pour la Baie, de persuader son peuple de venir au poste. Au cours de l’année, celui-ci traverse la péninsule jusqu’à l’Ungava. En mars, il est de retour à Fort George, bientôt suivi d’une trentaine de familles inuites. Un succès diplomatique. À partir de ce moment, des Inuit apportent à Fort George des peaux de caribou, de renard blanc et, ce qui est nouveau, de l’huile de baleine. Le commerce avec les Inuit est définitivement amorcé. Mais l’influence de la Baie reste minime, car d’autres Blancs arrivent du Nord, les baleiniers.
Le temps des baleiniers
La découverte de baleines par Henry Hudson aux îles Spitzberg avait précipité les harponneurs au nord de la Scandinavie. Dans les années 1660, Allemands et Hollandais y envoyaient quatre à cinq cents navires, épuisant rapidement les stocks de baleines. Les Hollandais s’étaient alors tournés vers l’est du Groenland et, à partir de 1671, tuaient, chaque année, 2000 baleines.
Au siècle suivant, les Britanniques les rejoignent. Londres est alors la ville la mieux éclairée du monde : depuis les années 1740, 5000 lampadaires brûlent de l’huile de baleine.
En 1782, 44 navires britanniques opèrent à l’est du Groenland; deux ans plus tard, ils sont le double; en 1787, ils sont 250.
Puis, les Américains se joignent à la curée.
Vers 1800, quelque 250 navires, surtout américains et britanniques, se rendent chaque année dans les eaux autour du Québec, de l’île de Baffin et du Groenland. Une vingtaine d’années plus tard, ils sont 750; chacun abat en moyenne une dizaine de baleines. En 1833, 70 navires britanniques abattent 1600 baleines dans le seul détroit de Davis (22 baleines par navire).
L’âge d’or
Rien ne remplace l’huile de baleine. Elle alimente toujours les lampes, mais sert aussi à lubrifier les nombreuses machines à vapeur de la révolution industrielle. Et son prix augmente : un gallon d‘huile (3, 785 litres) coûte 2,50 $, la moitié du salaire hebdomadaire d’un ouvrier qualifié.
Lorsque l’ex-baleinier Herman Melville écrit Moby-Dick en 1851, 900 navires poursuivent les baleines sur tous les océans du globe; 735 sont américains. New Bedford est le plus grand port baleinier au monde et la ville la plus riche des États-Unis. Mais les baleines sont de moins en moins nombreuses et la compétition, de plus en plus féroce.
Alors qu’un voyage dans le Pacifique peut s’étirer sur deux ans, dans l’Arctique, la saison de chasse ne dépasse pas cinq mois. Les baleiniers arrivent vers avril à la fonte des glaces, engagent des Inuit comme guides pour localiser les baleines, ensuite comme rameurs, harponneurs, etc. Quatre mois plus tard ils les paient avec des couteaux, des aiguilles à coudre et autres objets en métal. Tous repartent quand la glace se reforme, les Inuit pour chasser le caribou à l’intérieur des terres, les baleiniers vers leurs ports d’attache.
Pour battre de vitesse ses concurrents, le capitaine William Penny, un vétéran de la chasse à la baleine, décide de passer l’hiver 1851-52 à la baie de Cumberland sur l’île de Baffin. Il pourra ainsi commencer la chasse un mois plus tôt que ses concurrents, dès la fonte des glaces. D’autres l’imitent, non seulement à la baie de Cumberland, mais aussi à Cape Fullerton au nord de la baie d’Hudson. Ces deux endroits d’hivernage deviennent le coeur de la chasse à la baleine dans l’Arctique.
Le capitaine doit fournir à la vingtaine d’hommes de son équipage des vêtements adaptés au froid de l’Arctique, sinon ils ne survivront pas à l’hiver. Il achète aux Inuit des peaux de phoques et de caribous et engage des femmes pour fabriquer des bottes imperméables, des mitaines et des parkas.
Pour éviter à son équipage le scorbut et la monotonie de manger de la viande salée ou des conserves pendant huit mois, le capitaine achète de la viande fraîche et engage des Inuit pour chasser, fournir des attelages de chiens pour le transport dans la région, servir de guides, etc. Ces Inuit reçoivent des repas réguliers, des munitions gratuites et d’autres objets.
Si la chasse est mauvaise, car elle dépend toujours des migrations, tous les Inuit autour des navires échappent à la famine, car les baleiniers leur fournissent de la nourriture salée ou en conserve.
Désormais, vers novembre, après la chasse au caribou, 50 à 200 Inuit installent leur camp près des navires jusqu’à l’été. Ces contacts prolongés avec les Blancs pendant les longs mois d’hiver vont changer leur mode de vie.
Avec les années, les capitaines arrivent avec des équipages réduits et engagent des Inuit pour des tâches de plus en plus complexes sur le navire. En même temps, des Inuit viennent de plus en plus loin pour trafiquer avec les équipages des fourrures de renard blancs, de petites sculptures en ivoire de morse, etc.
Aux couteaux, clous, hameçons, aiguilles, s’ajoutent des bouilloires, des pots, des lampes, des poêles à kérosène et des armes à feu; d’abord, des fusils à silex puis des carabines se chargeant par la culasse qui révolutionnent la chasse; la chasse du caribou, autrefois collective, peut maintenant se pratiquer par un homme seul; le phoque sur la banquise peut se chasser à distance. Les kajaks et les umiaks sont remplacés par les solides baleinières, de grands bateaux en bois mus par le vent et la voile.
Très rapidement, les Inuit adoptent aussi la farine, s’habituent au sucre, au thé, au tabac, découvrent avec plaisir l’alcool, les danses carrées américaines et les reels écossais. Mais ils découvrent aussi les maladies vénériennes et la tuberculose. En 1840, 1000 Inuit vivaient autour de la baie de Cumberland. En 1857, fauchés par les maladies, ils ne sont plus que 350. Près du cap Fullerton, tous les Inuit de l’île de Southampton disparaissent.
Les nouveaux propriétaires
En 1867, la plupart des Inuit de l’Arctique changent de propriétaires. Les États-Unis achètent l’Alaska aux Russes, endettés par la guerre de Crimée, alors que La Baie vend son immense domaine à la toute nouvelle confédération canadienne. Ottawa le regroupe avec d’autres parties à l’Ouest, et, en 1870, rebaptise le tout « les Territoires du Nord-Ouest ».
Selon la nouvelle constitution, le Canada est responsable des Indiens, ce qui sera plus tard lourd de conséquences pour les Inuit. Désormais, Ottawa doit signer (on ne fera pas dans la dentelle) des traités avec eux avant de s’emparer de leurs terres.
Dix ans plus tard, le Canada accepte avec une remarquable indifférence un cadeau plus ou moins hypothéqué de la Grande-Bretagne : l’archipel arctique, quelques dizaines de milliers d’îles qui s’étendent jusqu’au pôle Nord et sur lequel sa souveraineté est pour le moins douteuse; certaines îles ne sont pas encore découvertes.
Ces changements de propriétaires n’affectent en rien les Inuit ou les baleiniers. En fait, ces derniers sont beaucoup plus préoccupés par le pétrole que le « colonel Drake » a découvert en Pennsylvanie et qui remplace de plus en plus l’huile de baleine. Par contre, ils sont encouragés par la nouvelle mode des crinolines et des tailles étroitement corsetées. Elle exige des fanons.
Certaines espèces de baleines nagent la bouche ouverte, engouffrant de vastes quantités d’eau et de minuscules crustacés. Puis elles expulsent l’eau, retenant les crustacés grâce à un filtre composé de quelque 700 fanons de trois à quatre mètres de long, à la fois flexibles et solides, un peu comme du plastique. En 1875, les fanons valent 1,12 $ la livre; trois ans plus tard, leur prix a triplé. Bientôt, les fanons d’une seule baleine paient les frais annuels d’un navire et de son équipage, parfois même, avec l’huile de deux ou trois baleines, l’achat du navire entier. La traite avec les Inuit peut se poursuivre.
Les Inuit sont maintenant dépendants des produits européens qui facilitent ou agrémentent leur vie matérielle, mais leur vie spirituelle n’est pas affectée.
Sauf au Groenland et au Labrador, les chamans n’ont pas de rivaux, sauf quelques rares missionnaires, orthodoxes chez les Inuit de Sibérie et d’Alaska, anglicans dans le delta du Mackenzie et chez les Cris de la baie James. À lui seul, un homme va tout changer.
Au printemps de 1876, l’évêque anglican de Moosonee, dont le diocèse s’étend sur une bonne partie du territoire des Cris, demande à la Church Missionary Society de Londres de lui trouver un missionnaire pour les Inuit.
Edmund Peck répond à l’appel. Il se procure à Londres le Nouveau Testament que les Moraves ont traduit en inuktitut, l’étudie pendant les trois mois du voyage et se présente à l’évêque en septembre. Une semaine plus tard, accompagné de l’interprète Adam Lucy, un Inuk du Labrador, il est en route vers Petite Rivière de la Baleine, à la limite des arbres où la Baie a ouvert un poste.
À son retour, son plan est clair. D’abord, du solide; il commande à Londres une église pré-fabriquée en tôle ondulée qui sera érigée en 1879 à Petite Rivière de la Baleine. La St. Edmund Church, le plus vieil édifice du Nunavik, est encore debout, mais elle a été déménagée à Poste-de-la-Baleine.
Puis il se met à l’inuktitut. Il a remarqué que les Cris apprennent avec enthousiasme une écriture syllabique mise au point par des Cris, des Ojibways et James Evans, un missionnaire protestant qui avait étudié la sténographie : un signe (cercles, triangles, etc) = une syllabe.
Peck, linguiste hors pair, traduit une partie des Évangiles, puis la transcrit en écriture syllabique. Lourde conséquence : les Inuit de l’Arctique de l’Est (Nunavik et Nunavut) sont aujourd’hui les seuls à utiliser le syllabique; partout ailleurs, au Groenland, au Labrador, dans le delta du Mackenzie et en Alaska, les Inuit utilisent l’alphabet roman (ceux de Sibérie utilisent le cyrillique).
Les Inuit se déplaçant à l’année longue d’un camp saisonnier à l’autre, il est impossible aux missionnaires de les suivre. Aussi, il forme des « pasteurs », souvent d’anciens chamans, à qui il enseigne l’écriture syllabique. Les « pasteurs » font ensuite le tour des camps saisonniers pour lire les Évangiles.
En 1894, il se rend dans la baie de Cumberland et construit avec les Inuit une première église en peaux de phoque, aussitôt mangée par des chiens affamés. De là, grâce à des « pasteurs » Inuit, l’Évangile et l’écriture syllabique se répandent à travers l’Arctique, malgré l’opposition farouche des chamans.
Peck lutte contre la polygamie, l’infanticide, l’échange d’épouses, les danses du tambour et les séances chamaniques. Les femmes se trouvent libérées de la plupart des interdits et obligations qui avaient jusque-là pesé sur elles, mais elles ne peuvent plus porter de pantalons, païens et immoraux.
Les zoos humains
Pendant que les missionnaires et les baleiniers infiltrent de plus en plus leur leur territoire, des Inuit découvrent le monde des Blancs : pas à Montréal, à Edmonton ou à Ottawa, mais en Écosse, à Paris, à Berlin et à Chicago. Plusieurs Inuit accompagnent les capitaines des navires lorsqu’ils retournent dans leurs ports d’attache; d’autres travaillent dans les zoos humains, la grande spécialité du promoteur Carl Hagenbeck, qui a inauguré le premier en 1877 à la demande du Jardin des plantes de Paris qui frisait la faillite. Les différents autochtones, Africains, Asiatiques, et les six Inuit du Groenland avec ours blancs, phoques et chiens renflouent les finances du Jardin. La mode est lancée : les foules se précipitent pour voir les familles inuites du Labrador ou d’ailleurs. Elles sont les vedettes de plusieurs expositions; Chicago en 1893, Buffalo en 1901, Saint-Louis en 1904, Seattle, etc. Entre deux expositions, les Inuit travaillent dans les cirques ou au parc d’amusement de Coney Island à New York.
L’Inuk Eneutseak, alias Nancy Columbia, élue en 1909 reine du Carnaval lors de l’expo Alaska-Yukon-Pacifique à Seattle. Elle joue à 18 ans avec quatre autre Inuit dans « The Way of the Eskimo» (1911), le premier film inuit (tourné sur les rives du lac Michigan)… dont elle a écrit le scénario. Elle est alors l’Inuk la plus célèbre du monde.
Le dernier refuge
Durant le dernier quart de siècle, les baleiniers encore actifs cherchent les derniers refuges de baleines. Ils savent que les baleines migrent vers le détroit de Bering au printemps, et des dizaines de navires ont essayé en vain de les suivre le long de l’Alaska; en 1871, 33 baleiniers coulent à cause des glaces dans la mer de Béring. Les compagnies d’assurance refusant désormais de miser un sou sur ces voyages, les baleiniers cherchent ailleurs pendant près de vingt ans.
« les baleines fourmillaient comme des abeilles »
En 1888, Joe Tuckfield franchit le détroit de Béring, tourne à l’est et pénètre dans la mer de Beaufort, découvrant non seulement le dernier sanctuaire de baleines en l’Amérique, mais aussi l’île Herschel, le seul port naturel de la région, à l’abri de la glace et des tempêtes. Il passe la saison à chasser les baleines avec les Inuit du Mackenzie. La rumeur que les baleine franches « fourmillaient comme des abeilles » se propage jusqu’à San Francisco, la capitale des baleiniers du Pacifique. D’autres baleiniers arrivent. En juillet 1891, le Mary D. Hume abat 27 baleines, une des plus riches prises de l’histoire des baleiniers, un cargo d’une valeur de 400 000 $. Dès 1894-1895, quinze navires hivernent sur l’île Herschel. Ailleurs dans l’Arctique, les baleiniers vont où ils veulent, chassent ce qu’ils veulent et font du troc avec les Inuit; mais à Hershell, les équipages recrutés de force la plupart du temps (on les saoule et ils se réveillent en mer) sont la lie de la terre, ou plutôt de la mer.
« Une ruche de débauche » (Diamond Jenness)
Pendant l’hivernage, neuf longs mois d’inactivité, 500 mâles endurcis et violents s’entassent sur l’île : des Américains, des Indiens, des Chinois, des Afro-Américains, des Maoris, des Inuit de l’Alaska, des autochtones de Sibérie, etc. Ils n’ont rien à faire sauf boire, trafiquer de l’alcool avec les Inuit, les exploiter, échangeant par exemple une carabine valant 10 $ pour 15 peaux de boeuf musqué valant 750 $, se battre ou jouer dans une des quatre équipes de baseball de la Herschel Island Baseball League, fondée en 1894.
Les premières plaintes arrivent à Ottawa. L’évêque anglican des T.N.-O, la North-West Mounted Police (l’ancêtre de la GRC) rapporte qu’on abuse des Inuites, que l’alcool coule à flots, que ces baleiniers américains n’ont pas de permis et sont tellement nombreux qu’ils peuvent donner au belliqueux président Theodore Roosevelt le prétexte idéal pour annexer la région. Ottawa hésite, puis apprend que les Inuit du Groenland chassent, comme ils l’ont toujours fait, sur l’île d’Ellesmere; que Otto Sverdrup a découvert et pris possession de plusieurs îles au nom de la Norvège, laquelle, comme le Danemark, réclame des îles de l’archipel de l’Arctique. Ottawa réagit. Un peu.
En 1897, Ottawa demande au capitaine William Wakeham, qui étudie les glaces arctiques, de hisser un pavillon canadien sur l’île de Baffin pour proclamer la souveraineté du Canada. Pathétique! Finalement, même avec la meilleure volonté du monde, Ottawa ne peut plus ignorer que le Nord, son Nord, est un bar ouvert à tous.
En 1903, histoire de donner au moins l’illusion d’une présence officielle, Ottawa envoie des agents de la GRC à Fort McPherson dans la région du Mackenzie, à l’île Hershell et au Cap Fullerton. Dans ces deux derniers endroits, ils doivent vérifier si les baleiniers ont leur permis canadien, collecter les droits de douane, confisquer l’alcool… et faire flotter le drapeau.
Lorsque deux agents de la GRC arrivent à Hershell, ils ont un choc. Quelques décennies plus tôt, Sir John Franklin, qui a depuis disparu quelque part dans l’Arctique, avait signalé la présence de quelque 2 500 Inuit dans le delta du Mackenzie; il n’en reste plus que 250, ravagés par l’alcool, la violence et des épidémies de rougeole. Le village de Kittigazuit, où se rassemblaient plus d’un millier d’Inuit venus de partout pour chasser la baleine, est maintenant abandonné.
Il n’y a presque plus de Blancs non plus, car les baleines ont pratiquement disparu. Quand Joe Tuckfield a découvert le sanctuaire 15 ans plus tôt, il y avait entre 14 000 et 20 000 baleines dans la mer de Beaufort; il en reste peut-être 4 000.
Durant le même été, cinq agents de la GRC débarquent au Cap Fullerton; il n’y a qu’un seul baleinier, l’Era. Après avoir passé l’hiver à se tourner les pouces, ils poursuivent leur voyage jusqu’à l’île d’Ellesmere, laissant ici et là des drapeaux pour signaler, on ne peut plus symboliquement, la souveraineté du Canada.
À partir de 1906, Ottawa envoie à trois reprises le capitaine Joseph-Elzéar Bernier surveiller les baleiniers et établir la souveraineté du Canada en laissant des drapeaux un peu partout. En 1909, il proclame, au nom du Canada, la possession de tout l’archipel arctique, y compris les îles découvertes par Sverdrup, en laissant une plaque de bronze sur un énorme rocher de l’île Melville bien au-delà du cercle polaire. Cependant, en droit international, la pose de plaques et de drapeaux demeurent des gestes purement symboliques; la souveraineté signifie occuper le terrain et l’administrer.
Comme dans la mer de Beaufort, les baleines ont disparu. En trois ans, Bernier voit moins d’une dizaine de baleines. Dans la région de l’île de Baffin, leur nombre est passé de 11 000 à moins de 500. On les chasse encore, même si le pétrole a remplacé l’huile de baleine qui ne vaut plus que 40 cents le gallon. Puis, en 1906, le grand couturier parisien Paul Poiret révolutionne la mode féminine : il supprime les corsets – et donc les fanons – en créant des robes taille haute; le prix des fanons passe de 5,80 $ la livre en 1904 à 0,50 $ en 1909.
Les baleiniers disparus, les Inuit ne peuvent plus se procurer des biens devenus indispensables : carabines, pots et aiguilles en fer, allumettes, farine, mélasse, thé et tabac. Ils sont sauvés par une autre mode, celle du renard blanc.
Jusqu’alors, la fourrure, celle du castor par exemple, servait à faire des chapeaux et des manteaux pour les riches. Avec le renard blanc, c’est différent; sa fourrure sert d’accessoire, cols, manchons, écharpes, etc. Elle donne, à peu de frais, une allure cossue à n’importe quel manteau. Or, c’est la seule fourrure que l’Arctique peut fournir en grande quantité. Une multinationale française est intéressée.
La guerre commerciale dans le Nord
La Baie a son premier rival sérieux depuis les marchands de Montréal : les Français de la Revillon Frères, l’un des plus gros négociants en fourrures du monde avec des filiales à Londres, à Leipzig et, depuis 1893, à New York. Après quelques années, Victor Revillon, qui représente la compagnie en Amérique, décide de ne plus acheter ses fourrures à Londres, mais directement des Indiens et des Inuit.
En 1902, la Revillon achète une enfilade de postes sur les berges du fleuve Mackenzie et en ouvre une douzaine sur la côte nord du Saint-Laurent et au Labrador. L’année suivante, elle s’installe à Fort Chimo (Kuujjuak), près du seul poste de la Baie dans tout l’Arctique de l’est. Puis, elle attaque son château-fort, la Baie d’Hudson. En 1908, la Révillon a des postes à Fort George, Rupert, Grande Baleine, Inukjuak, etc. La Baie finit par réagir et ouvre un poste en 1909, à l’extrême-nord du Québec, puis quelques autres sur l’île de Baffin. Ottawa suit très vaguement ce développement majeur dans l’Arctique.
Depuis la dernière patrouille du capitaine Bernier, Ottawa ne s’intéresse plus au Nord, sauf en 1912 pour en découper une partie et la remettre aux provinces. Le Québec hérite de l’Ungava (Nunavik), devenant ainsi la seule province avec des citoyens Inuit. Le cadeau est accompagné d’une obligation : le Québec doit, comme Ottawa dans l’Ouest, signer un traité avec les Inuit et les autres autochtones de l’Ungava, Cris et Naskapis. Le Québec se dépêche de l’oublier.
En 1914, la Première Guerre mondiale éclate. Un an plus tard, le dernier baleinier quitte la Baie d’Hudson, terminant ainsi un autre chapitre de l’histoire inuite. Quinze des leurs se battant en Europe, les Inuit du Labrador sont bien au courant de la guerre. Partout ailleurs, les Inuit ne reçoivent que de très lointains échos déformés; ils raconteront plus tard qu’il y a eu une grosse guerre en Europe et que la Baie a gagné.
Sauf quelques policiers soupoudrés ici et là, le Canada n’a toujours aucune présence officielle dans le Nord. On a bien nommé en 1903 un Commissaire des Territoires du Nord-Ouest, mais celui-ci, par ailleurs boss de la GRC, réside à Ottawa et, un record bureaucratique, ne passe pas une seule ordonnance en 16 ans.
En 1919, Ottawa crée un Conseil des Territoires du Nord-Ouest composé de fonctionnaires et de représentants de la GRC. Les Inuit, comme d’ailleurs les Indiens et probablement les Blancs, n’ont aucune idée de son existence; jusqu’en 1929, le Conseil se réunit une fois par année, à Ottawa. Ça ne s’améliorera pas beaucoup par la suite. On dira dans les années 30 avec un humour grinçant : « les Territoires-du-Nord-Ouest n’ont atteint aucun sommet duquel ils auraient pu tomber »!
Un coup publicitaire
À la fin du conflit, la rivalité commerciale reprend au Nord.
Mais la guerre a perturbé les affaires de la Revillon. La prise du pouvoir par les communistes en Russie lui a fait mal; ils ont fermé son bureau de Moscou et nationalisé ses dizaines de comptoirs en Sibérie. Thierry Mallet, le représentant de la Revillon à New York, songe alors à tourner un grand film de promotion.
Il avait été impressionné par Thomas Flaherty, un vétéran du Nord, ingénieur minier et cinéaste. Il l’engage pour tourner un film publicitaire à son nouveau poste de traite d’Inukjuak. À son arrivée en juin 1920, la Revillon lui a préparé une cabine confortable avec des rideaux à motifs fleurs et un gramophone. Flaherty y entrepose 39 caisses d’équipement cinématographique, dont 75 000 pieds de pellicule.
Pour tourner « Nanook l’esquimau », l’histoire d’un chasseur inuk et de sa famille, il engage une douzaine d’Inuit, dont le chasseur réputé Allakarialak pour jouer le rôle de Nanook (ours polaire en inuktitut) et Maggie Nujarluktuk pour celui de sa femme NyIa.
Trois mois plus tard, Flaherty retourne à New York pour monter le film. En 1922, le premier visionnement devant le personnel du distributeur Paramount est un flop.
Nanook ne ressemble à rien qu’on avait déjà vu : ni un film de voyage ni un film d’aventure, même s’il y a beaucoup d’actions et de suspenses. Finalement, la compagnie française Pathé se montre intéressée. Mais elle ne prend pas de risques; pour la première au Capitol, le plus grand théâtre de New York, elle a engagé des spectateurs pour applaudir aux bons moments. On conclue au chef d’oeuvre.
Nanook, distribué dans le monde entier, est acclamé partout. La crème glacée vendue dans les cinémas s’appelle « Nanuks » en Allemagne, « Esquimaux » en France, et «Eskimo Pies» en Grande-Bretagne et en Amérique.
Alors qu’on imagine les Indiens belliqueux et rusés, sinon fourbes, Flaherty crée à lui tout seul le prototype de l’Inuk souriant, auto-suffisant, plein de ressources et victime satisfaite de son environnement. C’est l’image qu’on a toujours.
À l’époque on croit que ce premier documentaire du cinéma reflète la vraie vie des Inuit. C’est faux. Flaherty a ressuscité pour les besoins du film un mode de vie déjà disparu.Les baleinières et les canots à moteur ont remplacé depuis longtemps les oumiaks et les kayaks qu’on voit dans le film. Allakariallak comme la plupart des Inuit chasse le morse à la carabine; Flaherty l’oblige à utiliser une lance. Les spectateurs rigolent en voyant son ahurissement devant le disque du gramophone et encore plus quand il tente de le manger. Toute la scène est organisée par « le gars des vues », car Allakariallak est familier avec un gramophone. Mais qui pourrait souligner les relations difficiles de Flaherty avec la réalité? À l’époque, un seul Blanc connaît à fond les Inuit de l’Arctique et parle inuktitut parfaitement, l’explorateur danois Knud Rasmussen.
Entre 1921 et 1924, l’équipe de Rasmussen a traversé en traîneau à chiens tout l’Arctique, du Groenland au détroit de Béring. Partout, à de rares exceptions près, les Inuit ne peuvent plus se passer des marchandises des Blancs, les carabines par exemple, et il est impossible de faire marche arrière, les jeunes n’ayant pas appris comment chasser avec les lances ou l’arc et les flèches.
Il a constaté aussi que tous les Inuit sont devenus chrétiens, orthodoxes en Alaska, protestants ailleurs, avec quelques poches de catholiques dans le delta du Mackenzie. En février 1922, Rasmussen a rencontré Awa, un des derniers grands chamans de l’Arctiqu ; il se convertira peu après sous la pression des autres Inuit. Mais le choc culturel chrétiens-chamans va faire quelques ravages.
À Tasiujaq, au Nunavik (1931), des Inuit se sont pris pour Dieu ou le Messie. Aux îles Belcher, à la suite d’une pluie de météores durant l’hiver brutal de 1941, un Inuk annonce qu’il est Jésus et que le meilleur chasseur de la communauté est Dieu. Selon eux, la fin du monde est proche. Ceux qui refusent de le croire sont du côté de Satan. Il y aura des morts.
Ces mouvements restent limités, éteints par l’opposition farouche de la quinzaine de missionnaires et l’hostilité des Inuit chrétiens. ÀHome Bay (1922) sur l’île de Baffin, l’Inuk qui a tué le « Messie » a écrit sur sa tombe : « Ici gît Neakoteah. Il n’est pas bon pour l’homme de prendre la place de Dieu. »
En 1922, Ottawa se réveille encore une fois et toujours pour la même raison : sa souveraineté est menacée. Les Inuit du Groenland chassent toujours le boeuf musqué sur l’île d’Ellesmere, « zone inoccupée », ose prétendre le Danemark.
Cette fois, Ottawa crée l’Eastern Artic Patrol pour patrouiller le Nord chaque année. Ottawa extrait le capitaine Bernier (70 ans) de sa retraite bien méritée (il a navigué sur toutes les mers du monde et traversé l’Atlantique 250 fois), lui donne le commandement de l’Arctic, et le charge d’amener des agents de la GRC au nord de l’île de Baffin et sur l’île d’Ellesmere où il n’y a pas un seul être humain. Dès 1923, un autre détachement est installé à Pangnirtung dans la baie de Cumberland, puis, l’année suivante, sur l’île Devon. En 1927, Ottawa ajoute un deuxième agent sur l’île d’Ellesmere toujours inhabitée…
À eux tout seuls, ces agents représentent tout le gouvernement fédéral ou presque : ils patrouillent, visitent les camps saisonniers, émettent des permis, collectent les taxes, font appliquer les règlements sur la chasse, s’occupent du recensement, distribuent l’aide d’urgence, livrent le courrier, secourent les disparus et soignent les malades.
Les familles inuites visitent les postes une fois ou deux fois par an, généralement l’été lorsque passent les navires de la Baie, de la Revillon ou de l’Eastern Artic Patrol. À bord, selon les années et les navires, des médecins et des dentistes qui soignent pendant les escales, des missionnaires, etc.
Première pendaison au Nord
En 1911, deux Inuit avaient tué des missionnaires qui les avaient menacés. Arrêtés, jugés à Calgary et condamnés à la prison perpétuelle, ils avaient été relâchés deux ans plus tard. Convaincu d’avoir envoyé un mauvais message aux Inuit, Ottawa veut démontrer qu’il peut être sévère lorsqu’en 1921 des meurtres sont commis au nord de l’île d’Hershell.
T.L. Cory, un avocat du ministère de l’Intérieur, recommande à son subordonné, responsable des T.N.-O : « que la justice suive son cours et que les Esquimaux reconnus coupables de meurtre soient pendus au vu des Autochtones pour que ceux-ci observent le sort réservé aux meurtriers. »
Plus tard, un tribunal se déplace pour la première fois dans l’Arctique. Avant son départ d’Edmonton, le juge Dubuc reçoit un télégramme du sous-ministre de la Justice à propos du procès : « you should consult police authorities as to the date and place of execution, understand they favour Herschel Island. » La sentence ne fait pas de doute; T.L. Cory est l’avocat de la défense, le bourreau est déjà sur place; il a voyagé incognito et on a dissimulé dans ses bagages le bois de charpente pour construire l’échafaud. Il est déjà dressé lorsque le procès débute. Il dure une journée. Le 1er février 1924, les deux Inuit sont pendus dans l’édifice qui servait à faire sécher les fanons de baleine.
Les renards et leur fourrure
Jusqu’alors, les Inuit n’avaient que faire des renards; pas grand chose à manger sauf les cuisses. Quant à la fourrure, elle est trop aérée pour protéger du froid; les Inuit s’en servent surtout comme débarbouillettes. Mais la mode des accessoires en fourrure atteint son point culminant pendant les années folles de 1920-1930. Même s’ils avaient réaménagé leurs activités saisonnières à cause des baleiniers, les Inuit sont encore presque tous chasseurs. La trappe du renard blanc révolutionne leur mode de vie.
Si les Inuit veulent des carabines, des pots et des aiguilles en fer, des allumettes, de la farine, de la mélasse, du thé et du tabac, ils n’ont pas le choix; ils doivent devenir trappeurs et apporter les peaux aux comptoirs. La Baie comme la Revillon ne veulent pratiquement rien acheter d’autre. C’est un tournant majeur.
Plus question de chasser le phoque ou le caribou l’hiver, c’est la saison où la fourrure du renard est la plus épaisse; il faut poser les lignes de trappe. Mais les Inuit doivent quand même se nourrir (farine, sucre, thé, lard, etc.) et donner à manger aux chiens. Et pour s’habiller, ils doivent acheter à la Baie ou à la Revillon les vêtements en peaux de phoque et de caribous qu’ils fabriquaient autrefois eux-mêmes. Finalement, il faut acheter à crédit des pièges en acier, des carabines et des munitions.
La Baie et la Révillon ont chacun une cinquantaine de postes en territoire indien et inuit. Les trappeurs profitent de cette concurrence féroce, jouent une compagnie contre l’autre, favorisant celle qui leur fait le meilleur crédit, paie le plus cher pour les fourrures de renard dont le prix oscille entre 30 $ et 70 $; celle d’un renard bleu, jusqu’à 210 $. Les profits des compagnies baissent. Les tensions montent. Même dans les endroits où ils sont les seuls Blancs avec le missionnaire et le détachement de la GRC, Inukjuak, Pond Inlet, etc., les deux gérants rivaux n’échangent jamais un seul mot. Rappelons que leur contrat est de cinq ans…
En 1926, les Moraves abandonnent et vendent à la Baie leurs postes du Labrador. La même année, mais dans le plus grand secret, la Baie achète la majorité des actions de la Revillon. Des Inuit remarquent que la Révillon n’ouvre plus de postes. Puis, en 1929, une crise économique frappe l’Occident.
La Grande Dépression des années 1930
À Londres, Paris et Montréal, le prix des fourrures chute de 90 %. Dans les postes de traite, une peau de renard qui valait 40 $ un an plus tôt n’en vaut plus que 4 $. Mais le prix des marchandises, la farine, des munitions et des pièges en acier reste le même. Comble de malheur, à la même époque, les caribous disparaissent. Comme beaucoup d’animaux, les phoques, les renards, etc., les caribous ont des cycles variables; il y a des années où ils sont abondants, d’autres où ils sont rares. C’est le début de la grande famine des années 30. Il y a même des émeutes de la faim au Labrador en 1933.
À partir de 1930, Ottawa distribue aux Inuit (et aux Indiens) via les postes de traite, de la nourriture, des vêtements et des médicaments. En 1932, le coût de l’aide pour les 2 000 Inuit du Québec s’élève à 22 000$.
Puis, Ottawa réalise que l’aide sociale relevant des provinces, le fédéral n’a pas à payer pour les Inuit du Québec, la seule province avec des citoyens inuit. La facture est refilée au Québec, qui refuse de payer, alléguant que le fédéral est responsable aussi bien des Inuit que des Indiens. On se bat des années, jusqu’à la Cour suprême qui tranchera en 1939 : aux fins de l’administration, les Inuit sont des Indiens et ils sont donc sous la responsabilité du gouvernement fédéral.
En 1936, la Baie achète discrètement les dernières actions de la Revillon et ferme ses postes les moins rentables. Elle refuse de payer l’argent que la Revillon devait aux Inuit. Ceux-ci, ignorant que la Baie est depuis des années propriétaire de la Revillon, ne l’oublieront jamais et garderont une profonde méfiance envers les francophones. La Baie domine désormais tout le commerce de l’Arctique. Les Inuit sont à la merci du gérant, leur seul acheteur – il fixe le prix d’achat des peaux de renard – et leur seul fournisseur, il fixe le prix de vente de ses marchandises. Et décide s’il fera crédit ou non aux Inuit.
La Baie et Ottawa classent les Inuit en deux catégories : « trappeur efficace » (qui attrape plus de 10 renards par année) ou « trappeur inefficace ».
Si un « trappeur efficace » a besoin de secours parce que c’est une mauvaise année pour la trappe du renard, Ottawa s’en lave les mains; c’est le gérant de la Baie qui peut lui faire crédit. Ou non.
Le « trappeur inefficace », ce qui comprend tous ceux qui préfèrent chasser pour se nourrir, peut recevoir de l’aide du gouvernement, mais seulement si le gérant ou l’agent de la GRC sont d’accord. Les deux connaissent la position des fonctionnaires d’Ottawa : elle est limpide : « en leur donnant ce qu’ils n’ont pas les moyens de payer, le gouvernement contribue à saper leur moral ». En pratique, un refus les condamne à mourir de faim mais, on présume, avec un moral intact…
Si Ottawa accepte, à reculons, d’empêcher tous les Inuit de mourir de faim, il refuse de s’occuper de santé ou d’éducation. Il laisse ça aux missionnaires, ce qui lui permet de s’en laver les mains en gardant bonne conscience et d’économiser beaucoup. Pour l’éducation, la santé, le bien-être, on dépense 44 $ au Groenland, 13 $ en Alaska et 12 $ au Canada.
Dans tout l’Arctique, il n’y a que deux hospices pour héberger les personnes âgées, les infirmes ou les invalides chroniques, et quatre petits hôpitaux anglicans ou catholiques; deux dans le delta du Mackenzie; un autre dans la baie de Cumberland (île de Baffin) ; un quatrième à Chesterfield Inlet au nord du Manitoba. Les Inuit qui sont chanceux tombent malades ou se cassent un membre au début de l’été pour profiter de la visite annuelle du navire du gouvernement et être examiné, rapidement, par le médecin à bord.
Au Groenland, où règne un paternalisme bienveillant, une compagnie d’État, dont le personnel comprend beaucoup de métis salariés, fournit des médecins et des infirmières et contrôle tout le commerce. Elle achète les fourrures à un prix supérieur au marché, vend les produits essentiels (aliments nutritifs, équipement de chasse et pêche) au prix coûtant, sinon à perte, et fait un léger profit sur les produits de luxe; café, tabac, bonbons, etc. Ce profit est réinvesti au Groenland.
Tous les Inuit savent lire; depuis 1861, ils ont même leur premier mensuel, Atuagagdliutit, (« Ce qui est préparé pour être lu »), qui paraît encore aujourd’hui. On encourage ceux qui ne veulent pas devenir chasseurs ou pêcheurs à faire leur secondaire ou l’école normale à Nuuk. Tous les cours sont en inuktitut. En Alaska, les écoles sont publiques et gérées par le gouvernement qui fournit à tous les villages une école et un enseignant.
Ottawa est au courant, mais estime que les Inuit d’ici ne sont pas « suffisamment avancés pour le système d’enseignement des Blancs. » En 1935, un rapport officiel précise que les besoins en éducation des Eskimos de cette région (l’Arctique) sont très simples et leur capacité mentale pour assimiler des matières scolaires limité.
Aussi, l’éducation, si on peut employer le terme, est laissé à la dizaine de missionnaires qui enseignent, l’été seulement, un peu d’anglais, un peu d’arithmétique, les deux utiles dans les postes de traite, et beaucoup de religion, catholique ou protestante selon le cas, essentielle pour aller au paradis.
En 1935, à la grande satisfaction des fonctionnaires, leur grand cauchemar est réglé; la famine? Les épidémies? Non! L’identification des Inuit.
E-45
Quand Lucie Idlout nomme son album « E5-770 My Mother’s Name », que Elisapee Karetak, chante « Kikkik, E1-472 » ou Susan Aglukark « E186 », tous les Inuit comprennent : elles évoquent les petits disques en caoutchouc de la taille d’une pièce de 25 ¢ que leurs parents devaient porter au cou.
Les fonctionnaires du fédéral avaient un cauchemar permanent, administrer des Inuit qui ne restent pas en place et qui n’ont pas de noms de famille. Plusieurs ont le même prénom, lequel peut changer pendant leur vie et qui est orthographié de façon créative par les Blancs. En 1935, un agent médical de Pangnirtung, qui avait peine à démêler les fiches de ses patients, trouve une solution : adapter le système utilisé par les Forces armées canadiennes et distribuer aux Inuit des disque de caoutchouc.
Sur le disque, une lettre et un chiffre : par exemple, E pour l’Arctique de l’Est, E9 pour le district d’Inukjuak. Suivi d’un numéro unique pour chaque Inuk.
Au dos, une couronne avec les mots « Eskimo Identification » et « Canada ». Le système sera implanté auprès de quelque 7700 Inuit lors du recensement de 1941.
La Deuxième Guerre mondiale
Lorsqu’en septembre 1939 la Deuxième Guerre mondiale éclate, la douzaine d’agents de la GRC sont toujours les seuls représentants d’Ottawa au Nord. La guerre va affecter en profondeur tous les Inuit, de l’Alaska au Groenland.
En 1940, Hitler envahit le Danemark et exige la capitulation du Groenland qui demande aussitôt la protection des États-Unis; des troupes canadiennes et américaines débarquent au Groenland qui sera géré, et fort bien, par ses habitants pendant toute la guerre.
Quelques mois plus tard, l’Angleterre est seule face à Hitler. Américains et Canadiens décident d’envoyer des convois de ravitaillement et de traquer les sous-marins allemands qui essaient de les couler.
À voir : La bataille du Saint-Laurent, la victoire oubliée
Aussi, les Américains construisent dans l’Arctique des stations météos et des bases aériennes : Fort Chimo (Kuujjuak), Iqaluit (Frobisher Bay), l’île de Baffin, Narsasuaq (sud du Groenland), etc. Goose Bay (Labrador) va devenir le plus grand aéroport de l’Occident.
Le sort des 7 700 Inuit du Canada ne s’améliore pas. Toujours affaiblis par la faim et une mauvaise alimentation, ils sont régulièrement fauchés par les épidémies, trois durant l’automne 1941 et 1942 à Pangnirtung; la moitié des 80 Inuit traités succombent. En 43, une épidémie de méningite… le taux de mortalité atteint 25 % à Cape Dorset. En 1944, la diphtérie et la famine fauchent 48 Inuit, le quart de la population d’Eskimo Point à l’ouest de la Baie d’Hudson.
Pourtant, la faim et les épidémies n’ont aucun écho au Sud, même si chaque année l’Artic Patrol fait le tour des postes de traite. L’explication est simple. Le père Steinmann écrit en 1943 : « Lorsque le chef de la patrouille arrive aux différents postes, il constate que tout est en ordre. Tout est impeccable, peinturé, poli, et les Esquimaux sont vêtus avec ce qu’ils ont de plus propre, achetant même de nouveaux vêtements ou empruntant, comme je l’ai vu faire, des vêtements de leurs voisins plus fortunés pour avoir l’air moins misérables. Pourquoi les blâmer puisqu’ils n’ont fait que suivre les instructions des commerçants? » Finalement, ce sont les Américains qui ameutent le Sud.
Des Inuit se sont installés autour des bases aériennes dans l’espoir d’y trouver du travail. Si quelques-uns ont des emplois d’aide-cuisiniers, de conducteurs et de journaliers, la majorité fait le tri des vêtements, des machines et des meubles jetés aux ordures et fouillent les poubelles pleines de nourriture.
Les Forces américaines, médecins en tête, sont scandalisés par leur pauvreté et leur piètre état de santé. Ils demandent à maintes reprises et de plus en plus publiquement : « Pourquoi les Esquimaux n’ont-ils pas été protégés contre l’exploitation de la Baie ni reçu d’éducation ou de soins de santé? »
Ottawa réagit. À sa façon. Au printemps 1943, l’attaché militaire américain à Ottawa, le colonel Graling, reçoit une mise en garde polie et amicale du Commissaire adjoint des TNO, R.A. Gibson… Aucun effet sur les journalistes américains qui visitent les bases militaires et rapportent à leurs lecteurs ce qu’ils ont vu.
En 1946, la paix à peine signée, Ottawa a un soudain intérêt pour le Nord. Pas pour ses habitants, car on se contente de nommer au Conseil des TNO un résident des Territoires, mais à cause des Russes. La guerre froide commence avec l’Union soviétique. L’Arctique inquiète soudainement Ottawa et Washington; les troupes russes peuvent-elles attaquer le continent en passant par le Nord? L’opération Musk-Ox règle la question la même année.
L’opération Musk-Ox
En février 1946, quarante militaires canadiens munis d’un équipement sophistiqué, dont la première – et dernière – motoneige blindée au monde, couvrent la distance entre la baie d’Hudson à la Colombie-Britannique avec un détour dans les îles de l’Arctique. En tout, plus de 3 000 milles avec des températures de -47. Conclusion : non. Mais une année plus tard, Ottawa met sur pied une force militaire non orthodoxe, les « Rangers », corps de chasseurs Inuit locaux dans les endroits les plus reculés du Nord.
En 1945, Ottawa crée un nouveau ministère de la Santé et du Bien-être social. C’est le début des allocations familiales pour tous les Canadiens, dont les Inuit, avec quelque années de retard. $6.00 par enfant, par mois, ce qui est d’autant plus insuffisant dans le Nord que la Baie a doublé ses prix dans sa cinquantaine de postes (neuf au Québec). Elle a commencé aussi à vendre toutes sortes de cochonneries à base de sucre, biscuits, boissons gazeuses, etc., qui vont causer pour la première fois chez les Inuit de sérieux problèmes de caries dentaires, d’obésité et de diabète.
Les premiers bidonvilles de l’Arctique
Depuis la fin de la guerre, le prix des fourrures de renard à dégringolé : en 1946, selon les endroits, les Inuit vendent une peau de renard 15 $, 20 $, 35 $; en 1949, 5 $, 3,50 $ et parfois 3$.
Donc, moins d’argent pour acheter la nourriture et les munitions indispensables dans les camps saisonniers. Des petits groupes d’Inuit s’entassent autour des postes de la Baie, de la GRC, et de l’Église du missionnaire, chassent aux alentours qui, inévitablement, se vident de leurs caribous, leurs phoques et leurs poissons. Ils habitent des shacks construits de bric-à-brac, de planches en contreplaqué récupérées des bases militaires, mal isolées, sans installation sanitaire. À Baker Lake, Eskimo Point, Rankin etc., les premiers bidonvilles de l’Arctique apparaissent. Le terreau idéal pour les épidémies.
Les enfants sont les premiers touchés. En 1946, trente-sept enfants meurent de malnutrition au sud de l’Île de Baffin, une vingtaine dans la baie de Cumberland. Puis, c’est le typhus à Cape Dorset, la polio à l’ouest de la Baie d’Hudson; en 1949, la rougeole à Fort Chimo (Kuujjuak) et Iqaluit (Frobisher) et, partout, la tuberculose.
Les Inuit ont alors le taux le plus élevé de tuberculose pulmonaire au monde. Elle ne tue pas autant que les autres épidémies, mais elle affaiblit, handicape et finit par tuer si elle n’est pas soignée. Mais soigner où?
Dans tout l’Arctique, il n’y a toujours que quatre petits hôpitaux et, depuis 1947, une infirmerie à Inukjouak. De toutes façons, on ne connaît alors qu’un traitement : isoler les tuberculeux dans des sanatoriums; à l’ouest, chez les Inuit du Mackenzie, les tuberculeux sont généralement transportés par avion à Edmonton. Mais ceux de l’Arctique de l’Est sont beaucoup trop éloignés des hôpitaux du Sud.
« Le C.D. Howe est arrivé, c’est encore le temps de se déshabiller. » Chanson de George Tayarak, un Inuk de Sugluk.
Le C. D. Howe, que les Inuit appellent « Matavik » (là où on se déshabille) arrête durant l’été à chaque poste de la Baie de l’Arctique de l’Est. Ce navire de la Garde côtière est spécialement aménagé en petit hôpital, y compris une salle d’opérations, une infirmerie, un bureau de dentiste, un appareil à rayons X et une chambre noire.
Tous les Inuit viennent à bord; on les aligne et on les passe aux rayons X. Ceux dont les tests sont positifs sont immédiatement mis en quarantaine sur le navire; ils n’ont pas le droit de descendre à terre pour ramasser leurs affaires et faire leurs adieux à leurs familles. Robert Williamson, un chercheur qui a souvent fait le voyage sur le C.D., rapporte : « C’était fait rapidement et sans aucune délicatesse. » Ça ne s’améliore pas ensuite; les malades sont transportés à Hamilton ou à Québec, mais les familles n’en savent rien. Durant les mois et même les années de traitements, les fonctionnaires ne donnent aucune information aux familles qui ne savent pas où sont leurs proches, encore moins comment ils vont. Par ailleurs, des enfants inuits sont adoptés par des familles du sud sans que les parents en soient informés.
Vidéo (7.59) : Tuberculosis treatment in south takes Inuit from their families
Le rapport édifiant de Cantley
En 1949, Ottawa envoie James Cantley, un ancien de la Baie, faire le point sur l’économie du Nord. « Survey of Economic Conditions among the Eskimos of the Canadian Arctic » est édifiant : rien n’est rentable dans le Nord, à part le rat musqué dans le delta du Mackenzie et le renard dans le reste de l’Arctique, et encore, leur prix dépend des caprices de la mode. Les quelque fonctionnaires chargés du Nord ne peuvent en tirer qu’une seule conclusion déprimante : les Inuit vont dépendre de plus en plus de l’aide d’Ottawa.
Deux ans plus tard, en 1951, Henry Larsen, un officier de la GRC qui patrouille le Nord à bord du Saint Roch depuis une vingtaine d’années, envoie un rapport à son supérieur : « Le Canadien moyen n’a aucune idée à quel point l’Eskimo, autrefois en bonne santé et débrouillard, a été exploité à un point tel qu’il a maintenant une vie comparable à celle d’un chien. »
Deux mois plus tard, le Canadien moyen en a une très bonne idée. Et il est scandalisé. « People of the Deer » de l’écrivain Farley Mowat vient d’arriver dans les librairies.
« People of the Deer » révèle en détail la misère noire des Inuit, et les responsables, le trio qui contrôle le Nord : la Baie, la GRC et les Églises. La revue américaine The Atlantic Monthly publie trois extraits du livre, qualifié par la prestigieuse revue britannique Times Literary Supplement : « the most powerful book to come out of the Arctic for some years ». « People of the Deer », un des rares livres canadiens à devenir un best seller international, provoque une avalanche de lettres qui déferle sur le bureau du premier ministre Saint-Laurent. Ce n’est que le début.
Si Mowatt avait décrit, le célèbre photographe Richard Harrington met des visages sur la misère lorsqu’il publie quelques mois plus tard The Face of the Arctic, fruit de cinq voyages dans le Nord. L’un des chapitres, « Portrait of Famine : Padlei, 1950 », montre les Inuit du Keewatin, au nord du Manitoba, en train de crever de faim dans les « starvation camps ». Le livre, publié aux États-Unis, déclenche une autre avalanche humiliante de lettres et d’articles de journaux et de revues. La situation lamentable des Inuit est confirmée par les militaires américains lorsqu’ils retournent chez eux.
La réponse d’Ottawa est classique : d’abord, ses fonctionnaires dénigrent Mowatt, souvent avec raison, car son livre mélange allègrement les faits et la fiction, mais le fond est vrai : des Inuit meurent de faim.
L’indignation persistant, le fédéral organise la parade classique, une « Conference on Eskimo Affairs », et invite ceux que Mowat a dénoncé : 58 fonctionnaires de différents ministères, des agents de la GRC, les représentants des Églises catholiques et anglicanes et de la Baie, des experts du Nord, bref, tout le monde sauf les Inuit. Comme l’explique un haut fonctionnaire : « The only reason why Eskimos were not invited to the meeting was…that it was felt that few, if any, of them have yet reached the stage where they could take a responsible part in such discussion. » Peu de Canadiens remarquent qu’il y a aussi des représentants de l’ambassade américaine.
Trois ans plus tôt, en septembre 1949, les Russes ont fait exploser leur première bombe atomique. Leurs bombardiers Tupolev Tu-4 Bull à long rayon d’action peuvent maintenant lâcher des bombes atomiques sur les États-Unis. Pour les intercepter, les Américains, qui avaient déjà construit un de ligne de radars sur la frontière canado-américaine, la Pine Tree Line, commencent aussitôt la construction de la Mid-Canada Line : trente stations radars échelonnées du Labrador à Vancouver, dont une près de Shefferville et une autre à Poste-de-la-Baleine, à la frontière sud du Nunavik. Plus l’immense base secrète de Thulé, à l’extrême nord du Groenland, que 12 000 Américains ont construite à la vitesse grand V après avoir déménagé de force 116 Inuit.
En mai 1952, après deux jours de discussions intenses, les participants de la « Conference » admettent l’évidence : la société inuite qui a préservé sa culture pendant un millénaire est en train de se disloquer après des décennies de chocs culturels aggravés par une économie instable, de sérieux problèmes de santé, et la dépendance au gouvernement. Leur remède pour les 10 000 Inuit : tourner le dos à « l’intrusion massive du monde moderne. » Pour ce faire, la Conférence accouche d’un Special Committee on Eskimo Affairs qui a pour mandat « de trouver des façons d’encourager et d’aider les Esquimaux à vivre de la terre et à conserver leur mode de vie traditionnel. » Bref, intervenir au minimum Elle tient sa première réunion le 16 octobre. Aucun Inuk n’est invité.
La transplantation des Inuit
James Cantley, un ancien de la Baie, directeur des Services du Nord du ministère, enthousiasme ses collègues avec un projet pour aider les Inuit « à conserver leur mode de vie traditionnel » : transplanter des Inuit dans les îles inhabitées du Haut Arctique. Ils pourront y chasser comme leurs ancêtres, arrêter de dépendre du gouvernement et, incidemment, assurer la souveraineté canadienne sur le territoire.
Déménager des Inuit de gré ou de force est une vieille habitude des gouvernements. En 1925, le Danemark a transplanté les Inuit d’Ammassalik à 500 kilomètres plus au nord; l’année suivante, Moscou a expulsé des Inuit de l’Alaska installés sur l’île russe de Wrangel et y a déporté des Inuit de la Sibérie. En 1934, le Canada a déplacé des Inuit de trois communautés de l’île de Baffin à Dundas Harbour, Devon Island, etc. Sur la carte, ça semblait parfait : accessibles par la mer, riches en ressources marines, etc. On a oublié la glace ; il y a en a tellement qu’il est impossible de se déplacer en traîneaux à chiens et donc de chasser. Il faut évacuer les Inuit deux ans plus tard. Durant les années qui suivent, les Inuit sont transportés en divers endroits (Crocker Bay, Artic Bay, Fort Ross, Spence Bay), tous incompatibles avec la vie de chasse et de trappe.
Les fonctionnaires se demandent quels Inuit seront les heureux bénéficiaires du plan de Cantley.
À ce moment, les Inuit ne sont pas encore nombreux autour des postes de la Baie; à Fort Chimo (Kuujjuak), en 1949, il n’y a que trois maisons; l’éternel poste blanc avec toit rouge de la Baie, celui de la GRC et la mission anglicane. Aucun Inuk sauf les aide-commis de la Baie. À Lake Harbour, deux familles inuit, quatre maisons; la Baie, l’infirmerie, la mission, la GRC. En comparaison, Inukjouak, le choix d’Ottawa pour la transplantation, où Flaherty avait tourné Nanook et abandonné sa blonde enceinte est une ville : six maisons, la station météo (1943) dirigée par Josephie Flaherty, le fils de l’autre, la mission anglicane (1927), un poste de radio (1935), un détachement de la GRC, la première infirmerie de l’Arctique (1947) et une école (1949). En tout, une vingtaine de Blancs et quelques familles inuites employées de la Baie, de la GRC ou d’Ottawa.
Dans un rayon de 80 kilomètres autour d’Inukjuak, environ 400 Inuit vivent à l’année ou plutôt crèvent de faim dans leurs camps de chasse saisonniers, chassent les phoques et les caribous (quand ils sont là), trappent les renards (qui ne rapportent pas grand chose) et, comme les autres Inuit de l’Arctique, se rendent au poste de traite un fois ou deux par année, à Noël, et en juillet pour attendre le navire de la Baie ou celui du gouvernement et aider à les décharger.
La GRC, à qui les Inuit n’oseraient rien refuser, choisit une demi-douzaine de familles « volontaires » qui prennent place à bord du C.D. Howe le 18 juillet 1953. Parmi eux, Josephie Flaherty et John Amagoalik, le futur père du Nunavut. On les relocalise en même temps que trois familles de Pond Inlet, à 1 500 kilomètres plus au nord, dans une région inhabitée à l’extrémité de l’île de Baffin.
Ottawa ne doutant pas du succès, d’autres familles doivent les suivre. Mais comme l’explique Robert McGhee : « Le nouvel environnement qui, aux yeux de l’administrateur du Sud semble identique à l’ancien peut s’avérer aussi désorientant que pour un citadin de Toronto, le relogement à Tokyo. »
La région est inhabitée parce qu’elle est inhabitable. La centaine d’exilés se retrouvent dans le milieu particulièrement aride et glacial du Haut Arctique. Le sol gèle de septembre à la fin juillet; la nuit dure de la fin octobre au milieu février. Les exilés dorment dans des tentes en toile par -35 ˚C ou moins parce qu’il n’y a pas assez de neige pour faire des igloos. Il n’y a rien à chasser et ils souffrent en permanence de la faim. Ottawa leur avait promis qu’ils pourraient revenir après deux ans s’ils n’étaient pas satisfaits. Il faudra aux exilés vingt ans de démarches auprès de fonctionnaires indifférents avant de retourner au Québec. À leurs frais… (Ottawa s’excusera en 2008). On met une croix sur les transplantations.
Un mois après l’arrivée des exilés à l’île Ellesmere, en août 1953, alors que les Américains s’affairent à construire la Mid-Canada Line, les Russes font exploser leur première bombe à hydrogène. Pour être avertis des attaques de bombardiers russes au moins quatre à six heures à l’avance, Washington et Ottawa planifient aussitôt la construction d’une deuxième ceinture d’une soixantaine de radars, la Dew Line (Distant Early Warning) dans le Haut Arctique, de l’océan Atlantique à l’Alaska.
Pendant la construction des radars, des milliers d’Américains, militaires, ouvriers spécialisés, cuisiniers et hommes d’entretien travaillent dans l’Arctique. Ils sont grassement payés, vivent dans des maisons chauffées au pétrole et ont accès rapidement à tous les soins médicaux et à un vaste choix de loisirs dont le cinéma. Des Inuit à la recherche d’emplois s’agglutinent autour des bases. Ils seront 400 autour de celle de Frobisher Bay (Iqaluit) en 1957, le tiers des 1 200 habitants. La plupart sont analphabètes, ne parlent pas anglais et n’ont aucune formation professionnelle; à peine 250 travaillent à un moment donné à la ligne Dew. Encore une fois, les Américains portent à l’attention du public la situation désespérée des Inuit.
Le temps des fonctionnaires
Malgré une remarquable force d’inertie, les 40 fonctionnaires responsables du Nord, tous à Ottawa, ne peuvent plus défendre leur politique d’intervention minimum qui se résume sur le terrain à une vingtaine de détachements de la GRC (trois au Québec) et la visite annuelle d’un navire. Les Américains critiquent tout le temps, les Canadiens sont en indignation permanente et il reste tout de même l’importance stratégique du Nord sans compter, comme toujours, l’importance d’y affirmer sa souveraineté.
Le 8 décembre 53, le Premier ministre Louis Saint-Laurent avoue à la Chambre des communes : « Apparemment, nous avons administré ces vastes territoires du Nord pendant quatre-vingt-dix ans avec une absence continuelle de suite dans les idées. »
Plusieurs mois plus tard, Jean Lesage, le futur père de la Révolution tranquille, se retrouve à la tête du tout nouveau ministère du Nord canadien et des Ressources nationales. Il compte 376 fonctionnaires : 150 à Ottawa, le reste saupoudré en territoire indien, et quatre en territoire inuit. Aucun au Québec.
Sa mission : faire des Inuit des citoyens canadiens comme les autres, parlant anglais et capable d’évoluer dans le monde des Blancs. En clair, leur trouver des emplois salariés pour remplacer la trappe et l’aide gouvernementale. Les dix années qui suivent chambardent la société inuite de fond en comble.
On nomme deux, puis une demi-douzaine d’administrateurs du Nord, qui s’installent près des plus importants postes de la Baie où on encourage fortement les Inuit à se regrouper. Les administrateurs doivent, grâce aux nouveaux programmes fédéraux, stimuler l’économie (on ne sait trop comment), s’occuper d’éducation et de la cueillette des déchets, des nouvelles infirmeries et du réseau électrique, du bien être, etc.
Ils ont du pain sur la planche : la situation des Inuit est franchement dramatique. En 1956, un Inuk sur trois est infecté par la tuberculose, un sur sept (1 600 Inuit) est traité au Sud. La plus grosse communauté inuit du Canada est formée des 332 patients du sanatorium Mountain d’Hamilton (Ontario). (Entre 1953 et 1961, 5240 Inuits ont été envoyés au Sud. La population des Inuit de l’Est est d’environ 11,500.)
La même année, le taux de mortalité infantile atteint 230 par 100 000 (31 par 100 000 au Canada). Cause principale : la malnutrition. En 1942, le fédéral avait envoyé de l’huile de foie de morue et des biscuits diététiques à la dizaine écoles ouvertes l’été par les missionnaires. Maintenant il envoie du lait en poudre et des céréales Pablum…
En 1957, avec sa mère, sa soeur et son frère, Eric Tagoona est envoyé à l’hôpital de Clearwater, au Manitoba. À l’arrivée, sans avertissement, les enfants sont séparés de leur mère qu’ils ne reverront pas pendant plus d’un an. Eric Tagoona a raconté que la nuit, après l’extinction des lumières, il rampait sous les lits du dortoir jusqu’aux lits de son frère et de sa soeur seulement pour avoir un peu de réconfort.
La tragédie des pensionnats
En 1947, dans tout l’Arctique de l’Est, une seule petite école, à Tuktoyaktuk, dans la baie de Cumberland. Deux ans plus tard, sur 10 000 Inuit, seuls 111 vont à l’école à temps plein : douze fréquentent l’externat ouvert la même année à Fort Chimo (Kuujjuak); huit au pensionnat anglican à Fort George (Québec) et 91 dans les deux pensionnats (catholique et protestant ) d’Aklavik, dans la vallée du Mackenzie.
Le rapport annuel du ministère en 1955 est clair : l’éducation dans le Nord doit passer par les pensionnats.
Or, l’immense majorité des familles inuites vit dans des camps saisonniers. Comment les persuader d’envoyer leurs enfants dans la dizaine d’écoles primaires, dont une à Inukjuak et à Fort Chimo (Kuujjuaq), que le fédéral vient de construire près des postes de la Baie et des missions?
Pour les fonctionnaires d’Ottawa, la solution est évidente : l’école obligatoire. Et comment obliger les familles? En coupant leur seul revenu, les allocations familiales, lorsque les enfants ne sont pas en classe.
Les parents sont coincés : certains parents continuent à chasser et à trapper et envoient leurs enfants vivre chez la parenté près de l’école ou de l’externat; d’autres abandonnent leurs camps, s’installent toute l’année à proximité de leurs enfants et tournent en rond dans le village où il n’y a aucun emploi. Ce sont les chanceux; ils voient leurs enfants tous les jours.Tous les autres parents ne les voient que deux mois par année quand ils reviennent des pensionnats.
Chaque année, pendant dix mois, les enfants Inuit sont arrachés à leur familles, déracinés de leur milieu et rempotés à des milliers de kilomètres dans des pensionnats construits par Ottawa, mais gérés par des religieux : Frobisher Bay (Iqaluit), Inuvik, Chesterfield Inlet, etc. Des enfants du Nunavik se retrouvent à Aklavik, dans le delta du Mackenzie.
Partout, le même programme : transformer ces petits sauvages en bons petits Canadiens civilisés. Le plus rapidement possible. Dès leur arrivée, on leur coupe les cheveux; dès le lendemain, on les punit s’ils parlent en inuktitut.
Pendant des années, plusieurs, mais pas tous, sont négligés, insultés, battus ou agressés sexuellement. Ils en porteront les marques toutes leurs vies. La plupart sont assimilés, parlent mieux l’anglais que l’inuktitut et ont oublié les coutumes et les valeurs inuites. Tous retournent chez eux en parfaits étrangers; par contre, ils ont appris, comme le résume Charles Tungilik, un ex du pensionnat de Chesterfield Inlet, « à haïr notre propre peuple ». Et ils sont inutiles : ils ne savent ni chasser, ni pêcher, ni trapper, un fardeau pour la famille. L’héritage empoisonné des pensionnats est l’alcool, la drogue, la violence familiale et la pauvreté. (Le gouvernement canadien présentera des excuses officielles au sujet des pensionnats en 2008). Il y a un autre héritage qui va empoisonner Ottawa.
Grâce aux pensionnats, des jeunes Inuit venus de tout l’Arctique entrent en contact pour la première fois et nouent des liens. Après avoir vécu des années assis entre deux chaises culturelles, ces jeunes, bilingues, instruits, connaissent bien le monde des Blancs et n’auront pas peur de les affronter. Ils seront les premiers défenseurs efficaces de leur peuple.
La plupart des futurs leaders, John Amagoalik le père du Nunavut, Peter Ittinuar, premier député inuk à Ottawa, Zebedee Nungak, un des négociateurs du Nunavik, Sheila Watt-Cloutier, future présidente du prestigieux Inuit Circumpolar Council (ICC) et nominée pour le prix Nobel de la paix, sont des anciens des pensionnats.
Faire quelque chose, n’importe quoi
Pendant les années 50, des fonctionnaires, inspirés par de bonnes intentions, tentent de faire quelque chose pour stimuler l’économie dans le Nord. Avec une constance qui force l’admiration, l’idée de demander l’opinion des Inuit ne les effleure jamais.
En 1929 on avait importé pour le Canada 3000 rennes de l’Alaska. 2 370 survivants arrivent au delta du Mackenzie en 1935. Les Inuit qui n’ont jamais fait d’élevage préfèrent la trappe. Les rennes sont toujours là.
Durant l’hiver 1952-53, les fonctionnaires lancent l’élevage des moutons. La Ferme expérimentale d’Ottawa en envoie une dizaine à Chimo (Kuujjuak). Il aurait fallu les protéger avec des barbelés et même des gardes armés… Les chiens à demi affamés de Kuujjuak sont les grands gagnants de l’expérience. En 1957, un autre projet d’élevage, cette fois de cochons, à Poste-de-la-Baleine; car le cochon est un animal capable, selon les fonctionnaires, de vivre dans le Nord « sans dépendre des commodités que seul le Sud peut offrir ». Le projet est interrompu brutalement en mai 1959 lorsque le chef de la division de l’Arctique, R.A.J. Phillips, reçoit une demande stupéfiante, l’envoi de litières de paille à Poste-de-la-Baleine… Les fonds sont transférés à une autre projet, croiser des yaks avec du bétail pour développer une race capable de survivre dans l’Arctique. Un autre flop. Il y a eu aussi une conserverie de viande de phoque et de baleine à Rankin Inlet, une fabrique de canots à deux ou trois endroits, etc. Le Québec poursuivra cette tradition de bonnes intentions aussi coûteuses qu’ineptes en important des boeufs musqués de l’île de Baffin à Kuujjuak pour en vendre la laine. Flop commercial. Depuis, les boeufs musqués broutent en paix au Nunavik.
Tout a échoué, sauf la mine de Rankin Inlet, entreprise privée et capitaliste qui engage des Inuit et forme les meilleurs, car c’est moins cher que d’importer des Blancs du Sud. En 1958, 86 % de ses employés sont Inuit et occupent à peu près tous les postes. Elle ferme en 1962 par manque de minerais. L’autre succès, à la surprise des fonctionnaires, est le fruit d’une rencontre entre des Inuit et un jeune artiste de Toronto.
La découverte de l’art inuit
En 1948, James Houston, qui veut s’inspirer de paysages canadiens, se rend au sud de la Baie James. Lorsqu’on lui offre une place dans un avion qui se rend à Inukjuak, il saute sur l’occasion. Avec comme seul bagage un sac de couchage, une brosse à dents, quelques provisions et un carnet de croquis, il prévoit demeurer quelques jours dans le Nord. Il y restera 14 ans.
À Inukjuak, un Inuk lui donne une petite sculpture ravissante. Houston, qui n’a jamais rien vu de tel, assume qu’elle date au moins d’un siècle. Excité, il demande à Norman Ross, le gérant de la Baie :
– D’après vous, ça date de quand?
-Je ne sais pas, ça a peut-être été sculpté hier ou tôt ce matin, juste pour vous. »
Houston réalise aussitôt que d’aussi belles sculptures peuvent devenir une source de revenu pour les Inuit.
Avec l’aide de Ross, il achète une douzaine de sculptures et les présente à la vénérable Guilde canadienne des métiers d’art de Montréal, le seul organisme intéressé par les artistes inuit. Dès 1930, elle avait organisé une exposition d’art et d’artisanat Inuit au Musée McCord de Montréal qui avait même eu des échos dans le New York Times. Durant la Grande Dépression, la Guilde avait tout fait pour trouver des débouchés pour l’artisanat indien et inuit.
Impressionnée autant par les sculptures que par Houston, la Guilde l’engage comme représentant, lui déniche une bourse fédérale et l’envoie faire des achats dans l’Arctique. À l’été 1949, Houston en revient avec un millier de sculptures, qui permettent à la Guilde de tenir en novembre la toute première exposition d’art inuit au Canada. Le grand public montréalais, fasciné par l’exotisme des oeuvres, achète tout en trois jours.
Très intéressés, les fonctionnaires d’Ottawa taillent sur mesure un nouveau poste pour Houston, « agent itinérant pour l’artisanat ». « Artisanat », expliquera Houston, parce qu’à cette époque, « il semble impensable pour la plupart que les peuples autochtones puisse produire de l’«art». » Il s’installe à Cape Dorset sur l’île de Baffin. Même les plus perspicaces de la Guilde croient que l’intérêt pour l’art inuit sera une mode éphémère.
Or, le Sud s’enthousiasme pour l’art inuit; la vente d’automne de la Guilde devient un évènement annuel avec des files d’acheteurs enthousiastes. Des oeuvres sont exposés à la Galerie nationale du Canada, au Royal Ontario Museum, à New York, etc.
Dès 1953, la Guilde est complètement dépassée. Elle ne peut plus, toute seule, choisir des sculptures un peu partout dans l’Arctique, les payer et les transporter au Sud. Seule la Baie a les reins assez solides pour assumer toute la logistique; elle prend le contrôle de l’art inuit. Un de leur gérant va les court-circuiter.
Peter Murdoch a déjà été posté à Cape Dorset, Fort Chimo, etc., losqu’il devient gérant de la Baie à Puvirnituq en 1955. Ce vétéran du Nord constate rapidement une différence. Les Inuit de son nouveau poste aiment sculpter, mais ils ont vraiment besoin de meilleurs outils pour extraire « la pierre à savon ». Évidemment, ils n’ont pas les moyens d’en acheter. Appuyé par son adjoint Taamusi Qumaq, il suggère que chaque sculpteur dépose 5 cents de chaque dollar de revenus dans un compte commun et met ainsi en place un système d’épargne collective, les « Comptes de camps ».
En quelques semaines, ils ont assez d’argent pour s’équiper. Plus tard, lorsqu’un groupe d’Inuit veut emprunter à la Baie pour acheter un bateau, Murdoch leur suggère de s’adresser au « Comptes de camps » des sculpteurs. La graine de l’autonomie est semée.
Lorsqu’il quitte POV en 1957, le missionnaire André Steinman prend la relève, s’engage, à la demande expresse des Inuit, de ne pas essayer de les convertir à la religion catholique, et fonde en janvier 1958, avec Charlie Sivuarapik et quelques autres, la Société des sculpteurs de Puvirnituq. Puis ils vont faire une tournée de promotion à New York, Détroit, Cleveland, Toronto. Ils reviennent avec 3000 $ de commandes.
Les Inuit de Puvirnituq rêvent de briser le monopole commercial de la Baie. Quelques années avant l’arrivée de Murdoch, des Inuit de Puvirnituq succombèrent pendant une famine. L’artiste Rita Novalinga raconte : « Alors que les miens mouraient de faim, il y avait de la nourriture dans les entrepôts de la Baie juste à côté, mais ils ne voulaient pas la partager faute d’argent pour payer. » Puis les sculpteurs de Povurnituk apprennent la curieuse expérience qui se déroule à Kangiqsualujjuaq (rivière George) près de la baie d’Ungava.
Au début de 1959, les quelque 150 Inuit du village étaient prêts à s’exiler parce qu’ils mouraient de faim, le caribou ayant disparu de la région. Inspirés par un fonctionnaire, une vingtaine de pêcheurs ont fondé la première coop de l’Arctique.
Ils ont acquis chacun une part d’un dollar. Puis ils ont obtenu d’Ottawa une aide technique, des filets de pêche et un prêt de 14 500 $ qui leur ont permis d’acheter trois bateaux de pêche. La coop démarre formellement avec la vente de deux poissons à Stanley Annanack.
« La coop ne vous rendra pas riche mais mais elle vous rendra indépendant. »
Un an plus tard, Puvirnituq ouvre sa coop. À ce moment, l’art inuit (on ne parle plus d’artisanat) s’est taillé une place dans les expositions internationales et attire l’attention des musées et des collectionneurs du monde entier.
La sculpture devient une source de revenu fiable. À Puvirnituq, par exemple, les revenus passent de 750 $ en 1952 à 38 000 $ en 1956 puis à 100 000 en 1962. Les quinze meilleurs sculpteurs gagnent 1500 $ par année.
Avec la longue suite d’échecs de leurs projets économiques et la naissance des coopératives germe lentement chez les fonctionnaires l’idée révolutionnaire d’écouter les Inuit.
Alors que les Inuit du Groenland et de l’Alaska élisent chacun des députés au parlement de Copenhague et au Congrès de Washington, le Canada permet aux Inuit d’élire un premier conseil municipal à Baker Lake en 1958. En quelques années, d’autres naissent à Rankin Inlet, Inukjuak, Chimo (Kuujjuak), Sugluk, etc. Dans la plupart des cas, leur seul pouvoir est de choisir qui va transmettre leurs plaintes et leurs suggestions auprès des fonctionnaires.
En 1959, lors de sa dixième rencontre, l’Eskimo Affairs Committee invite pour la première fois quatre Inuit choisis parmi les moins représentatifs de l’Arctique : ils ont tous un emploi régulier.
À ce moment, sur les 12 000 Inuit de l’Arctique, 300 ont un emploi régulier. Sur les 300, seuls 63 ne travaillent pas pour le gouvernement. Sur ces 63, 58 travaillent à la mine de Rankin Inlet, 3 pour la Baie, 2 pour les missionnaires. Tous les autres ne travaillent que quelques jours ou quelques semaines par année, généralement pour décharger les navires de ravitaillement.
Lors de la réunion, George Koneak de Chimo (Kuujjuak) entre dans l’histoire; pour la première fois, un Inuk s’adresse officiellement au Premier ministre et ce n’est pas pour le féliciter. Avec d’autres Inuit, il est allé au Groenland. Ce fut une révélation.
Le Groenland est depuis 1953 province à part entière du Danemark et administrée à partir de Nuuk. Les services sociaux existent depuis la fin de la guerre, mais ils ont été créés avec une population instruite. Beaucoup de diplômés étudient à l’université de Copenhague.
La prospérité des Inuit l’a impressionné : « ils travaillent et font de l’argent – pêcheurs, agriculteurs, ouvriers dans différentes usines ». Ils possèdent « beaucoup de bateaux, beaucoup de maisons ».
Pour Koneak, « Les Esquimaux ne veulent plus retourner dans l’ancien temps. Ils veulent qu’on les aide à entrer dans ce vingtième siècle qui les a engloutis. » Constatant l’immense retard des Inuit d’ici, George Koneak conclut : « Nous sommes encore dans notre trou, nous en sommes à peine sortis. » (…) « Il nous faudra beaucoup d’années pour les rattraper. »
Ottawa fait un tout premier pas timide : jusque-là, les Inuit ne voyaient jamais leur chèque d’allocation familiale; la GRC leur remettait la liste des marchandises auxquelles ils avaient droit et l’apportaient au gérant de la Baie. Désormais, les chèques leur sont postés directement et ils peuvent acheter ce qu’ils veulent et de plus en plus, à cause des coopératives, où ils veulent.
En effet, pendant que les conseils municipaux rongent leur frein, les coopératives font boule neige dans l’Arctique, à Cape Dorset, à Grise Fjord, etc. Un dirigeant des coops expliquera : « Partager était leur mode de survie avant l’arrivée des Blancs, et l’idée de se soutenir mutuellement en cas de difficultés, de mettre en commun les profits et les pertes, leur était familière. » Rapidement, les Inuit gèrent tous les aspects de leurs coopératives. Désormais, la Coop, et non le gérant de la Baie, fixe le prix d’achat et de vente des sculptures et des gravures, la colonne vertébrale des coops. Mais elles commencent à acheter au Sud de la nourriture, du pétrole, etc.
En mars 1963, quatre ans seulement après la naissance de la coop de Rivière George, Ottawa organise une réunion de toutes les coops Inuit. Elle a lieu au Québec, chez les “Ouioui”, le nouveau joueur, non invité, dans le Nord.
Un nouveau joueur : les « Ouioui »
(Les francophones disent souvent : Oui, Oui!, Les Inuit les appellent les «OuiOuis» et la langue française, le «ouiouititut»!)
En 1960, au début de la Révolution tranquille, le Québec est complètement absent du Nunavik : les trois hauts fonctionnaires permanents relèvent d’Ottawa, le français n’est parlé que par quelques missionnaires catholiques entre eux et la présence du Québec se résume à un caporal de la SQ qui vient tout juste de remplacer la GRC à Fort-Chimo (Kuujjuak).
L’année suivante, premier geste historique, le gouvernement rebaptise une centaine de lieux : Fort George devient Fort-Sainte-Foy, Ivugivik devient Notre-Dame-D’Ivugivik, Sugluc devient Notre-Dame-de Sugluc, etc. On présume que le gouvernement n’a pas consulté les Inuit sur leurs priorités.
En 1963, le ministre des Richesses naturelles, René Lévesque, pour assurer une présence du Québec au Nord crée la Direction générale du Nouveau-Québec; il y a maintenant quatre fonctionnaires québécois perdus parmi les 61 fonctionnaires fédéraux au Nunavik.
C’est le début d’une compétition entre Ottawa et Québec pour administrer les Inuit du Nunavik. Ottawa a l’appui de la puissante église anglicane qui ne voit pas d’un bon oeil l’arrivée des catholiques et de la Baie qui lutte contre les coopératives appuyées par le Québec et le Mouvement Desjardins.
Si une toute petite minorité des Inuit comme Taamusi Qumaq, membre-fondateur en 1962 avec le père A.P. Steinmann de la première Caisse populaire inuit, s’engage en faveur de l’intégration des Inuit à la société québécoise, l’immense majorité na pas oublié que le Québec les a rejetés pendant les famines des années 30 ni leur abandon par les francophones de la Revillon. De plus, ils craignent d’être obligés de devenir catholiques et veulent maintenir l’anglais comme deuxième langue. D’ailleurs, la majorité des parents inuits choisissent pour leurs enfants l’école fédérale anglaise de préférence à l’école provinciale inuite et française.
Lors de la réunion des coopératives du Nord, les Inuit de tout l’Arctique canadien peuvent dresser un bilan de dix ans de chambardements.
Ils sont maintenant regroupés dans une centaine de villages instantanés près de l’école, du poste de la Baie, de l’église, de l’infirmerie, des bureaux de l’administration où ils doivent aller chercher les allocations familiales et l’aide sociale dont ils ont désormais besoin pour survivre. Alors qu’au Groenland, on construit des blocs à appartements identiques, mais avec électricité et plomberie intérieure, une dizaine de milliers d’Inuit canadiens s’entassent dans des maisons préfabriquées, quatre murs et un toit, qu’ils appellent « matchbox » parce qu’ils y sont serrés comme des allumettes.
L’espérance de vie à la naissance au Canada est de 73 ans pour les femmes, 68 pour les hommes; 25 ans pour les Inuit. Le taux de mortalité chez les enfants inuits est treize fois supérieur à la moyenne nationale. La tuberculose n’est « plus » que huit fois la moyenne nationale. La plupart des écoles offrent seulement les quatre années du primaire. Le secondaire se donne seulement à Inuvik et à Frobisher. Pas un seul étudiant au post-secondaire.
Le mode de vie centré sur la chasse, la pêche et la trappe des renards agonise. Ils continuent à chasser, mais en motoneige, de moins en moins longtemps et de plus en plus loin. S’ils construisent des kayaks et des oumiaks, c’est à la demande des ethnologues. Ottawa envoie de plus en plus d’administrateurs, de fonctionnaires, de chercheurs, etc. Les Inuit caricaturent bien l’époque lorsqu’ils disent que la famille inuite se compose désormais d’un époux, d’une épouse, de quatre enfants et d’un travailleur social.
Trois ans plus tard, lors d’une autre conférence, les Inuit des coops créent deux fédérations pour les représenter : celles du Nunavik sont affiliées à la Fédération des coopératives du Nouveau-Québec, (FCNQ) basée à Montréal, les autres à l’Arctic Cooperatives Ltd, basée à Winnipeg. En quelques années, les coops, le seul organisme contrôlé par les Inuit, brisent le monopole de la Baie. La Fédération devient le premier employeur du Nunavik; présente dans 10 de ses 13 treize villages, elle contrôle la moitié du commerce de détail, et l’essentiel du marché de l’art inuit. Elle fournit le tiers des revenus annuels des familles inuites. Pour la Fédération, qui se veut « la voix politique des Inuit québécois », le pouvoir économique est une étape vers le pouvoir politique.
Mais la découverte de pétrole en Alaska et dans le delta du Mackenzie va changer pour toujours l’histoire de l’Arctique.
Operation Nom de famille
En 1967, Babe Okpik est le premier Inuk à être nommé au Conseil des Territoires du Nord-Ouest. Son nom officiel est « W3-554 », numéro d’identité inscrit par Ottawa sur le disque rond en caoutchouc qu’il porte autour du cou. En 1968, il est chargé par le gouvernement des T.N.-O. du « Project Surname ». Entre 1968 et 1970, Babe Okpik visite tous les camps saisonniers et tous les villages Inuit des T.N.-O et du Nunavik pour demander aux Inuit de choisir le prénom et le nom de famille qui remplacera leur numéro d’identité.
La dernière frontière
Le 26 décembre 1967, une compagnie pétrolière découvre dans la mer de Beaufort, sur les bords de l’océan Arctique, le plus gros gisement de pétrole de l’histoire de l’Amérique. Seul hic, c’est en territoire autochtone.
Ailleurs aux États-Unis, les compagnies ont eu des procès interminables avec les réserves indiennes. De plus, les Autochtones de l’Alaska, fait exceptionnel, parlent d’une seule voix et sont très liés avec les puissantes organisations écologiques américaines. Une conséquence du profond traumatisme causé par le projet Chariot, le premier – et dernier – projet d’ingénierie géographique nucléaire.
À la fin des années cinquante, l’Atomic Energy Commission (AEC) subit de lourdes pressions mondiales pour bannir les tests d’armes nucléaires. Puis elle a une idée qu’elle croit géniale : démontrer que des bombes nucléaires seraient parfaites pour réaliser des travaux publics gigantesques : un autre canal à travers l’isthme de Panama, décapiter des cols de montagnes, etc. Lorsque Edward Teller, « le père de la bombe H », apprend qu’on a trouvé du charbon dans le nord de l’Alaska, à 30 milles du tout petit village inupiat (Inuit) de Point Hope, il a son prétexte. Il met en branle un projet pilote d’« ingénierie géographique », celui qui devrait entraîner tous les autres, le « Projet Chariot » : créer un port instantané qui permettra de transporter le charbon.
En juillet 1958, il se rend en Alaska pour en faire la promotion.
L’establishment de l’État rapidement séduit, l’AEC construit une base permanente, apporte de la machinerie lourde grâce à deux pistes d’atterrissage, commence les études, etc. Ne manque que la formalité de prévenir les Inuit. Le 14 mai 1960, les huiles de la puissante AEC se déplacent à Point Hope. Personne ne s’inquiète, les Inupiats sont peu nombreux et la plupart ne maîtrisent pas l’anglais.
Dans la salle communautaire, ils projettent à une centaine d’Inupiaks curieux un film de 11 minutes : on y voit d’abord la vallée Ogotoruk à 30 milles de leur village. Puis une animation montre l’explosion de deux bombes thermonucléaires (160 bombes d’Hiroshima) et ses effets sur la vallée. Les débris, projetés à 30 000 pieds dans les airs, créent un cratère où s’engouffre immédiatement la mer de Chucksi. Et, bingo, un port instantané!
Puis, on annonce aux Inupiaks bouche bées qu’ils seront relogés gratuitement un peu partout dans la région pendant qu’on leur construira des habitations modèles. À leur retour, ils pourront travailler dans les mines de charbon.
Les promoteurs du nucléaire ne pouvaient pas plus mal tomber. Certains des Inupiaks ont fait la guerre du Pacifique et même participé au nettoyage de Nagasaki. Ils imaginent très bien ce que représentent 160 bombes d’Hiroshima. De plus, Port Hope, l’endroit idéal pour intercepter les baleines durant leur migration vers la mer Arctique, est le plus vieux territoire occupé en permanence de l’Amérique du Nord. En conséquence, les Inupiats du coin partagent un sens unique de cohésion et de solidarité.
Profondément inquiets, ils ameutent les autres Autochtones de l’Alaska. À peine quelques mois plus tard, en 1961, Inupiat, Yupik, Yuplit, Aléoutes, etc. mettent sur pied la première association inuite de l’État et lancent The Tundra Times, leur premier hebdo national.
Au début, seuls quelques scientifiques et une poignée d’écolos les appuient. Mais rapidement, de puissantes associations, le Sierra Club et The Wilderness Society, se jettent dans la mêlée. La pression devient tellement forte que dès 1962, l’AEC annonce que le projet Chariot est ajourné. Pour la première fois, l’establishment nucléaire américain est défait. Trois ans plus tard, les Autochtones fondent l’Alaska Federation of Natives qui représente 30 % des électeurs de l’État.
Aussi, dès la découverte de pétrole en Alaska, autochtones, écolos, Églises, agences diverses, universitaires et anthropologues se mobilisent rapidement, obtiennent une injonction et bloquent le projet en 1969. Ils obtiennent, une première en Amérique, une analyse des impacts du projet sur l’environnement et obligent Washington à négocier avec les Autochtones leurs revendications territoriales. Leur négociateur est Arthur Goldberg, un ancien juge à la Cour suprême des États-Unis, appuyé par le sénateur Eben Hopson, qui a créé un puissant lobby autochtone à Washington. En même temps, les compagnies de pétrole font des pressions sur les politiciens de l’État et de Washington pour régler au plus vite les revendications territoriales.
Ottawa joue et perd
En 1968, on trouve du pétrole et du gaz naturel dans le delta du Mackenzie. Une seule façon de l’acheminer aux consommateurs américains : construire un pipeline passant par des territoires Inuit et Indiens. Et les droits des Indiens et des Inuit?
Le Canada a signé au XIX siècle des traités plus ou moins honnêtes, plutôt moins que plus, avec une partie des Indiens. Qu’arrive-t-il à tous les Autochtones, dont les Inuit, qui n’ont jamais signé de traités et qui sont assis sur la nouvelle richesse du pays? Après les fourrures et les terres, Ottawa veut les richesses énergétiques du Nord.
En 1969, le Premier ministre Pierre Elliott Trudeau décide d’en finir avec Ie problème indien et de se débarrasser définitivement des obligations d’Ottawa envers eux. Le 24 juin 1969, il convoque les leaders indiens du pays à Ottawa. Le lendemain, coup de théâtre à la Chambre des Communes : les Indiens apprennent, stupéfaits, le contenu du Livre Blanc de Trudeau pour régler le « problème autochtone ». Il propose de faire des 250 000 Indiens des citoyens canadiens comme les autres en abolissant la Loi sur les Indiens et le ministère des Affaires indiennes. Les réserves vont devenir des municipalités leur permettant de découvrir les joies de la propriété privée et donc de vendre leurs terres. (Les Indiens canadiens savent que les Américains avaient essayé ça avec la réserve des Menominee (Wisconsin). Les riches Blancs du coin avaient acheté toutes les terres de la réserve. Les Indiens s’étaient retrouvés itinérants dans les villes voisines). Quant aux traités déjà signés avec les Indiens, Trudeau précise sa pensée un peu plus tard : « Peut-être que les traités ne devraient pas durer toujours.»
Le Livre Blanc est un choc collectif pour les Indiens menacés de disparaître. Pour la première fois de leur histoire, ils créent en un temps record une première association nationale particulièrement belliqueuse, la National Indian Brotherhood (aujourd’hui Assemblée des Premières Nations) qui s’oppose unanimement et totalement au Livre blanc et oblige Ottawa à le tabletter la même année. Pendant ce temps, la Fédération des coops, qui commence à supplanter les conseils de village du Nunavik, s’efforce de convaincre Québec de mettre en place une forme de gouvernement régional. Le Québec fait semblant de l’écouter.
« Le projet du siècle »
Le 30 avril 1971, le premier ministre du Québec, Robert Bourassa, réunit dans le petit Colisée de Québec tous ses députés et 9 500 militants, et leur annonce le « projet du siècle » : le projet de la Baie James : construire sur les rivières du nord une série de gigantesques barrages qui feront du Québec le champion mondial de l’hydroélectricité. Personne n’a prévenu les Cris, les Naskapis, les Inuit, les premiers touchés par le projet, qui l’apprennent par hasard.
Alors que les Cris fusionnent aussitôt leurs différentes bandes dans un Grand Conseil, de jeunes Inuit qui étudient à Ottawa, indignés par le projet de la Baie James et du pipeline de la vallée du Mackenzie, fondent une première organisation à l’échelle nationale, l’Inuit Tapirisat du Canada (ITC). Dès sa première réunion à l’Université Carleton, ils approuvent l’idée d’une patrie inuite, le « Nunavut ».
Qui représentera les Inuit du Québec?
Québec et Ottawa ne désirent pas négocier avec la Fédération des coops un éventuel gouvernement régional au Nunavik. Ils ont des alliés parmi les Inuit qui pensent que la Fédération devrait se concentrer sur l’économie et remettre les questions politiques à plus tard.
En avril 1971, des représentants des communautés inuites du Nunavik, dont Zebedee Nungak et Charlie Watt, se réunissent à Inukjuak et fondent (poussés par Ottawa, disent certains) l’Association des Inuit du Nord québécois (AINQ), aussitôt reconnue par Québec et Ottawa comme le porte-parole officiel des Inuit du Québec. Cette dizaine d’Inuit, alors âgés de 17 à 25 ans, vont affronter gouvernement du Québec. Ils ont un modèle, l’Entente de l’Alaska.
En décembre 1971, le Président Nixon signe l’Alaska Native Claims Stettlement Act (ANCSA). En gros, l’entente éteint tous leurs droits sur leurs terres. En compensation, ils reçoivent 10 % des terres et près d’un milliard de dollars (US).
Pour administrer cet argent, on crée, entre autre, des corporations autochtones à but lucratif. Chaque autochtone détient des actions dans ces corporations et reçoit des dividendes. On prévoit aussi des subventions pour les Autochtones qui veulent continuer à chasser, trapper, etc.
Cette entente influence l’Inuit Tapirisat qui demande à Ottawa de régler les négociations territoriales avant l’arrivée des compagnies de pétrole et de gaz sur leurs terres. Or, les bulldozers et les dynamiteurs s’activent déjà à la baie James.
Les tribunaux
Lorsqu’en 1912 Ottawa a transféré l’Ungava (Nunavik) au Québec, la province devait signer un traité avec ses habitants pour éteindre leurs droits. Or, le Québec n’avait pas signé de traité avec les Cris, les Naskapis et les Inuit.
Le 7 novembre 1972, ces autochtones demandent une injonction. Le juge Albert Malouf, de la Cour supérieure, entend 167 témoins. Le 15 novembre 1973, contre toute attente, le juge conclut que les Autochtones ont au moins droit à une enquête et arrête les travaux de la Baie-James. À peine six jours plus tard, un record, coup de théâtre : la Cour d’appel annule la décision. Les bulldozers recommencent à harnacher les rivières. Mais la même année, les irréductibles Nishgas sont devant la Cour suprême.
Les irréductibles Nishgas
Depuis près d’un siècle, les Nishgas, au nord de la Colombie-Britannique, se promènent d’un tribunal à l’autre pour faire reconnaître leurs droits. Ils se sont même rendus à Londres au XIX siècle. Ces droits, ils ne les ont jamais cédés, ni par traité ni d’aucune autre façon. En 1973, leur cause est finalement portée devant la Cour suprême du Canada. Tous les Autochtones du Canada retiennent leur souffle; la Cour peut fermer la porte aux droits autochtones pour toujours.
Six des sept juges confirment que les Indiens avaient des « droits ancestraux » quand les Blancs sont arrivés en Colombie-Britannique.
Puis, trois des juges disent que ces droits ont été automatiquement éteints avec la colonisation. Trois juges disent qu’ils ne l’ont pas été. Le septième juge refuse de se prononcer à cause d’une technicalité. Le premier ministre Trudeau est impressionné; il tient en haute estime les trois juges qui ont dit que les droits existent toujours. Les Autochtones peuvent gagner s’ils reviennent devant la Cour suprême. Aussi, il change de politique et crée en 1974 un Bureau des revendications des autochtones et commence à financer les Associations autochtones régionales qui émergent pour les aider à préparer leurs revendications territoriales en plus des griefs qui traînent depuis des décennies.
Une épée de Damoclès juridique
Les Cris et les Inuit vont-ils se tourner à leur tour vers le plus tribunal du pays, la Cour suprême, pour l’obliger cette fois à trancher? Si la Cour suprême conclut qu’ils n’ont pas de droits, ils perdent tout. Si elle affirme qu’ils ont des droits, lesquels? Droits de chasse et de pêche, autonomie? Les Cris, les Inuit, le gouvernement du Québec, celui d’Ottawa, risquent gros.
Pendant que les travaux se poursuivent à la Baie James, les autochtones négocient, le bulldozer sur la tempe, avec le gouvernement.
En 1975, après trois ans de négociations, Québec et Ottawa d’une part, les Cris, les Naskapis et les Inuit d’autre part, signent, le 11 novembre, le premier traité « moderne » au Canada, la convention de la Baie James et du Nord Québécois.
Les Inuit renoncent à leurs droits sur leurs terres ancestrales moyennant des indemnités. Ils obtiennent trois organismes régionaux : Kativik, une administration régionale (économie, etc.) élue par toute la population, les Blancs comme les Inuit. Plus une commission scolaire et une Régie régionale de la santé et des services sociaux. Ces trois organismes n’ont aucun lien entre eux et sont responsables envers les ministères qui les financent. Bref, les Inuit administrent mais ne gouvernent pas, les pouvoirs réels restent aux mains de Québec. Pour les Inuit de Puvirnituq, d’Ivujivik et une partie des Inuit de Salluit, le château-fort des coopératives, soit environ 20 % des Inuit, la Convention leur donne seulement « l’illusion de gouverner leur propre pays » et refusent de la signer. Pour Ottawa et Québec, c’est le point d’arrivée. Pour les Inuit, un point de départ vers l’autonomie.
Naissance de l’internationale inouite
Un an plus tard, par référendum, les Inuit de North Slope (Alaska) fusionnent six villes et créent un premier gouvernement municipal. En 1975, un visionnaire inuk, l’ex-sénateur Eben Hopson, devient le premier maire. Les Inuit transforment le gouvernement municipal en un genre de gouvernement autonome régional, engagent des avocats chevronnés et les lancent à l’assaut des compagnies pétrolières. Ils arrachent le droit de taxer chaque baril de pétrole extrait dans leur région. Puis Hobson organise en 1977 une réunion de leaders inuits du Canada, du Groenland et de l’Alaska à Point Barrow. Les organisateurs de la conférence écrivent :
« We Eskimo are an international community sharing common language, culture, and a common land along the Arctic coast of Siberia, Alaska, Canada and Greenland. Although not a nation-state, as a people, we do constitute a nation. »
En cinq jours de travail frénétique, les délégués votent dix-sept résolutions touchant l’Arctique : revendications territoriales, protection de l’environnement, culture, éducation, etc., et fondent l’Inuit Circumpolar Conference – ICC (reconnue plus tard comme une ONG par l’ONU), qui se donne pour mission de défendre tous les peuples « Inuit ». Les Inuit de Sibérie en deviendront membres en 1992 après la chute du communisme.
Deux ans plus tard, grâce aux pressions de jeunes Inuit brillants qui ont étudié à Copenhague, le Groenland obtient le contrôle de ses affaires internes, le Danemark ne se réservant plus que sa politique étrangère et sa défense. Encouragés par cet exemple, l’Inuit Tapirisat (ITC) qui négocie depuis deux ans ses revendications territoriales propose à Ottawa de créer un territoire inuit, le Nunavut, en divisant les T.N.-O. Le gouvernement écarte l’idée d’un revers de la main. Mais en 1982, lors d’un plébiciste, 80 % des Inuit sont d’accord pour diviser le territoire. Les négociations commencent. Puis un autre coup dur s’abat sur les Inuit, il est donné par une actrice française.
Brigitte et les phoques
Les baleines ont disparu, le fourrure de renard ne vaut plus rien, mais les Inuit tirent encore de la chasse (caribous, phoques, etc. ) plus de la moitié de leur alimentation. La peau des phoques est vendue avec profit aux fabricants de vêtements.
Dans les années 70, Brigitte Bardot a réussi à convaincre Greenpeace, le Fonds international pour la protection des animaux (IFAW) et bien d’autres organisations que les Inuit assomment les bébés phoques avec des gourdins avant de les écorcher. C’est vrai dans le Sud mais complètement faux dans l’Arctique où, incidemment, il n’y a pas de gourdins en bois. Mais on la croit.
En 1977, des militants écolos accompagnés d’une armée de photographes débarquent sur la banquise du golfe Saint-Laurent pour la filmer en train de minoucher les mignons bébés phoques et de les vaporiser de peinture, les rendant invendables. Les bien-pensants de l’Europe tombent en amour avec les phoques.
Le prix des peaux de phoque passe, en une année, de quelque 30 $ en 1977 à 8 $ en 1978. Ce n’est pas fini. En 1983, l’Union européenne interdit d’importer les produits dérivés du phoque. Le marché du phoque s’écroule.
Pendant ce dernier coup dur, les Inuit du Mackenzie signent en 1984 une entente avec Ottawa. Pour la première fois en cent ans, ils sont de nouveau maîtres chez eux.
En 1992, après de très très longues discussions, Ottawa scinde en deux les immenses Territoires du Nord-Ouest en suivant la ligne des arbres et crée un nouveau territoire autonome, le Nunavut (« notre terre » en inuktitut). 84.7 % des électeurs endossent l’entente. Six années plus tard, le 15 février 1999, les 30 000 habitants du Nunavut élisent le premier Parlement d’un gouvernement inuit.
Ses pouvoirs sont plus limités que ceux des provinces. Mais les Inuit du Nunavut sont désormais maîtres chez eux. Ils ont leur Parlement, leur gouvernement et les pleins pouvoirs en matière d’éducation, de justice, de santé, de logement, de langue et de culture. Ils contrôlent leurs budgets, leurs priorités et leur destinée.
Quatre année plus tard, en 2003 les Inuit du Labrador obtiennent un gouvernement autonome et le contrôle de l’éducation,de la santé, et des affaires culturelles.
Le 25 novembre 2008, plus de 75 % des Groenlandais votent en faveur d’une autonomie renforcée et d’un partage avec le Danemark des revenus des ressources naturelles. C’est la dernière étape avant l’indépendance. La même année, le groenlandais devient la langue officielle
La création du Nunavut, la quasi-indépendance du Groenland accentue la pression pour que Québec reprenne les négociations avec les Inuit du Nunavik.
Le référendum du Nunavik
En avril 2011, après quarante années de discussions, de réflexions et de négociations, quelque 11 000 Inuit tiennent un référendum sur l’autodétermination du Nunavik. On propose de fusionner les trois organismes régionaux, l’administration Kativik, la commission scolaire, et la Régie régionale de la santé et des services sociaux et d’en faire un gouvernement régional dont les pouvoirs seront négociés plus tard. Bref, on ne veut pas donner plus de pouvoirs aux Inuit.
Les Inuit répondent non à 66 % à cette entente finale, car ils ne croient pas qu’elle conduira à un réel gouvernement inuit. Ce sera pour plus tard. Ils ont une patience à user les roches.
En 1977, Tamusi Qumak écrivait au ministre québécois Camille Laurin : « Trop souvent, les Blancs nous considèrent encore aujourd’hui comme n’étant qu’un peuple de chasseurs qui a l’étrange coutume d’aimer la viande crue. Mais notre culture ne peut être réduite à ses seuls éléments traditionnels. Notre culture fournit une base et une cohésion aux gestes quotidiens – hier, nous allions à la chasse en traîneau à chiens; aujourd’hui, nous bâtissons nos coopératives; et demain, nous dirigerons notre gouvernement et nos autres institutions… »
Autres articles de la série «Petite histoire de…» publiés dans le Kiosque
Petite histoire de la Mafia et du crime organisé en Amérique
Petite histoire de la guerre contre les drogues
Petite histoire de : La réforme scolaire: né pour un petit bulletin
Petite histoire des Noirs du Québec
Petite histoire de : L’indéchiffrable manuscrit
Petite histoire des entités et autres esprits : Le médium et le message
Petite histoire des Indiens d’Amérique : Le Printemps indien
Petite histoire de Joseph Jean, l’étrange Ukrainien
Petite histoire des camarades québécois
Petite histoire de : L’aventure chrétienne
Petite histoire de l’insaisissable trésor de l’Ile-aux-Chênes
Petite histoire des lépreux de l’Acadie
Petite histoire des Robin: exploiter les Gaspésiens jusqu’à la dernière morue
Petite histoire des Canadiens français dans la Résistance
« Et maintenant, mettez le feu à l’Europe ! » (Winston Churchill)
Les Anonymes: Petite histoire des groupes anonymes
Petite histoire de la forêt québécoise
Petite histoire de la Bataille du Saint-Laurent, la victoire oubliée
Petite histoire des trésors polonais cachés au Québec : l’étrange cavale
Petite histoire du miracle médical de la petite fenêtre sur l’estomac d’Alexis Saint Martin